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Couvre-feu en Tunisie (couvrez-vous)

Et dès 19h15 on ne retrouve plus personne dans les rues

J'ai 25 ans, je suis français d'origine tunisienne, et là ça fait 9 mois que je suis à Tunis où j'ai choisi de vivre parce que je m'emmerdais en France. Maintenant, je vis avec un putain de couvre-feu. Bon, vous êtes tous au courant de la situation — insurrection, révolte, pas encore révolution mais en tout cas gros bordel, partout.

On se passera des analyses sur les causes du mouvement, les conséquences, les interrogations sur l'avenir pour parler d'un truc hyper inédit pour un mec né en France pendant les années SOS Racisme : le couvre-feu. Les seules fois où j'entendais parler de couvre-feu c'était toujours dans un pays d'Afrique noire, à la limite dans les années 1990 en Algérie, j'en ai brièvement entendu parler en 2005 quand les banlieues ont cramé, mais là je le vis pour de vrai.

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J'avais rencard avec une meuf lundi 10 janvier quand un cousin flic m'appelle et me somme de ramener mon gros cul à la maison parce qu'il avait reçu des ordres de sa hiérarchie qui (la hiérarchie) lui conseillait de plutôt faire gaffe à sa famille (qui est aussi la mienne). Devant tant d'arguments, je m'exécute, je dépose la fille chez elle, ce à quoi elle répond en se foutant de ma gueule, je me sens roulé et je rentre. Mardi je vais au boulot, je reçois quelques textos moqueurs, mais concrètement, il ne se passe pas encore grand-chose.  Bon mardi soir ça commence à s'agiter véner à Tunis, dans les « quartiers populaires » notamment, mais ça reste toujours dans le domaine du « vite fait », pas encore de sang versé en l'honneur de la libération, mais des bruits qui courent, des rumeurs.

Ouais, je suis Ari Gold sur Twitter.

Mercredi dans la journée, j'appelle un pote pour confirmer ou infirmer la tentative du coup d'État militaire, il me dit qu'une source proche du palais lui a confirmé, mais que ça a échoué. Vu que ce mec a quand même des infos souvent fiables et vérifiées je me dis que ça commence un peu à sentir le sapin, surtout qu'au boulot on nous dit de rentrer à 14h et que mon cousin flic (toujours lui) me dit que le couvre-feu est confirmé pour 20h le soir même. Serein, j'envoie des textos à la meuf de lundi pour la narguer. On est mercredi soir, c'est le premier couvre-feu de ma vie et putain, c'est encore plus chiant que ce à quoi je m'attendais.

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Comme c'est un truc tout neuf - pour tout le monde -, on ne savait pas exactement ce que l'on avait le droit de faire, de même que les risques encourus. En gros, tu sais que tu n'as pas le droit pas sortir de chez toi, et tu dois te raccrocher à des expériences analogues pour y trouver une sorte de réconfort (à Paris un jeudi soir, sans thunes, avec une moitié de pizza Sodebo froide posée quelque part sur la table). J'ai donc réagi de la même manière ; je me suis assis sur une chaise et j'ai confronté mon cerveau semi-éveillé au flux d'informations que m'offrait internet. Facebook et Twitter m'ont beaucoup aidé à suivre ce que se passait dans les autres quartiers, et j'ai même eu le droit à quelques coups de téléphone de proches à la fois excités et paniqués, hurlant d'une voix commune que c'était « le gros bordel » et que ça « cramait un peu partout ».

Jeudi 13 janvier, discours du président attendu en début de soirée. L'armée s'est entièrement déployée, et partout dans le pays, une bonne grosse atmosphère de guerre.

Couvre-feu à 20h, et dès 19h15 on ne retrouve plus personne dans les rues. Avec mon cousin flic, on s'amuse à aller mater le discours dans le café d'un pote à une quinzaine de minutes à pince de la maison - cette dérogation à la loi nous donne l'impression d'être en possession d'une paire de couilles de taille raisonnable.

Lorsqu'on rentre, on fait moins les fiers qu'à l'aller et on longe les murs de peur de se prendre une balle. Premier réflexe après le discours de Ben Ali (qui a semble t-il « rouvert internet dans le pays), aller sur YouTube, Dailymotion, puis YouPorn (ouvert quelques minutes mais refermé par la suite). C'est la deuxième nuit de couvre-feu et tout commence à partir sévèrement en couille. Les gens sur Facebook et Twitter sont déchaînés, une manifestation est prévue pour le lendemain dans l'avenue principale de Tunis. En bon observateur que je suis, je me déplace vendredi matin sur l'avenue Bourguiba et je tombe sur un groupement de 5000 à 10000 personnes ivres d'espoir devant le ministère de l'Intérieur qui crient « Ben Ali dégage, Ben Ali tu nous fais chier, Ben Ali, t'es un sacré enculé ! ».

