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Mon rendez-vous clandestin avec un des barons de Silk Road

Comment j’ai rencontré « Ace », le patron indécemment riche du Scurvy Crew.

De l'opium vendu par le Scurvy Crew

Dread Pirate Roberts était à la tête d'un navire que beaucoup pensaient insubmersible. Mais lorsque le FBI a fermé le site Silk Road le 1er octobre 2013 et arrêté Ross Ulbricht – soupçonné d'être à la tête du réseau – cet empire de la vente de drogues en ligne a commencé à chavirer. Les centaines de milliers de clients se sont dispersés à travers le deep web, et sept vendeurs présumés ont été arrêtés.

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Tandis que l'affaire s'ébruitait et que les journaux racontaient que Dread Pirate Roberts avait probablement recruté des tueurs à gages, un important cartel de Silk Road se réunissait en lieu sûr avec une tonne d'opium et une décision à prendre : fallait-il éponger les pertes et disparaître de la circulation le plus vite possible, ou continuer cette activité lucrative qu'est la vente de drogue en ligne, en dépit de toute cette agitation ?

Le cartel, connu sur le deep web sous le nom de The Scurvy Crew (TSC), a finalement décidé de se remettre au travail. Travail qui, pour eux, consiste à blanchir des Bitcoins, emballer de l'opium et du haschich sous vide et faire passer de la drogue pure à travers la frontière marocaine. Les autorités avaient peut-être tué Silk Road, mais le Scurvy Crew était un des vendeurs les plus réputés du site avant sa fermeture, et cette disparition leur est apparue comme une occasion de se diversifier.

Après six mois de négociations par le biais de mails encryptés et d'appels téléphoniques via cartes SIM prépayées, le leader du Scurvy Crew a accepté de me rencontrer. Il m'a indiqué qu'il allait m'expliquer les mécanismes ayant permis à son entreprise de rapidement générer plus d'un million d'euros de bénéfices. Je ne connaissais rien d'autre que son pseudonyme, Ace. Il prétendait représenter un nouveau genre de dealer.

« Je ne fais pas ça uniquement pour l'argent », m'avait-il précisé dans un mail. « J'aime fournir un service de qualité ».

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Ace a accepté de me rencontrer afin de prouver que le monde de la vente de drogues sur le deep web abritait en réalité un ensemble d'opérations complexes, uniques et parfois même respectables – loin de l'image qu'on en donne généralement dans les médias, où l'on préfère souligner que le Bitcoin est une arnaque et que le deep web abrite des tueurs à gages. Je voulais écrire un article expliquant comment quelqu'un pouvait devenir un homme d'affaires prospère sur Silk Road, et Ace correspondait parfaitement à cette description. J'allais également découvrir qu'il était peut-être la dernière personne à avoir communiqué avec Ross Ulbricht avant son arrestation en octobre dernier dans une bibliothèque de San Francisco.

On m’a demandé de prendre l'avion pour me rendre quelque part en Europe continentale, et j'ai dû subir un interrogatoire avant de pouvoir rencontrer Ace. On m'a demandé mon nom, ma date de naissance, le numéro de mon vol, l'heure de mon arrivée, le numéro de mon passeport, l'adresse de mon hôtel et même le moyen de transport que j'avais utilisé entre l'aéroport et l'hôtel. J'ai répondu, et on m'a indiqué que des associés étaient en train de vérifier mes informations.

Après quelques jours de silence radio, le Scurvy Crew m'a finalement recontacté. Quand le message qu'ils m'avaient envoyé fut décrypté, je pus lire : « Attends à l'aéroport qu'on te fasse parvenir d'autres instructions. » Ça ne présageait rien de bon, mais j'ai décidé de me rendre au point de rendez-vous.

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Une fois à l'aéroport, j'ai attendu comme prévu un coup de fil du gang qui, alors que Silk Road en était encore à ses débuts, générait près de 30% du bénéfice total du site. Au bout de 20 minutes, mon téléphone a fini par sonner. C'était Ace.

