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Interviews

La signification des lettres de suicide, selon un philosophe

Une analyse des notes que les gens laissent avant de mettre fin à leurs jours, du XVIIIe siècle à aujourd'hui.

Beachy Head dans le East Sussex (Photo de Ian Stannard via)

En 2014, au lendemain du suicide de Robin Williams à son domicile, le nombre d'appels passés à la hotline anti-suicide a doublé – passant de 3 500 appels à 7 400 aux États-Unis. Plus tôt cette année, une étude a montré que le nombre d'individus blancs américains d'âge moyen mettant fin à leurs jours était plus élevé que jamais. En France, le suicide est considéré comme la première cause de mortalité chez les 25-34 ans, et on dénombre près de 10 500 suicides par an.

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C'est dans ce contexte-là que le philosophe Simon Critchley a écrit son livre Notes on Suicide – publié aux éditions Fitzcarraldo – dans lequel il déconstruit le stigma, les clichés et le fantasme qui entoure le fait de mettre fin à ses jours. Critchley est plutôt calé sur le sujet ; il a été responsable d'un atelier (ironique) d' « Écriture créative de notes de suicide » au cours de son mois à la School of Death (une pique à la School of Life de Alain de Botton), dans lequel il analysait les lettres de suicide en tant que genre littéraire et proposait aux gens d'écrire les leurs. Il nous a parlé des suicides qui touchent les classes supérieures, de ce que cela signifie de laisser une lettre de suicide, et comment le fait de parler de celui-ci peut catalyser l'acte.

VICE : Pourquoi est-ce qu'on a autant de mal à parler du suicide ?
Simon Critchley : On ne sait pas quoi en dire. Quand on entend que quelqu'un s'est donné la mort, on se retrouve à dire des banalités, des clichés, ou à vouloir changer de sujet. On essaye d'aider à un certain niveau, mais au final, il n'en ressort que des banalités. Nous n'avons pas de mots adaptés pour parler de suicide. Ce qu'il y a de particulier quant aux tabous et aux inhibitions, c'est qu'ils nous réduisent au silence. Auparavant, on avait des tabous sur la sexualité, mais on en parle souvent aujourd'hui. Ce n'est pas forcément quelque chose de merveilleux, mais c'est toujours mieux que de ne pas en parler du tout. La mort et le suicide sont deux choses qui sont toujours nimbées de silence, ou traitées de manière faussement sérieuse. C'est un problème social profond.

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Comment pensez-vous que l'on aborde les suicides sur la place publique – ceux des célébrités ou des personnes connues dans les médias ?
Mal. D'un côté, il y a l'expression d'un certain regret – il/elle va nous manquer, etc. De l'autre côté, il y a un désir de connaître les détails sordides : Comment a-t-il procédé ? Qui était présent à domicile ? Comment a-t-il pu se pendre sur son lieu de travail ? Mais nous avons trop honte de demander. Il y a une sorte de dimension pornographique dans le suicide. On trouve que c'est un acte plus ou moins impossible à penser librement. On veut une explication, type « il était cliniquement dépressif », comme si on savait ce que cela signifie — à l'inverse d'un peu déprimé ? On a fermé l'espace de liberté qui se rapportait au suicide. Si quelqu'un se met seulement à y penser, alors nous nous devons d'intervenir, n'est-ce pas ? Et cela fait de nous des créatures inhabituelles. Chaque être humain a la capacité de mettre fin à ses jours, et c'est peut-être ce qui nous distingue des autres espèces. On doit en tout cas considérer ces questions.

Dans votre livre Notes on Suicide, vous dites que le suicide est le dernier acte de l'optimiste. Vous pouvez développer cette idée ?
L'idée est adaptée de celle de l'auteur le plus morne qui soit, Emil Cioran, un aphoriste roumain. Il traite de la réputation pessimiste du suicide, dans le sens où quelque chose va être résolu dans la mort, ou que quelque chose sera sauvé ou changé. Et c'est une illusion qui revient souvent dans l'acte du suicide, celle que votre mort a de l'importance. Cioran remarque de façon très froide que rien ne sera sauvé par votre mort. Vous savez, au fond, pour qui vous prenez-vous ? Pourquoi ne pas calmer le jeu et observer l'élégance de la mélancolie du spectacle offert par le monde, qui est là devant nous, et s'y attarder un peu ?

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Comment les notes de suicides ont-elle changé à travers les âges ?
Il semble qu'elles apparaissent dans leur forme moderne au cours du XVIIIème siècle en Angleterre et ailleurs, et elles étaient généralement envoyées à la presse et publiées. La lettre de suicide était vouée à la publication. L'idée que nous en avons aujourd'hui, c'est celle d'une lettre que l'on doit entourer de secret, et je pense que c'est une chose à laquelle nous devons réfléchir davantage. La lettre de suicide est un genre littéraire fascinant. Il s'agit de quelqu'un qui vit ses derniers instants, qui essaye de communiquer, mais n'y parvient pas parce qu'il a décidé de mettre fin à tout ça.

Y a-t-il des caractéristiques propres à la lettre de suicide ?
Ce que j'y ai trouvé, c'est une ambivalence entre l'amour et la haine. Les notes laissées sont souvent l'expression d'une haine profonde, habituellement envers soi-même, souvent aussi envers une autre personne –le suicide est un acte de revanche envers cette personne. Mais au travers de l'expression finale de cette haine dirigée vers soi-même, la personne est enfin capable d'articuler l'amour dans son sens le plus fort. Voici un exemple de lettre que j'ai lu :

Chère Betty,

Je te déteste.

