La Mort dans l’objectif

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La Mort dans l’objectif

Bernandino Hernandez a pour boulot de photographier les nombreux cadavres d'Acapulco.

Pour la plupart des Occidentaux, Acapulco n'évoque rien d'autre que la plage, la fête et les séjours « all inclusive ». Aujourd'hui, peu savent que cette ville de la province du Guerrero, au Mexique, est la plus meurtrière du pays – on y compte 5 à 6 assassinats par jour et 1 300 y ont été dénombrés l'année dernière. Terre des gangs et des cartels – souvent alliés à des autorités corrompues –, la région est le théâtre de nombreux règlements de compte et crimes sanglants commis pour le contrôle du trafic de drogue et l'organisation du racket.

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Bernandino Hernandez, photographe mexicain et correspondant local d'Associated Press, s'est donné pour mission de répertorier et de documenter leurs assassinats. L'homme, qui a shooté plusieurs milliers de cadavres, a démarré à l'âge de 10 ans en photographiant ses camarades de classe, des mariages et des baptêmes. Après être arrivé orphelin à Acapulco encore bébé, il est recueilli par un certain Alfredo Sanchez, reporter de profession. À sa mort, son bienfaiteur lui lègue une mobylette Carabela et un vieil appareil photo Pentax, outils qui le lanceraient à son tour dans le journalisme.

À son adolescence, devenu employé du quotidien El Tropico en tant que distributeur de journaux et de nettoyeur de rotatives, il se met à photographier l'actualité. Dans la tradition de la « nota roja » – un genre journalistique consacré essentiellement aux faits divers sordides –, une autre rédaction locale lui donne l'opportunité de photographier la violence d'Acapulco. Âgé de 19 ans, il se met ainsi à sillonner les rues de la ville dans le but d'arriver le plus rapidement possible sur les scènes de meurtre. S'il s'agit alors essentiellement de crimes passionnels, les assassinats liés au trafic de drogue viendront hanter la région dès le début des années 2000, ouvrant une nouvelle voie au photographe.

Photos de Bernandino Hernandez

« Les hommes sur mes photos sont majoritairement des membres de bas échelle des cartels, explique-t-il. On y retrouve aussi des gens qui n'ont pas payé leur "impôt" aux narcotrafiquants en échange de leur protection. Certains sont donc innocents : leur seul tort est d'avoir refusé de payer ou de ne pas avoir pu le faire. » Avec beaucoup de pudeur, l'homme affirme avoir à une époque pu être hanté par son travail : « Quand j'ai commencé, mon cœur s'arrêtait à chaque photo. Chaque nuit, je me réveillais en sueur. Pour retrouver un état normal, j'allais dans les montagnes, à la plage… Un temps, j'ai aussi beaucoup bu pour oublier. Aujourd'hui, cette sensation a disparu et faire ces photos est devenu un geste automatique. »

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Exerçant dans l'un des pays les plus dangereux du monde pour les journalistes – plus d'une centaine d'entre eux y ont été assassinés depuis le début des années 2000 –, Bernandino Hernandez a lui aussi connu menaces et intimidations de la part des cartels et s'est notamment déjà retrouvé avec une arme sur la tempe ou pris dans une embuscade. Par protection, il lui arrive ainsi de fuir de temps à autre la ville et de mettre la photo de côté quelques mois. Malgré les risques, il garde espoir que ses photos, toutes plus violentes les unes que les autres, serviront à quelque chose. « C'est un travail que j'ai réalisé pour les jeunes, pour qu'ils n'entrent pas dans le crime organisé, pour qu'ils voient comment peut finir quelqu'un de quatorze, seize ou dix-huit ans, argue-t-il. […] Les raisons de la violence sont la pauvreté, le crime organisé et les bandes de délinquants qui s'affrontent. C'est une guerre, mais entre délinquants qui se battent dans les zones de deal de drogue. […] C'est sans fin, il n'y a pas de contrôle. […] Le problème, c'est que ces jeunes entrent dans ce type de violence, le crime organisé, et qu'ils deviennent de la chair à canon. Les premiers assassinés, ce sont eux. En cas de descente de police, ils se font attraper, mais les gros bonnets s'en sortent. C'est lamentable… »

Sur les 4 000 scènes de crime sur lesquelles il estime s'être rendu durant sa carrière, il se souvient en particulier et avec beaucoup d'émotion de deux d'entre elles. Sur la première, il y a trouvé une grand-mère à terre, entourée de ses deux petits-enfants, morts eux aussi. « La femme avait tenté de protéger les enfants. Les balles ont traversé les murs en carton de la maison, et tous ont été tués. L'un des membres de la famille travaillait pour un cartel. Les meurtriers voulaient s'en prendre à ce type. » Sur la seconde, dans les vallées retirées de la Sierra Madre, non loin d'Acapulco, Bernandino, arrivé avant la police, y a trouvé une femme enceinte et sa fille de six ans, tués car le père de famille, militaire, était impliqué dans une opération contre un cartel. Les meurtriers ont aussi abattu la belle-sœur de l'homme, elle aussi enceinte.

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S'il affirme ne pas croire à la Suanta Muerte – la « sainte » mexicaine de la mort vénérée par de nombreux Mexicains et narcotrafiquants –, il dit « croire à la mort » et pense d'une certaine façon « qu'elle protège les gens ». « À Acapulco, j'ai toujours vécu avec la mort à mes côtés, narre-t-il. Elle me donne la main. Je me réveille et m'endors avec elle. Elle est comme ma femme. »

Repérées par Enric Marti, photo editor d'Associated Press en Amérique latine, et Enrico Dagnino, photojournaliste italien, les photos de Bernandino ont depuis voyagé jusqu'en Europe. Exposées au Warm Festival en juillet dernier à Sarajevo, une vingtaine d'entre elles seront accrochées à la chapelle du musée de la Tapisserie de Bayeux jusqu'au 30 octobre dans le cadre de la 23ème édition du Prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre.

Laurent Van der Stockt, photojournaliste français et commissaire des deux expositions, explique avoir été marqué par le personnage et le genre photographique de Bernandino. « À mesure que je fouillais dans ses images qui sont quand même extrêmement directes et crues, je me suis aperçu que le sens visuel de ce photographe autodidacte parle autant de sa propre condition que de la scène qu'il capture. Surtout, la composition de ses images peut être très élaborée tout en restant instinctive, un peu comme du jazz. Avec les couleurs du Mexique et la mort qui est omniprésente, le tout forme un corpus très esthétique. »

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Malgré la violence de son quotidien, Bernandino Hernandez espère un jour retrouver la paix. « J'espère que je verrai un Mexique dans lequel cette foutue Constitution signifie et sert à quelque chose. Un jour où nous serons tous traités avec égalité », conclut-il. En attendant, il continuera inlassablement à sillonner à moto les rues de ce paradis perdu qu'est Acapulco, avec la mort pour passagère arrière, toujours à la poursuite du dernier fait divers sanglant.

@GlennCloarec