« Rends-toi à la gare la plus proche, m'a-t-il ordonné. Mes gars sont pas loin ».

J'ai quitté l'aéroport et me suis dirigé vers la gare. Au moment où un train arrivait, Ace m'a rappelé pour m'indiquer que ses hommes m'avaient vu sur le quai, avant de me dire de monter.

« Un de mes hommes est à bord avec toi ».

Cinq minutes plus tard, un autre appel : Ace me demandait de descendre au prochain arrêt et de me rendre sur la place qui se trouvait à proximité de la gare. Je me suis assis là-bas, tout en essayant de deviner qui, parmi les centaines de personnes autour de moi, pouvait être l'homme de main du Scurvy Crew qui me suivait.

Encore un appel. Ace.

« Ok, je te vois. Quand je viendrai vers toi, dis juste bonjour et suis moi ».

Une minute après avoir raccroché, j'ai vu un homme blanc s'approcher. Il était grand mais plutôt quelconque, âgé d'environ 35 ans. Il m'a fait un signe de la tête.

« Ace ? », ai-je demandé

L'homme a souri et m'a serré la main, mais je restais préoccupé par le fait qu'il ressemblait plus à un comptable au chômage qu'à un baron de la drogue.

J'ai suivi Ace pendant un quart d'heure, le temps d'atteindre un endroit moins fréquenté de la ville. Nous nous sommes installés dans un bar miteux, où quelques chaises avaient été disposées pour nous à l'étage. Ace m'a demandé de vider mon sac. J'ai ouvert la fermeture de mon sac de voyage afin d'en verser le contenu sur une table. Il a fouillé au milieu de mes chemises froissées et de mes carnets, inspecté l'intérieur de mon sac et m'a demandé mon téléphone et mon passeport. La batterie de mon portable a été retirée et mon passeport examiné (sans doute pour vérifier que le numéro correspondait à celui que j'avais donné quelques jours plus tôt).

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Après ces contrôles de sécurité, Ace semblait satisfait de voir que j'étais bien celui que je prétendais être.

« Ça n'a rien de personnel, on est juste jamais trop prudent dans ce métier ».

Je ne pouvais pas dire s'il s'agissait vraiment d'Ace, ou si c'était un de ses hommes qui se faisait passer pour lui.

Pour me prouver que c'était bien lui, il a sorti un petit ordinateur portable et s'est connecté en utilisant la même clé de cryptage que nous utilisions depuis plusieurs mois pour communiquer. Il s'est connecté au compte The Scurvy Crew sur la nouvelle version de Silk Road – Silk Road 2.0, une réplique lancée un mois après la fermeture de l'original et censée être gérée par la même équipe qu'auparavant. Pour le moment, Silk Road 2.0 souffre encore de nombreuses erreurs, et vols de Bitcoins, tentatives de hack et autres problèmes internes y sont fréquents.

Le site semble toujours malgré tout être l'adresse la plus réputée pour acheter de la drogue sur le deep web, et mon impression a été confortée quand Ace m'a montré la liste interminable de commandes qu'il avait reçues depuis le matin. On lui demandait de l'opium, du haschich, du LSD, et les commandes s'entassaient au fur et à mesure qu'il faisait défiler la liste.

Je voulais savoir comment ce type était arrivé là où il était, comment il avait contribué à la notoriété de Silk Road et comment il s'était retrouvé à la tête d'un réseau de trafic de drogues comme celui-ci. Ace a retroussé ses manches, regardé autour de nous, l'air anxieux, puis s'est assis en face de moi. Son attitude a sensiblement changé quand il a commencé à me raconter son histoire : il avait l'air d'un professionnel expliquant les filons de son métier avec passion.

