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Drogue

Dans le cerveau d’un grossiste de weed à Lille

Investissements, prison et règlements de compte : Merouane m'a raconté son métier et ses tracas.

En France, c'est à Lille que le rapport qualité/prix de l'herbe est le meilleur. Pour un mec du Nord tel que moi, j'ai du mal à concevoir que la weed d'excellente qualité que l'on fume quotidiennement puisse se revendre presque deux fois plus cher, aux alentours de 15 euros le gramme, juste un peu plus au sud, à Paris.

Plusieurs facteurs expliquent comment cette vieille région industrielle, aujourd'hui sinistrée et où le taux de pauvreté avoisine les 19 % selon l'INSEE, est devenue l'un des hubs nationaux en matière de drogue douce. S'il fallait en retenir un, ce serait sans doute l'importance de la diaspora marocaine dans le nord de la France. Celle-ci s'étend donc du nord du territoire jusqu'aux Pays Bas, en passant par la Belgique, flamande et wallonne. Et comme chacun le sait, le Maroc est réputé pour sa production intense de produits dérivés du cannabis : l'économie de cette culture est évaluée à 3 % de l'ensemble du PIB du pays et demeure, selon Le Monde , une source de revenus pour quelque 800 000 Marocains.

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Pour mieux comprendre le mode de fonctionnement du business d'herbe local, j'ai pris rendez-vous avec un grossiste lillois, Merouane*. Il est d'origine marocaine. Il aime à se voir comme un vendeur « d'importance moyenne ». Il a, à vue d'œil, dans les 25 ans et est originaire d'un quartier périphérique de la métropole lilloise. D'après ses dires, tous ses frères et cousins ont, à un certain moment de leur vie, également trempé dans le trafic de stupéfiants. Il n'est néanmoins pas du genre à tomber dans le traditionnel « Regarde où l'on a grandi, c'est normal si je vends de la drogue », car dans son cas, il s'agit d'un choix pragmatique et mûrement réfléchi.

Après l'obtention du Bac, il a dû faire face à ce constat : il ne désirait pas poursuivre ses études mais ne possédait pas non plus les diplômes nécessaires afin d'obtenir un emploi suffisamment rémunérateur. En conséquence, il s'est tourné vers la vente de cannabis. Car celle-ci, à son échelle, demeure très rentable. Elle est surtout largement moins pénalement répréhensible en France que les engagements dans les trafics de drogues dures de type cocaïne, héroïne ou crack.

Quelque part dans Lille, il est revenu avec moi sur sa vie, ses relations avec ses fournisseurs, ses clients, sa gestion du cash généré, ses investissements, mais aussi sur ses inévitables et fréquentes rencontres avec la justice française. Quant à la violence, c'est un concept qu'il juge « nécessaire pour se faire respecter et franchir des paliers ».

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VICE : Salam, Merouane. Qui contrôle la beuh sur Lille, et pourquoi ?
Merouane : Je dirais qu'environ la moitié des grossistes de la région lilloise viennent du Rif [ une région montagneuse du nord du Maroc, N.D.L.R.]. Au début des années 2000, la plupart allaient se fournir aux Pays-Bas ; là-bas, le business était également tenu par la communauté marocaine, c'est pourquoi ils avaient toujours un cousin, un oncle, ou un type du même village que leurs parents sur Utrecht, Rotterdam ou Amsterdam.

Comme dans le monde du travail, avoir le bon contact facilite les affaires. On n'avance jamais 4 ou 5 kg de beuh à un inconnu. De fait, les types pouvaient prendre des quantités importantes à des prix avantageux et tout cela, sans sortir le moindre euro. Aussi, tu avais plus de chances de te faire arnaquer si tu n'étais pas d'origine marocaine. J'ai vu des gens perdre environ 30 000 euros parce qu'ils ne connaissaient pas les fournisseurs sur place.

