Carême, le chef qui a sauvé la France d’un combat perdu d’avance
Caricature anonyme (1815)

FYI.

This story is over 5 years old.

Food

Carême, le chef qui a sauvé la France d’un combat perdu d’avance

Comment un jeune cuisinier a joué un rôle diplomatique et stratégique lors du démantèlement de l’Empire français en 1815.

1815. Battu par l'Europe entière, Napoléon Bonaparte est contraint d'abdiquer et est condamné à l'exil sur l'île d'Elbe où, accessoirement, il pourra s'empiffrer de chiaccia briaca riese, la spécialité locale. Les vainqueurs organisent une grosse fête pour l'occasion : ça se passe à Vienne, et Beethoven et une bonne partie de l'aristocratie européenne s'encanaillent et enchaînent une série de bals décadents.

Publicité

Pendant ce temps-là, les Français, déboussolés, retrouvent une monarchie fébrile sous l'égide de Louis XVIII pendant qu'Anglais, Russes, Autrichiens et Prussiens se préparent à se partager l'Empire déchu comme on se répartit les parts d'un gros gâteau plat. La France doit sauver les meubles et envoie à la table des négociations Talleyrand, ce vieux renard de diplomate, pour sauver le pays d'une humiliation certaine. Quand Louis XVIII demande au « diable boiteux » – le surnom de Talleyrand – s'il a besoin d'être épaulé par quelques-uns de ses meilleurs diplomates, Talleyrand n'a rien à faire de grattes papiers, de bavards et de consuls, et lui répond qu'il n'en aura pas besoin : oui car il a Marie-Antoine Carême, 40 ans et premier chef cuisinier de l'histoire de la gastronomie française.

LIRE AUSSI : Le jour où les parisiens ont mangé du loup et de l'antilope

Pour Talleyrand, l'objectif est clair : montrer les talents de la civilisation française et, en fin de compte, réussir à influencer les puissants de ce monde en les attirant autour d'une table. M. de Chateaubriand se souviendra de ce dîner en ces termes : « Non ! Diplomates européens, ce n'est pas vous seulement qui avez calmé le monde agité par toutes ces tempêtes. C'est l'habile cuisinier, c'est le grand artiste qui, après trente ans de guerre, de révolutions et d'émeutes, a appris de nouveau au monde fatigué comment on déjeune pour bien dîner. »

Publicité

Les pièces montées de Carême s'inspiraient des monuments et de l'architecture de l'époque. Toutes les illustrations sont de Cerveau Service.

Car Talleyrand ne lésine pas sur les moyens et Carême envoie du beurre : des centaines d'entrées froides puis chaudes, des huîtres, des entremets chauds, des potages de folie, le rôt au centre (une grosse pièce de viande ou de poisson cuite au charbon) et des pièces montées qui rivalisent en hardiesse et défient les lois de l'attraction terrestre. Tous les plats sont disposés ensemble au même moment sur de grandes tables forçant les convives à la frustration : ils ne pourront goûter qu'aux mets à portée de main. Ce désir par la privation, rabaisse les convives à leur dépendance et accentue leur état de sidération devant l'inventivité des plats qui leur sont proposés.

On dira que la cuisine de Carême fracture l'œil, enivre, époustoufle le palais. La structure des plats détonne, les noms des recettes ne sont que pur poésie et les goûts, quant à eux, tiennent du miracle.

La diplomatie douce de Talleyrand fait des merveilles. Les grands de cette Europe du début du XIXe siècle se pressent tous à la table de Carême. Pendant que le chef régale, Talleyrand manipule. Il monte les Russes contre les Anglais, les Anglais contre les Autrichiens et les Autrichiens contre les Russes. Tout le monde pensait que c'était impossible, mais c'est qu'ils ne connaissaient pas la France !