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Ace a commencé sa carrière dans le trafic de narcotiques de manière assez classique : il dealait dans la rue de temps à autre. « Je dealais avec un groupe de mecs dans une ville européenne, c'était il y a environ 4 ans ». « Nous vendions ce que les gens demandaient : de la coke, de la beuh, des cachetons. Nous étions 4 vendeurs, et je dirigeais le tout et gérais les stocks. Un gars s'est fait arrêter un jour, puis un autre, et ça nous a fait réaliser que c'était pas la peine de continuer comme ça. On a pris une pause, chacun dans son coin, en essayant de gagner notre vie de manière légale ».

Mais cette voie a vite ennuyé Ace, alors il a utilisé l'argent qui lui restait pour voyager. Deux ans plus tard, il a rencontré un groupe de touristes australiennes qui lui ont parlé de Silk Road, ce qui l'a incité à reprendre une activité dans ce secteur.

« En Australie, il est difficile de se procurer des drogues de qualité à un prix décent, et par conséquent ces filles utilisaient souvent Silk Road. L'idée de passer par le deep web pour vendre de la drogue m'a plu, et après 4 mois de recherches et quelques achats, j'ai vu que ça semblait viable. J'ai donc commencé à réfléchir à ce que je pouvais vendre. J'étais en Espagne à l'époque, et c'est assez connu que Bayer y fait pousser du pavot somnifère dans des champs sous haute surveillance ».

Ace faisait référence au groupe pharmaceutique Bayer, qui a été, ironie de l'histoire, le premier à produire et vendre de l'héroïne au public à la fin des années 1890. Ace affirme savoir de source sûre que l'entreprise continue à produire de l'opium de très bonne qualité, l'utilisant encore dans certains de leurs produits. Quand je me suis renseigné auprès d'experts pour savoir si Ace disait vrai, on m'a indiqué que ce n'était pas du tout improbable. Les entreprises pharmaceutiques achètent sans doute effectivement du pavot afin d'extraire l'opium à des fins scientifiques ou médicinales. Lorsque j'ai contacté Julien Little, le porte-parole de Bayer au Royaume-Uni, il m'a affirmé que Bayer ne faisait pas pousser de pavot, mais qu'il était « possible que Bayer ait recours à des tiers » auprès desquels ils achètent de l'opium.

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Ace est donc finalement tombé sur un champ de pavots, et à en croire les types armés qui le gardaient, il était persuadé qu'il s'agissait d'un fournisseur pour une entreprise pharmaceutique, même s'il n'y a aucun moyen de le vérifier.

« Pour trouver ce genre de champs, il faut chercher les articles qui paraissent à ce sujet dans la presse. Ensuite, tu peux soit soudoyer les journalistes pour qu'ils révèlent leur localisation, soit faire connaissance avec les bons agriculteurs, m'a-t-il expliqué. Une fois que tu sais à peu près où il se situe, tu te balades dans la zone à la période de floraison pour trouver le champ, puis tu reviens deux mois plus tard quand le pavot est vert et que les pétales sont tombés ».

Équipé d'une machette, d'un sac de toile et de ses connaissances toutes fraîches sur Silk Road, Ace a pris la décision pendant une nuit de 2011 de prendre le risque de s'introduire dans un de ces champs – dont la production était peut-être destinée à Bayer, qui sait, mais l'important était qu'il s'agissait de champs de pavots. Après une nuit passée à ramper au milieu des tiges, il a pu rentrer chez lui avec une quantité considérable d'opium à extraire. Il vendit rapidement sa production sur Silk Road et dégagea ainsi des profits modestes mais stables. Pour éviter d'attirer l'attention sur sa nouvelle activité, il monta une petite entreprise lui servant à blanchir ses Bitcoins. Au bout d'un mois, Ace était décidé: Silk Road serait le champ de bataille dans sa guerre contre la lutte anti-drogue.

