Il était une fois, le travail était quelque chose que vous faisiez dans le but de financer le reste de votre vie. C’était un moment vraiment relou que vous deviez endurer pendant huit heures par jour, cinq jours par semaine pendant 40 ans, sauf cinq semaines par an, afin de payer vos verres, vos drogues, le cadeau de Noël pour votre père, votre bouffe et un service funéraire digne de ce nom. Le travail était le travail, les loisirs étaient les loisirs, la vie était : la vie. 90% de la population était moyennement satisfaite de cet accord passé avec la société.
Aujourd’hui, les lignes semblent être plus floues. La récession a volé nos pauses déjeuner contractuelles d’une heure, les photos Facebook et les tweets en état d’ébriété ont exposé nos histoires nulles de jeunes gens qui s’emmerdent et les smartphones ont transformé nos vacances en travaux à la maison. Le travail a pénétré dans les sphères privées à un degré supérieurement élevé – et supérieurement flippant.
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Vous n’avez qu’à parcourir la section « travail » de certains sites en ligne pour trouver une flopée de statistiques terrifiantes. C’est ce que j’ai fait. Cinq millions de personnes sont payées en deçà du salaire minimum, la dépression en milieu professionnel est à la hausse, et l’homme en partie responsable de cette culture qui a conduit à l’effondrement financier – Sir Hector Sants – a récemment dû quitter son emploi pour des raisons en partie liées au stress. Même les salauds n’ont plus la vie facile, ce qui n’est PAS DU TOUT bon signe.
Pour moi cependant, la statistique la plus révélatrice est apparue il y a quelques mois, lors d’une enquête, laquelle avait suggéré que 72 pour cent des travailleurs occidentaux bossaient jusqu’à dix heures supplémentaires non rémunérées chaque semaine. Ai-je cru les résultats de cette étude ? Non. C’est pourquoi j’ai ensuite lu une autre étude, menée par l’organisme Trades Union Congres, qui suggérait que le travailleur britannique moyen – retenez bien cette typologie, le travailleur britannique moyen – travaillait sept heures et 18 minutes supplémentaires non rémunérées chaque semaine. C’est effrayant, et ceci laisse entendre que nous avons tous appris à accepter ce nouveau code de conduite préconisé par l’employeur : travailler plus longtemps pour un salaire moindre, avec moins d’avantages, pas de tickets resto, et tout ceci au nom de la bonne ambiance au bureau.
Ces sept heures et 18 minutes ne sont pas « abusées » lorsque vous êtes entrepreneur, avocat des droits de l’homme, ou disons, photographe de mode. Quand vous faites un boulot comme ça, vous savez que vous n’allez pas tracer du bureau au pub à 17h01 tous les jours. Mais vu que la plupart des habitants de la Grande-Bretagne post-Thatcher travaillent dans le secteur des services ou des emplois administratifs, aka « au bureau » – qu’est ce qu’ils foutent tous à 17h01 ? Ils matent une vidéo Youtube ? Ils se branlent dans les chiottes du 4è étage ? Non. Ils continuent de bosser.
Quelque chose n’est pas juste ici. Tout autour de moi, je vois des gens qui se transforment lorsqu’ils sont sous tension ; leurs veines éclatent, câblées avec tant de caféine que chaque interaction avec eux revient à converser avec votre cousin de 13 ans atteint du syndrome de la Tourette. Vous pensez que l’alcool pourrait être en mesure de vous offrir une sorte de libération, mais aujourd’hui, sachez que même ce moyen séculaire d’échapper à la réalité pourrait être sous la menace d’un dépistage au travail. Les objectifs de cette mesure ne semblent pas simplement viser les ivrognes – qui, avouons-le, sont faciles à repérer – mais également les personnes qui ont osé boire quelques verres la veille. Cette mesure – qui vient des États-Unis – serait, selon ses auteurs, « un égalisateur », du fait qu’elle sèmerait la terreur partout dans l’échelle sociale, de votre humble réparateur de télévision au cadre des solutions médias – en passant par les mecs de la City.
Photo : Jake Lewis
Bien sûr, ils vendent ce truc comme une initiative destinée à améliorer la santé des employés. Mais lorsqu’on voit qu’ils les font également bosser sept heures et 18 minutes supplémentaires chaque semaine, est-ce un motif valable ? Non, pas du tout ; c’est surtout parce que les gens bourrés de la veille sont moins efficaces au travail que les Mormons. Mais à quel point c’est grave ? Peut-être que lorsque vous êtes conducteur de grue ou disons, pilote de ligne, c’est grave ; mais si vous ne pouvez pas prendre un verre en fin de journée pour annihiler la douleur provoquée par votre job de bureau, que vous reste-t-il ?
Je suis conscient qu’il ne s’agit pas exactement d’une lecture marxiste de la situation, et il y a bien des optimistes relou qui diraient que non, on ne devrait pas devoir boire tous les soirs pour oublier la corvée que représente notre existence. Il n’en demeure pas moins que ma démonstration est une preuve – presque – irréfutable que vos employeurs cherchent aussi à contrôler vos vies privées.
