Dans le cerveau d'un voyeur
Photos : Gerald Foos

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Culture

Dans le cerveau d'un voyeur

Gerald Foos a espionné les clients de son motel pendant plusieurs décennies. Ceci est son histoire.

Cet article est extrait du numéro du « Jour malade »

Gerald Foos, le voyeur le plus célèbre du XXe siècle, a espionné les clients de son motel pendant des décennies. Le journaliste Gay Talese en a tiré un livre, dont on vous publie un extrait. Qui n'a jamais rêvé de voir sans être vu ? Ce doux fantasme, cette volonté adolescente que beaucoup répriment une fois entamée la vingtaine, a poursuivi Gerald Foos tout au long de sa vie. Cet Américain aura passé une grande partie de son existence à épier les moindres mouvements des clients de son motel, situé près de Denver – révélant leurs vices cachés, leur banalité ainsi que les tourments de la société américaine. En 1980, c'est en envoyant une lettre au journaliste Gay Talese que Gerald Foos s'est enfin décidé à partager son histoire, tout en exigeant de demeurer anonyme – ce qui a poussé le pape du nouveau journalisme à refuser de publier un article à son sujet tant qu'il n'acceptait pas de livrer son identité. Aidé dans ses agissements par les deux femmes de sa vie, Donna et Anita, Gerald Foos a finalement autorisé Gay Talese à révéler son nom dans le cadre d'un article-fleuve publié dans le New Yorker en avril 2016, précédant la sortie d'un livre. De cet article a surgi une controverse sur la véracité des révélations du voyeur, ce que ne manquent pas d'évoquer les éditions du Sous-Sol – à qui l'on doit la publication du texte en France – en amont du récit. Quoi qu'il en soit, on est très fiers de vous livrer un extrait du premier chapitre du Motel du Voyeur, qui lève le voile sur la « rencontre » entre Gerald Foos et Gay Talese.

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Chapitre 1 Je connais un homme marié, père de deux enfants, qui a acheté, il y a bien longtemps, un motel de vingt et une chambres près de Denver dans le seul but d'en devenir le voyeur permanent.

Avec l'aide de son épouse, il a découpé dans le plafond d'une douzaine de chambres des ouvertures rectangulaires de 15 centimètres sur 35. Puis il les a masquées par des grilles en aluminium pourvues de lames censées faire office de grilles d'aération. Mais constituant, en réalité, autant de postes d'observation qui lui permettaient, debout ou agenouillé sur l'épais tapis recouvrant le plancher du grenier situé sous le toit à deux pans du motel, d'épier ses clients dans la chambre située en dessous. Il a pu ainsi espionner la clientèle de son motel pendant plusieurs décennies, annotant ce qu'il voyait et entendait – sans jamais une seule fois se faire prendre. J'ai appris l'existence de cet homme par une lettre recommandée anonyme datée du 7 janvier 1980, envoyée à mon domicile new-yorkais dans laquelle on pouvait lire :

Cher M. Talese,

Ayant entendu parler de votre étude très attendue sur la vie sexuelle des Américains de l'Atlantique au Pacifique qui sera publiée dans La Femme du voisin, votre livre à paraître prochainement, je crois être en possession d'informations importantes qui pourraient vous être utiles pour ce livre ou pour d'autres livres à venir.

Permettez-moi d'être plus précis. Je suis propriétaire dans la zone métropolitaine de Denver d'un petit motel de vingt et une chambres. Cela fait maintenant quinze ans que je possède ce motel, et, dans la mesure où il correspond à la demande de la clientèle des classes moyennes, cela lui a valu d'attirer toutes sortes d'individus et d'héberger un large échantillonnage représentatif de la population américaine. La raison qui m'a poussé à acquérir ce motel était de satisfaire mes tendances voyeuristes ainsi que mon désir impérieux d'observer les différents aspects de la vie sociale et sexuelle des gens, afin de répondre à cette vieille question concernant « la façon dont on se comporte au plan sexuel dans l'intimité de sa chambre à coucher ».