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Lorsque la demande a commencé à augmenter, il a embauché quelques amis pour l'aider avec les cultures de pavot. C'est à ce moment-là, alors que des gens commandaient tranquillement l'opium d'Ace depuis chez eux, qu'il a pris conscience des dangers de sa nouvelle activité. Une nuit, alors qu'Ace et ses associés se faufilaient à travers un champ de pavots, vérifiant si les plants étaient à maturité, ils ont entendu des coups de feu au loin. Les balles sont passées juste au-dessus de leurs têtes ; les gardes étaient tout près.

« Je me suis dit : 'non, ils sont quand même pas en train de nous tirer dessus' », m'a dit Ace, l'air horrifié en repensant à cette nuit-là. « On s'est mis à avancer à quatre pattes, quand un de mes amis a crié. Il s'était pris une balle dans la jambe ».

Son associé se roulait par terre de douleur, un trou dans la cuisse. Ace et les autres l'ont attrapé et traîné à travers le champ. « On priait pour que ces enfoirés ne voient pas le pavot bouger ».

L'adrénaline et la peur de se prendre une balle a donné des ailes à Ace et ses associés qui ont atteint en un rien de temps la voiture à la lisière du champ. « On l'a jeté à l'arrière de la voiture, et on a roulé, phares éteints, au milieu des oliviers. Mon pote saignait beaucoup, alors on l'a amené chez un véto qu'on connaît et qui nous recoud quand on a un souci ».

Son ami a survécu. À l'époque, Ace avait réfléchi une minute et dit aux autres: « Je suis prêt à parier que les gardes n'étaient même pas sûrs qu'il y avait quelqu'un dans le champ. Ils se sont juste dit que ça serait marrant de tirer au milieu des pavots ».

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Ace a réalisé que pour obtenir des drogues de qualité, il fallait prendre des risques. Plutôt que de se décourager, il a décidé de s'entourer d'hommes de confiance, prêts à travailler dur pour que son organisation se développe et atteigne le degré de qualité espéré.

« Le Scurvy Crew est parti d'un trafic de cannabis entre le Maroc et l'Espagne. J'ai juste rejoint quelques amis qui voulaient voir s'il y avait là une bonne opportunité, alors qu'à l'époque tous ceux qui étaient dans le trafic de haschich y voyaient plutôt une activité secondaire. Comme j'avais  été dans le trafic de MDMA et de cocaïne avant ça, je n'avais pas vraiment la clientèle pour écouler de grosses quantités de haschich. À vrai dire, je ne savais même pas à qui vendre ponctuellement de petites quantités. Mais il y avait Silk Road, et ça m'a alors permis d'écouler facilement ce que je ramenais du Maroc. »

Ace dirigeait le Scurvy Crew, et il en a profité pour démontrer qu'il était possible d'assurer un service de qualité et un haut niveau d'intégrité dans le marché de la drogue, grâce à Silk Road. Rapidement, son équipe a acquis une bonne réputation sur le site. À en croire les commentaires, leur « opium Bayer » était ce qui se faisait de mieux. En plus de ça, personne d'autre n'en vendait, sans doute pour une bonne raison : comme le dit Ace, « peu de vendeurs ont les tripes d'aller dans un champ gardé par des vigiles armés pour y voler de l'opium ».

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Le Scurvy Crew s'est développé, et les revenus ont augmenté. Ace a commencé à recruter du personnel pour empaqueter et livrer la drogue ; alors que six mois auparavant, il rampait encore dans les champs, il dirigeait désormais une équipe qui l'aidait à faire tourner son affaire. L'opium et le cannabis repartaient presque aussitôt arrivés. Comme les quantités traités devenaient vraiment importantes Ace a loué deux bâtiments supplémentaires où de nouveaux employés traitaient la marchandise.

« Une de nos équipes allait dans les champs, récoltait le pavot, le faisait sécher – ce qui prenait environ 10 jours. Il faut pétrir tout le temps, comme de la pâte, pour faire sortir l'air et l'humidité. Pour obtenir du très bon opium, il faut que la plante soit très sèche », m'a expliqué Ace.