L'actuel état d'urgence rend-il plus difficile les passages d'herbe et de cannabis entre la France et ses pays frontaliers ?
Plus généralement, les voyages vers les Pays-Bas pour les ravitaillements en bouze sont un peu moins importants que par le passé en termes de flux. Mais pas à cause de l'état d'urgence. Même avec celui-ci, les frontières restent des passoires. Il suffit d'éviter les grands axes routiers et privilégier les petites villes et les villages. En fait, Manuel Valls emmerde juste les honnêtes travailleurs. Niveau affaires, il m'a donné un coup de pouce : j'ai pu augmenter les prix en prétextant que les flics étaient partout.

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Puis de toute façon, je vends ma propre production en priorité.

À partir d'un certain stade, tu es obligé d'avoir une arme sur toi : tu risques de te faire escroquer. Ou braquer. À moins de ne vendre qu'à la famille, plusieurs fois par an, il va falloir régler des litiges.

Combien te rémunères-tu, toi et tes collaborateurs ?
À l'échelle de la région je me considère comme un grossiste moyen. Je ne suis pas celui qui vend le plus – mais je m'en tire pas mal. Chaque mois je gagne 30 000 euros, en faisant uniquement de la bouze. Après, t'en as qui font le double. Dans notre catégorie, on ne vend rien en dessous de deux ou trois kilos. Mais on n'est pas très nombreux à ce niveau ; une vingtaine, maximum. Sous ce palier, tu as le stade intermédiaire ; celui qui vend entre 100 grammes et 1 kg par transaction. En se débrouillant bien, celui-ci gagne entre 5 000 et 10 000 euros par mois. À la fin de la chaîne, tu as les détaillants. Il s'agit souvent de paumés qui vendent pour gagner des cacahuètes. À ceux-là, j'ai juste envie de leur dire d'aller taffer chez Quick. Ils éviteront de faire pleurer leurs mères pour des bénéfices ridicules.

Quels sont les tarifs d'achat et de revente d'herbe sur la région lilloise ?
Le tarif au kilo, en France, se négocie entre 5 500 euros et 6 000 euros pour de la weed de type Amnésia. Sachant qu'en Hollande, j'achète ça entre 4 500 et 4 800 euros. En revanche, je tiens à préciser que l'Amnésia est une appellation commerciale pour désigner un produit de qualité supérieure, avec un taux de THC fort. Bref, le truc qui éclate bien le cerveau. Ensuite, t'as les beuhs un peu moins forte et que tu peux trouver à partir de 3 300 euros jusqu'à 3 900 euros à l'achat et que moi je revends entre 4 400 euros et 4 900 euros. On appelle couramment les produits un peu moins forts « de la propre ». Et souvent, tu peux faire de bonnes affaires juste avant le ramadan ; certains fournisseurs veulent se débarrasser de leur produit en vue de faire une pause, pour des raisons religieuses.

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Photo via Flickr.

OK. Tu me disais que tu produisais ta propre herbe, un peu plus tôt.
Oui. Si tu as fait ta propre pousse, tu marges largement plus. Une fois le matériel investi rentabilisé, un kilo de bonne facture te revient aux alentours de 1 200 euros.

C'est pourquoi je préfère vendre ma production, réalisée dans des maisons ou appartements spécifiquement loués pour l'occasion. On peut aussi sous-louer une pièce chez un schlag ; en contrepartie, on lui laisse de l'argent ou une petite partie de la récolte. Les « Rifs nordistes » sont pros ; ils profitent de l'expertise en la matière des « Rifs hollandais ». Ces derniers leur font exécuter des « stages » qui leur permettent d'acquérir un certain savoir-faire, un certain métier. Ils peuvent donc obtenir de meilleurs rendements, des produits de meilleures qualités et savent comment ne pas éveiller les soupçons.

Moi par exemple, avant de choisir un lieu où je m'attellerai à une pousse, je sonde le voisinage. Il me faut un quartier calme. J'essaie de voir aussi si le propriétaire est réactif ou pas ; c'est mieux s'il habite loin, on évite les visites surprises. J'ai aussi mes techniques pour limiter les odeurs, le bruit des machines, etc.