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Je reste sur le cul, et je me rappelle avoir dit à un autre cousin que « si le mouvement échouait il n'y aurait vraiment que la Solution Finale pour que le pouvoir puisse laver l'affront ». C'est à peu près au même moment que l'on apprend le pillage des maisons de la belle-famille du président. Ça sent vraiment le sapin pour l'Oncle Ben. Vers 14h, des émeutes éclatent sur l'avenue, la police réplique instantanément, et on en profite pour se tirer au plus vite. Aux alentours de 16h30, l'état d'urgence est déclaré, ce qui implique un couvre-feu pour 17h, tous les aéroports fermés, et pour mon cerveau occidentalisé depuis la naissance, un grand saut dans l'inconnu.

Donc là, c'est la fin de Ben et le début du couvre-feu pour le troisième jour consécutif. Les miliciens sont lâchés, Ben s'est cassé, à jamais. Désormais je vis en connexion directe avec l'information, l'ordi branché sur Al Jazeera, France 24, Facebook, Skype, bref sur tout les moyens de communication possibles que nous offre l'ère de la communication.

Chaque maison se transforme en QG de commandement, on se fait une carte des endroits où ça pète et on essaie de suivre où ça pourrait aller. Le problème c'est qu'entre les mecs qui protestent et les miliciens qui se baladent en voitures de location (ces enfoirés tirent, en plus), impossible de distinguer les mecs bien, les connards, les gentils et les mecs qui seraient susceptibles de te perforer le corps pour déconner. Dieu merci j'avais des clopes et surtout, un abonnement téléphonique. Ici le système des cartes de recharge est hyper répandu, sauf qu'entre-temps, toutes les boutiques où on les vendait ont été fermées. Pour la première fois depuis le début, le couvre-feu a pris une tournure à peu près intéressante, puisque chaque quartier s'est organisé en sorte de Comité de Vigilance.

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On s'est mis à devoir rythmer notre vie entre le net et la rue. Chaque quartier agissait comme un relais d'informations au sein de ce grand réseau qu'est la Tunisie et informait les autres comités de qu'il s'y passait - vols, meurtres, explosions et hurlements d'horreur. Hélicoptères au-dessus, bruits de rafales, et la plupart d'entre-nous se tape des barres de rire en attendant la milice.

Samedi, la violence monte d'un cran, l'air de rien. Tout le monde se tire dans le bide, perd du sang, et hurle au désespoir. Les flics se prennent pas mal de plomb dans les fesses, aussi. On fait le plein d'essence, les distributeurs de billets sont à sec, les magasins sont fermés, et je remercie chaque seconde mon génie d'avoir fait les courses juste avant l'arrivée de tout ce bordel - on en profite pour bouffer comme cinq.

Samedi soir, idem que la veille, on alterne entre le net et la rue, pendant que devant chez nous une caisse noire canarde sur à peu près tout ce qui bouge. La riposte de caillasses est immédiate. Ensuite un crétin passe dans le coin avec un pick-up et refuse catégoriquement de s'arrêter devant un barrage, tenu par une coalition rebelle. L'instant d'après, il se fait dépouiller sa mère et perd ses quatre dents de devant.

Dimanche c'est encore bouillant, puisqu'aux miliciens se sont joints d'autres soldats non-officiels, des mercenaires. Mon cousin flic passe son dimanche soir au ministère de l'Intérieur à se faire tirer dessus de tous les côtés par des mecs visiblement sur-entraînés. Quant à nous, on passe une partie de la nuit à attendre ces putains de miliciens en alternant chicha, cacahuètes et discussions animées qui s'avèrent devenir des bilans du présent. On reste en mode AFP/Reuters pour voir ce qu'il se passe ailleurs, en faisant bien attention aux ambulanciers et autres chauffeurs de taxi puisque la plupart de leurs véhicules ont été chourés par des miliciens. On a attendu quelques minutes encore un événement qui n'a pas eu lieu, et on est allés se coucher. Les jours d'après, c'était la merde partout, l'arrivée des télévisions mondiales, les derniers coups d'éclat des miliciens et ça s'est tassé gentiment, au fur et à mesure.

Durant la semaine du 17 janvier, certains ont même repris leur boulot. D'autres ont continué à manifester. Le couvre-feu est désormais fixé à 20h, les gens s'habituent, le soir on continue à veiller, les hélicos font leur ronde, et on tombe toujours sur des petites rafales de bastos qui réchauffent le climat. Depuis quelques jours, le couvre-feu est fixé à 22h. C'est toujours aussi chiant pour sortir, à moins de la faire à l'algérienne : arriver en boite avant le début du couvre-feu puis repartir le matin. Mais je ne suis même pas sûr que les boites de nuits tunisiennes soient ouvertes, en fait.