« Ensuite, on chauffe l'opium, on l'aplatit en une fine couche grâce à un laminoir à pâtes, puis on le découpe en petits blocs de 1, 5 ou 10 grammes. Dès qu'on reçoit une commande sur Silk Road, on imprime l'adresse de la personne ayant passé cette commande, et on emballe la marchandise : un emballage sous vide et un sac anti-humidité. On met le tout dans une enveloppe et la drogue part. Et sur, disons, 1 000 grammes envoyés chaque semaine, on en perd peut-être 10 ou 20 à cause de la douane, donc ça vaut largement le coup ».

Avec environ 10€ de bénéfice pour chaque gramme vendu, le Scurvy Crew se fait désormais près de 10 000€ par semaine rien qu'avec l'opium.

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Dès la fin de 2012, après à peine un an d'existence, Ace gagnait tellement d'argent que l'entreprise qu'il avait créée ne suffisait plus à tout blanchir. En temps normal, pour trouver des comptables suffisamment malhonnêtes pour blanchir de telles sommes, il aurait fallu fréquenter des milieux criminels avec lesquels il était incapable de rentrer en contact, même s'il l'avait voulu. Mais grâce aux réseaux auxquels Silk Road permet d'accéder, Ace a pu trouver quelqu'un en quelques clics.

« Je suis tombé sur quelqu'un de très pro qui a toujours aidé le Scurvy Crew en nous offrant des services financiers de qualité. Il nous a ouvert des comptes aux États-Unis, en Suisse… Il parvient à vendre les Bitcoins et l'argent va ensuite directement dans ces comptes ».

L'argent affluant, les membres du Scurvy Crew ont commencé à vivre très confortablement. Ils mangeaient bien, s'achetaient des maisons, voyageaient souvent. Et Ace affirme que grâce aux principes qu'il s'imposait, les personnes auprès de qui il achète le cannabis se sont elles aussi enrichies.

Du haschich marocain vendu par le Scurvy Crew

« Au fil du temps, nous avons commencé à bien connaître nos fournisseurs au Maroc, m'a confié Ace. J'avais remarqué que la plupart des exploitations étaient en sale état, il n'y avait souvent même pas de toilettes. Les gens là-bas se servaient juste d'un trou dans le sol ».

Alors qu'il partait régulièrement dans les montagnes près d'Asilah ou Issaguen pour se fournir en haschich, Ace a un jour décidé de faire quelque chose pour ceux qui lui avaient permis de se constituer sa petite fortune. « Nous passions nos accords directement avec les agriculteurs, en raison des quantités achetées. Alors on a décidé de leur donner de grosses sommes d'argent pour les aider à améliorer leurs conditions de vie ».

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Un accord l'a particulièrement marqué : « La femme d'un des agriculteurs était très malade et ne pouvait pas se payer de soins. On a donc payé pour eux, ainsi que pour quelques travaux de rénovation, parce qu'il peut faire très froid l'hiver dans ces montagnes. On leur a installé le chauffage, des toilettes, on a fait surveiller sa femme par un médecin, et on leur a laissé de quoi construire un système d'irrigation. Trois mois plus tard, il nous a offert la première récolte en échange de l'aide qu'on lui avait fournie. Maintenant, nous avons de très bonnes relations ; dès que la récolte est prête, on peut la récupérer puisqu'on paye à l'avance, et tout se passe très bien depuis deux ans.

Des milliers de clients achetaient les produits du Scurvy Crew sur Silk Road et laissaient des commentaires positifs, tant à propos des drogues commandées que de la discrétion et la rapidité de l'envoi. L'affaire marchait bien, tout le monde était satisfait, et même Dread Pirate Roberts se félicitait des progrès d'Ace. Ils se parlaient souvent. C'était une relation « purement professionnelle ».

« Nous avons toujours eu de bons rapports ».