Pourtant, rien ne prédestinait Marie-Antoine Carême à pareil destin. Tout aurait peut-être même dû se passer autrement. Né en juillet 1783, le futur Premier Chef grandit dans une famille très nombreuse et ultra-pauvre. Son père est un tâcheron, une version contemporaine de l'esclave. De ses quatorze frères et sœur, Marie-Antoine est le seul que le père croit capable de se sortir de la misère. Alors, peu importe ses huit ans, qu'importe la Terreur qui décapite à la chaîne, Marie-Antoine Carême est abandonné une nuit sur une barrière de Paris.

Publicité

Il erre plusieurs jours, plusieurs nuits. Il est effrayé, il a froid, il a faim. Par chance, ou peut-être était-ce la main de la fortune, son calvaire ne dure pas. Un soir, il s'endort sur le pas-de-porte d'un gargottier. Ce dernier, un brave homme, le prend en pitié, l'héberge, le nourrit, écoute son histoire et décide de lui apprendre les rudiments du métier.

En 1792, la France vit des heures sombres sous le joug de la Terreur. Le sang coule à gros bouillon, le pays vacille et les grandes puissances voisines menacent. Néanmoins cette agitation offre une véritable myriade d'opportunités et notamment, en cuisine. La classe bourgeoise émerge et veut flamber ses bénéfices : les Français inventent le restaurant.

Cinq ans après avoir été sauvé par le gargotier, Marie-Antoine est embauché Chez Bailly, un célèbre pâtissier de la rue Vivienne. Apprenti la nuit, il passe ses journées à la Bibliothèque Nationale de France de l'autre côté de la rue.

Il s'initie aux arts mais surtout à l'architecture et commence à imaginer ce qui fera demain son succès : des pièces montées colossales de nature à flatter les bourgeois, des sculptures baroques et phalliques faites de meringues, de nougats et de pâte d'amande multicolore.

Tout ce que Carême apprend dans les livres, il le matérialise en cuisine faisant montre d'incroyables capacités d'assimilation. Bailly ne s'y trompe pas et encourage la curiosité débordante de son talentueux. Le vieux pâtissier le récompense en exposant parfois ses chefs-d'oeuvre en vitrine. C'est d'ailleurs une de ces pièces montées exposées en vitrine qui piquera un jour la curiosité de Talleyrand (dont on dit que la cuisine est le seul parti qu'il n'aura jamais trahi).

Le « diable boiteux » rencontre Carême et le met au défi : se sent-il capable de venir passer un an dans son château de Valencay et de créer chaque jour, pendant une année entière, des menus différents qui n'utilisent que des produits de saison ? Carême relève le challenge et sidère rapidement son hôte par sa créativité. Auprès des huiles de la diplomatie européenne, le fils de tâcheron se taille une réputation internationale.

Désormais, tout le monde s'arrache les services du Français. Carême devient une star et profite de sa popularité pour voyager. À Brighton, en Angleterre, chez le futur roi George IV, à Saint-Petersbourg chez le Tsar où encore à Vienne chez l'Empereur Austro-Hongrois. Il revient à Paris fort d'expériences et du pouvoir qu'il a acquis auprès de ces nouveaux soutiens. Il se fait embaucher au service du Baron de Rotschild qui lui fait construire une cuisine à la hauteur de son génie.

Si Carême est devenu le premier de nos chefs, ce n'est pas seulement pour son sens du réseautage ou pour l'aspect grandiloquent de ses pièces montées. S'il fait aujourd'hui figure de père fondateur de la cuisine française, c'est parce qu'il aura révolutionné la façon de cuisiner et inventé des classiques parmi les plus connus de notre patrimoine culinaire : le vol-au-vent ou le boudoir, par exemple. C'est aussi lui qui aura inventé le port de la toque, véritables colonnes grecques posées sur la tête des cuisiniers. Aujourd'hui, l'effigie de Marie-Antoine Carême est gravée à jamais sur la médaille de l'Académie Culinaire.