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Dans ce but, j'ai acheté ce motel et je l'ai tenu en personne, en mettant au point une méthode indétectable pour observer et entendre les interactions gouvernant la vie de toutes sortes de gens, sans qu'ils aient jamais conscience d'être observés. J'ai fait cela poussé uniquement par ma curiosité sans limites à l'égard de la vie menée par tout un chacun, et pas seulement parce que je suis un voyeur dérangé. Cette observation s'est étendue sur les quinze dernières années, et j'ai gardé des notes précises sur la majorité des personnes observées, avant de compiler des statistiques pleines d'intérêt concernant ces différentes choses : par exemple, ce qu'elles ont fait ; ce qu'elles ont dit ; leurs caractéristiques personnelles ; âge et corpulence ; la région du pays d'où elles venaient ; et enfin leur activité sexuelle. Mes clients étaient issus de différents milieux. L'homme d'affaires qui emmène sa secrétaire dans un motel à l'heure du déjeuner, clientèle que les motels classent généralement dans la catégorie des « chauds lapins ». Couples mariés se déplaçant d'État en État, soit pour leur travail, soit pour leurs vacances. Couples non mariés, mais vivant en concubinage. Femmes qui trompent leur mari, et vice versa. Lesbiennes, catégorie sur laquelle j'ai pu me concentrer personnellement grâce à la proximité géographique d'un hôpital de l'armée américaine avec ses infirmières et le personnel militaire féminin affecté à cet établissement. Les homosexuels, qui m'intéressent peu, mais que j'ai quand même observés pour comprendre leurs motivations et leurs manières de procéder. Les années 1970, en particulier la deuxième moitié, ont mis en avant une nouvelle pratique déviante, à savoir la « sexualité de groupe », que j'ai observée avec beaucoup d'intérêt.

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La plupart des gens en parlent comme étant une pratique sexuelle déviante, mais, dans la mesure où la plus grande partie de la population s'y adonne couramment, on devrait plutôt la reclasser en tant que simple préférence sexuelle. Si les chercheurs en sexologie et les gens en général pouvaient voir comment se comportent leurs voisins et ce qu'ils font dans l'intimité, et s'ils étaient à même d'établir avec exactitude l'énorme pourcentage de gens normaux qui se livrent à ces pratiques prétendument déviantes, ils changeraient immédiatement d'avis sur la chose.

J'ai vu la plupart des émotions humaines s'exprimer pleinement, dans toutes leurs déclinaisons et dans toute leur dimension tragique. Sur le plan sexuel, j'ai été le témoin, observé et étudié au cours de ces quinze dernières années les relations sexuelles de couples se comportant de façon naturelle et spontanée, ce qui n'avait rien à voir avec une étude clinique, tout en assistant à à peu près toutes les formes de sexualité imaginables.

Mon désir de mettre ces informations confidentielles à votre disposition est avant tout motivé par la conviction que cela pourrait être utile aux autres, en général, et aux spécialistes de la sexologie, en particulier.

De plus, je souhaite raconter mon histoire, mais je n'ai pas suffisamment de talent et j'ai peur d'être démasqué. Il reste à espérer que cette source de renseignement pourra vous être utile et vous permettra d'ajouter des considérations supplémentaires à celles tirées de vos propres sources, afin d'étoffer votre livre ou de futurs livres. Si vous ne pensez pas que ces renseignements peuvent vous être utiles, vous aurez peut-être l'obligeance de me mettre en contact avec quelqu'un qui pourrait en avoir l'usage. Si vous souhaitez davantage d'informations, ou si vous désirez venir voir mon motel et comment j'opère, contactez-moi s'il vous plaît par l'intermédiaire de ma boîte postale, ou notifiez-moi la manière de vous joindre. À cet instant, je ne peux vous révéler mon identité car je me dois de protéger mes intérêts commerciaux, mais elle vous sera communiquée dès que vous pourrez m'assurer que cette information restera confidentielle.

J'espère recevoir une réponse de votre part. Merci.

Sincèrement vôtre,

Aux bons soins du titulaire,
Boîte postale 31450
Aurora, Colorado 80041

© 2016 by Gay Talese
© Éditions du Seuil, sous la marque Éditions du sous-sol, 2016 pour la traduction française.
Les images sont publiées avec l'aimable autorisation de Gerald Foos.