La première fois où j'ai vu le nom d'Ace sur Silk Road, c'était sur le forum, peu de temps après l'arrestation de Ross Ulbricht. Les forums n'existent plus, mais Ace – d'après ce que j'ai cru comprendre – était la toute première personne à avoir suggéré que Dread Pirate Roberts avait pu être arrêté avant que les médias ne commencent à en parler. Le 1er octobre, Ace avait en effet posté : « Je crois que DPR a un problème ». 30 minutes plus tard, les forums étaient inondés de messages parlant de la capture supposée de Dread Pirate Roberts.

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Ace s'est évidemment révélé peu enclin à en parler. « J'avais l'impression que quelque chose était en train de se passer ».

À en croire l'heure et la date à laquelle il a discuté pour la dernière fois avec Dread Pirate Roberts, Ace pense que Ross a été arrêté « en plein milieu de [leur] conversation », littéralement.

« Je crois qu'il a répondu à un de mes messages, et que c'est un agent du FBI qui a répondu au suivant une minute plus tard. C'était le truc le plus bizarre qui me soit arrivé, on parlait d'ajouter quelques options sur le site, et j'étais certain que c'était lui parce qu'il s'exprimait comme il a l'habitude de le faire, mais le message suivant était rédigé d'une manière vraiment très, très différente ».

Ace m'a expliqué que Dread Pirate Roberts lui avait tout à coup réclamé une pièce d'identité. En soi, ce n'était pas si inhabituel, parce que DPR aimait savoir avec qui il travaillait ; mais lâcher ça au beau milieu de la conversation, c'était très décontenançant pour Ace.

« J'ai arrêté de répondre après ça. C'est à ce moment là que je suis allé sur les forums et que j'ai dit 'Les gars, il se passe un truc bizarre'. Le plus étrange, c'était que le message était encrypté avec la clé qu'il utilise d'habitude, j'ai donc su qu'ils utilisaient son ordinateur ».

C'est là que l'entreprise d'Ace a touché le fond. Le site original a été saisi et fermé par le FBI et tous les Bitcoins amassés ont disparu avec lui. On estime que 28,5 millions de dollars se sont ainsi envolés.

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« Le Scurvy Crew a perdu environ 400 000€ ce jour-là », m'a dit Ace, l'air encore peiné par ces pertes. « Heureusement, les problèmes liés à la disparition du site n'ont pas duré trop longtemps. Je dirais qu'il nous a fallu deux semaines pour nous relever et reprendre notre activité sur les deux autres marchés ».

Ces « marchés », ce sont les deux alternatives à Silk Road qui existaient à l'époque : Sheep et Black Market Reloaded. Les deux étaient déjà opérationnels quand Silk Road marchait à plein, mais restaient dans l'ombre du site de Dread Pirate Roberts. Le navire une fois coulé, les utilisateurs de Silk Road ont migré vers ses deux concurrents, qui ont eu du mal à gérer le flux des nouveaux arrivants.

Backopy, le fondateur de Black Market Reloaded, a dû fermer les inscriptions pendant trois jours après que son trafic est passé de 2 000 utilisateurs journaliers à plus de 5 000. Quelques jours après la fermeture de Silk Road, Sheep proposait 1 500 drogues, contre 500 auparavant. Cependant, les deux sites ont désormais disparu des radars. Sheep a fermé sans préavis, le fondateur emportant les Bitcoins des utilisateurs avec lui, et Black Market Reloaded a fermé définitivement le 23 décembre 2013. Backopy s'est justifié en disant que son site ne pouvait accueillir « une autre vague de réfugiés » après la disparition de Sheep. Il a expliqué sur les forums que « Tor ne pouvait pas supporter de sites aussi gros », laissant ainsi le temps au 30 755 utilisateurs de retirer leur Bitcoins avant la fermeture.