Tu trouves que les peines sont sévères dans la région ?
Le tribunal de Lille est plus clément que dans d'autres départements. Ils ont l'habitude de voir de grosses quantités, on n'est pas à Lorient. Après c'est aléatoire, et beaucoup de choses peuvent jouer en ta défaveur. En revanche si tu veux t'en tirer sans trop de dégâts, les services de police et la justice aiment bien quand tu collabores avec eux – le cas typique, c'est qu'au lieu de prendre deux ans, tu t'en tires avec un an aménageable. En échange tu donnes des noms, des planques, tout ce qui peut avoir de l'intérêt.

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Mais même avec l'emprisonnement, ça reste rentable si tu as bien économisé et investi à l'étranger. Ceux qui investissent en France sont des guignols. Ici ils peuvent saisir l'ensemble de tes biens seulement avec la simple présomption d'un doute.

Je peux te demander où tu as investi ?
Au Maroc. Pour moi, c'est l'idéal : l'immobilier est en plein boom et c'est stable politiquement. En revanche, partir en cavale là-bas juste pour éviter une petite peine – moins de 4 ans – je déconseille : la prescription en France pour stupéfiants c'est 20 ans. Et surtout, au bout de six mois sur place tu commences à péter un plomb. On n'a pas la même mentalité que les locaux.

Les médias décrivent parfois les dealeurs comme de dangereuses personnes lourdement armées. À quel point est-ce vrai ?
Tout dépend des quantités vendues, je dirais. Mais à partir d'un certain stade, tu es obligé d'avoir une arme sur toi, car tu risques de te faire escroquer. Ou braquer. À moins de ne vendre qu'à la famille, plusieurs fois par an, il va falloir régler des litiges. Je vais te donner un exemple concret, dans le cas où tu avances un type et que celui-ci ne veut ou ne peut pas te rembourser. Car pour régler tes problèmes, tu as plusieurs solutions et tu vas devoir calibrer en fonction de la personne à qui tu as fait le prêt :

1. le type banal ; avec lui des menaces au téléphone, devant son lieu de travail, ou là où il étudie, sont dans la majorité des cas, suffisantes. Tu peux rajouter une petite gifle humiliante par-dessus et il finira par cracher.

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2. au niveau au-dessus, il y a celui qui, tu en es sûr, va répondre à la gifle. Lui, tu lui donnes deux ou trois avertissements oraux avec un ton ferme, sans te montrer violent. S'il n'envoie pas l'argent après les rappels, tu peux, au choix, le tabasser, le choper pour une petite séquestration de 24 à 48 heures avec torture, le larguer nu sur l'autoroute, ou forcer un membre de sa famille proche à assumer la créance. Mais il faut faire attention : parfois, certains d'entre eux portent plainte.

3. Ensuite t'as le type avec une réputation de tueur. Du coup, si toi-même tu n'es pas un tueur, t'as deux solutions : soit tu en deviens un aussi, soit tu te couches. Mais là, ta crédibilité en prend un sacré coup et ça donnera à coup sûr de mauvaises idées aux autres clients.

Comment ça ?
Eh bien, tu peux être sûr que ce type-là, si tu le tabasses, séquestres ou autre, une fois remis sur pied il n'aura qu'une seule idée : en finir avec toi par tous les moyens. Ces types-là sont des guerriers, et ont un taux de testostérone largement supérieur à la moyenne. Et en général quand tu fais affaire avec eux, on parle rarement de sommes en dessous de 40 000 euros. Fatalement, tu réfléchis. Mais dans la région, les règlements de compte n'ont pas lieu souvent ; en général les mecs sélectionnent bien leur clientèle et on s'arrête à l'étape 2.

Tu as encore peur de quelque chose, aujourd'hui ?
Tu vas rire, mais finalement ce n'est pas la violence ou la prison qui me font peur. Ce serait plutôt la disparition définitive du cash. Nous, on fonctionne qu'avec ça. Je peux t'assurer que je n'ai jamais accepté le moindre paiement par carte bleue. Mais on finira par trouver une solution. Parce que la vente de stupéfiants existera toujours, avec ou sans liquide.

*Le nom de notre interlocuteur a été, pour des raisons évidentes, modifié.