Bisous,

George

C'est l'essence même d'une note de suicide, cette alternance entre l'amour et la haine.

Pensez-vous que le fait que le suicide garantisse la présence d'un public peut d'une certaine façon encourager le passage à l'acte ?
Oui, c'est certain. Ça a toujours été le cas. La multiplication des lettres de suicide a mené à davantage de suicides et à davantage de ces lettres. Il y a toujours un modèle au suicide. Lorsque quelqu'un met fin à ses jours dans un certain endroit et que c'est rendu public, il y a de fortes chances que quelqu'un aille s'y suicider par la suite. Le Golden Gate Bridge, par exemple – les gens y vont pour commettre leur suicide au même endroit. Mais ce qu'il y a de troublant là-dedans, c'est qu'ils se suicident toujours face à la ville, plutôt que face à l'océan. C'est une sorte d'acte public, un acte de publicité, il s'agit de faire une déclaration.

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Qu'est-ce que vous pensez du paradoxe du suicide par rapport au genre ? Du fait que les femmes aient plus de chances de faire une tentative mais moins de chances que les hommes d'y arriver selon certaines études ?
C'est très difficile à dire. Il y a certains endroits où ça n'est pas le cas, par exemple en Chine, où les gens qui se suicident sont des femmes en situation de pauvreté rurale, et elles le font souvent à l'aide de pesticides. Donc il n'y pas vraiment de règle en matière de genre. Je connais plein de femmes qui ont tenté de se suicider lorsqu'elles étaient plus jeunes et qui essayent de tourner la page, mais, soit, il est vrai qu'un nombre important de femmes plus jeunes essayent de se suicider et que cette idée disparaît avec les années. Les raisons sont cependant très difficiles à déterminer.

Un panneau sur le Golden Gate Bridge à San Francisco (Photo de David Corby via)

Quel est votre avis quant à la montée du suicide chez les hommes ? Certaines personnes la voient comme une « crise de la masculinité » – vous pensez que c'est le cas ?
Je pense que l'on devrait toujours prendre la notion de « crise de la masculinité » avec précaution, étant donné que les causes les plus fréquentes sont la pauvreté relative et la prescription plutôt facile de médicaments qui peuvent être mélangés en un cocktail mortel.

Et concernant les appels à considérer le suicide masculin comme un problème de santé publique, comme on l'a fait pour la cigarette ?
Je pense que la façon dont les gens appellent immédiatement à « l'affaire de santé publique » dissimule le fait que nous préférons ne pas prendre la responsabilité de tels phénomènes. Cela se doit d'être la responsabilité de quelqu'un d'autre. Lorsqu'on en vient au suicide, on sait que le pouvoir est entre les mains de chacun. Ce que l'on choisit de faire avec ça, comment la pensée s'articule, ce sont des problèmes que l'on doit affronter.

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Vous questionnez ça dans votre livre, mais est-ce que vous pensez que nous en train d'entrer dans une époque où il existe une nouvelle forme extrême de suicide-homicide ?
Oui, et je pense qu'il s'agit là d'un mélange étrange de dépression et d'exhibitionnisme. On trouve dans beaucoup de cas des personnes dépressives qui veulent faire une sortie triomphale, en particulier aux États-Unis, mais aussi ailleurs. Comme les fusillades de Sandy Hook. Ce dont personne ne parlait là-bas, c'était de la mère. La mère d'Adam Lanza travaillait en tant qu'assistante maternelle à l'école élémentaire de Sandy Hook, donc la première personne qu'il a tuée, ça a été sa mère, puis les enfants, puis lui-même. On a une éventuelle explication : il a pu vouloir tuer ces enfants parce qu'il pensait qu'elle les aimait que lui. Et cette discussion là est plus intéressante que celle qui dit qu'il jouait à Call of Duty et que nous devrions interdire les jeux vidéos.

Kurt Cobain dit dans sa lettre de suicide, « Il vaut mieux brûler que de s'éteindre ». C'est un thème qui revient souvent dans ces lettres, la peur de s'effacer lentement ?
Oui, bien que je pense que l'inverse serait mieux ! C'est tiré d'une chanson de Neil Young ; donc c'est indirect, c'est une illusion – et il y a plein de références comme ça dans ses paroles. D'un autre côté, c'est le truc qui revient chez les artistes, ils savent à un certain point qu'ils seraient mieux morts. Dans le sens où ils sont conscients qu'ils feraient plus d'argent s'ils mourraient.

C'est très cynique.
Il y a une très bonne chanson des Smiths, qui dit en gros que les meilleures pop-stars sont les pop-stars mortes. D'une certaine façon, Cobain le savait. Il savait que si tu mets fin à tes jours à l'âge de 27 ans, tu deviens instantanément immortel, et ta musique s'ancre dans les mémoires. Il faut avouer que nous avons une drôle d'obsession avec ça. Il n'y a qu'à voir le nombre de documentaires qui sont sortis sur Cobain, et comment on salive devant les détails concernant ses derniers instants.

Vous pensez qu'on romance un peu trop ces événements ?
Je pense que plus une lettre de suicide comporte de mots, moins le suicide en lui-même est romantique. Plus les détails sont nombreux, sales, bordéliques, plus le suicide est complexe et perd en romantisme.La part romantique du suicide est largement fondée sur l'ignorance. Lisez plein de notes de suicide, et ça rendra la chose moins romanesque.

Merci, Simon.

@henryckrempels