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Le site Sheep, une des alternatives à Silk Road

En plus de n'avoir jamais posé de problèmes à ses clients, de proposer l'opium et le haschich les plus purs du marché, et de bénéficier d'une telle confiance sur le Silk Road que les associés de Dread Pirate Roberts sont toujours en contact avec Ace, le Scurvy Crew a réussi à se tirer de toutes les tempêtes ayant agité le deep web avec une réussite exceptionnelle. Ils sont désormais sur Silk Road 2.0, se reconstituent une clientèle (les plus fidèles les ayant suivis comme des supporters suivent leur club préféré) et tente de se diversifier en proposant plus de drogues.

En tant que chef, Ace est rarement obligé de se salir les mains. « Je me lève le matin et je lis les tonnes de messages que j'ai reçus, je les trie selon qu'ils concernent l'opium ou le cannabis, j'envoie chacune des deux listes de commandes à l'entrepôt concerné, et les commandes doivent être prêtes à partir à 16h le jour-même. Et ça recommence comme ça le lendemain. Le reste de la journée, je le passe à discuter avec mon équipe et à organiser les choses ».

Ace m'a encore prouvé qu'il ne racontait pas de conneries en me montrant d'autres commandes importantes qu'il avait reçues entre temps. Je n'avais plus vraiment de doute quant à l'identité de mon interlocuteur. Il me montrait toujours des preuves que ce qu'il disait était vrai, et il n'avait pas l'air de mentir. Il était clair qu'il était fier de ce qu'il avait construit et de l'argent qu'ils s'étaient fait ainsi, lui et ses hommes.

« Vous savez ce que c'est de pouvoir vous lever le matin, et décider que vous voulez déjeuner à Paris ? Ou d'acheter une nouvelle voiture parce que vous êtes lassé de l'ancienne, d'avoir des maisons dans plein d'endroits différents ? C'est une vie dont je n'aurais même pas osé rêver ».

Il n'avait pas l'air de se vanter en disant cela ; il semblait plutôt émerveillé. J'ai réalisé que cela lui faisait du bien d'avoir quelqu'un à qui parler honnêtement de ce qu'il faisait dans la vie. Il vivait dans le luxe et dédiait son temps et son énergie à son travail, mais les cernes sous ses yeux témoignaient du poids d'une telle vie vécue dans le secret.

« Le mauvais côté, c'est de devoir toujours mentir, m'a-il dit. Il y a des jours où je me dis que je préfèrerais faire métro-boulot-dodo plutôt que de devoir toujours être inquiet parce que quelqu'un frappe à ma porte ou parce que j'ai peur d'être suivi dans la rue. Je ne sais absolument ce que le FBI sait sur moi… Tout ce que je sais, c'est qu'il faut en profiter tant que je le fais, faute de quoi ça ne vaut vraiment pas le coup ».

Il a conclu notre entretien en affirmant qu'il avait plus peur de perdre à ce jeu contre les autorités que de finir sa vie en prison. Ayant déjà parlé avec des criminels, j'avais déjà entendu cette rengaine. La seule différence, c'est que j'avais l'impression qu'Ace, lui, le pensait vraiment. Il ne disait pas ça pour se donner une contenance, et je pense qu'il ne se mentait même pas à lui même : il croyait vraiment en ce qu'il faisait.

Après avoir discuté avec lui pendant deux heures, j'ai dû me résoudre à partir. J'ai récupéré mes affaires et remercié Ace, et même si je suis  sans doute resté sous surveillance, j'ai quitté le bar seul. Quand j'ai enfin regagné la gare, quelque chose a attiré mon attention. J'ai levé les yeux et aperçu une énorme enseigne Bayer.

Nous n'accusons pas Bayer d'acheter de l'opium à des fins illégales, ni de vendre des produits illicites.

Nous n'accusons pas non plus Bayer d'être au courant des coups de feu dirigés contre Ace, ni d'approuver une telle chose.

@Jake_Hanrahan