Pour moi, le problème qui découle de tout ça semble être l’intrusion des entreprises dans nos vies et le peu de respect dont ces dernières font preuve envers nous. J’ai entendu toutes sortes d’anecdotes sur les centres d’appels qui chronométraient les pauses chiottes de leurs salariés, et les salaires des travailleurs qui restaient mystérieusement bloqués lorsqu’ils étaient malades ; l’inhumanité est redevenue un truc parfaitement normal.
Les raisons de ce déclin de la morale sur les lieux de travail britanniques ne sont pas tout à fait claires. Mais je pense que ça a quelque chose à voir avec ce moment où les ordinateurs sont devenus moins chers que les humains, et qu’en conséquence, les employeurs ont cessé de traiter leur personnel comme des gens, mais plus comme des gadgets nécessitant de l’oxygène construits pour accroitre leurs propres tendances mégalomanes.
Ça a toujours été comme ça dans les médias, branche où les emplois sont rares et les travailleurs prêts à repousser leurs limites afin d’atteindre une sorte de fatigue extrême (et glamour) provoquée par leurs douloureux efforts – avec en conséquence, l’érosion de leurs vies réelles. Mais à présent que les gens sont forcés de danser sur « Get Lucky » pour un emploi chez Currys ou que 4 000 personnes font la queue à l’extérieur d’un nouveau centre commercial du Hampshire dans l’espoir d’y décrocher un job, tout à coup, il devient OK de traiter tout le monde comme de la merde, parce que bon, « si vous ne voulez pas le faire alors quelqu’un d’autre le fera, hein », et pour un salaire bien moindre.
C’est peut-être l’héritage le plus terrible de l’ère Thatcher : la façon dont les travailleurs ont tous été mis en concurrence les uns avec les autres. Alors que les patrons peuvent encore parler de « travail d’équipe » lors de leurs week-ends escalade en marge du bureau, une majorité de personnes est invitée à niquer son prochain à la première occasion venue. Le lieu de travail occidental moderne ressemble en effet à The Office, mais réécrit par Machiavel.
D’autant plus que, comme vous vous en doutez, personne n’est particulièrement disposé à s’engager dans une lutte au couteau. Il est clair que ma génération se précipite au contraire dans une immense fosse nommée épuisement – une mort d’étoiles à l’échelle générationnelle, si vous préférez. Il y a longtemps, on pensait que seuls les gens les plus stressés, les moins mentalement résistants, les plus susceptibles de tomber dans la drogue et l’alcool, étaient susceptibles de quitter leur emploi pour gérer des élevages d’oies organiques à la campagne. Aujourd’hui, il s’agit du rêve de tous les gens que je connais. Peut-être que mes amis sont tous de grosses fainéasses égocentriques et sensibles, mais je crois plutôt qu’une grande majorité de jeunes travailleurs est tellement déçue – soit par leurs perspectives d’avenir, soit par leur environnement de travail – que plus personne n’a envie de devenir patron. Le coup du « Faisons-nous payer dans un premier temps, on verra notre carrière après » semble être la devise de tous les moins de 30 ans occidentaux en 2013. Dans nos sociétés de capitalisme extrême et dégénérescent, l’ambition est un truc aujourd’hui massivement en déclin.
Photo : Jamie Taete
Non seulement tout ça nous rend profondément malheureux, mais ça nous rend aussi un peu fous. Nous passons nos week-ends à nous battre dans les bars et nous défoncer avec de mauvaises drogues, plus polluées encore que le Pacifique. Jetez un œil aux activités extracurriculaires de la plupart des ouvriers occidentaux, et vous aurez le sentiment que les gens n’essaient plus seulement de se détendre, ils essaient surtout de se neutraliser. On avait l’habitude de se moquer du mec au bureau bourré au bar avec son costume trempé de sueur parce qu’il avait travaillé trois fois plus d’heures que ses collègues. Mais maintenant, le vendredi, on est tous ce gars-là : un mélange de Michael Douglas dans Chute Libre et d’un fan de Crass.
Les gens ont besoin de réinvestir leur vie réelle et de rappeler à leurs employeurs qu’ils sont payés seulement pour les heures qu’ils font. Ils ont besoin de leur faire savoir que, même si un nouveau salarié peut le remplacer, il ne sera pas aussi bon que lui, c’est-à-dire un mec qui connaît déjà les ficelles du métier. Vous n’avez pas à demander la lune, juste un peu de décence lors de votre évaluation à mi-parcours.
Et plus que tout, l’humain occidental doit cesser de se définir par le travail. Ce n’est pas de ça dont vous parle votre grand-mère quand vous venez la voir, ni ce dont discutent vos potes avec vous au bar. Je ne dis pas que vous devez prendre d’assaut le bureau de votre boss et l’envoyer dans un camp de travail en Sibérie, mais par pitié, n’oubliez pas que le boulot est le boulot, et que la vie est la vie. Et s’ils vous virent, vous pouvez toujours poursuivre ces enfoirés pour licenciement abusif.
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