Notre génération a un gros problème avec le Xanax

L’effet des benzodiazépines est dévastateur. Selon un article du New York Magazine paru en 2012, ils agissent en « supprimant la production des neurotransmetteurs qui interprètent la peur ». En d’autres termes, ils éliminent notre capacité à ressentir le danger, ce qui se traduit, chez les personnes souffrant de trouble panique, par une réduction des crises d’angoisses. Pour celles qui prennent quatre fois la dose recommandée et la mélangent avec de l’alcool, en revanche, cela peut marquer le début de quelque chose de beaucoup plus catastrophique.

Les médecins américains prescrivent des benzodiazépines depuis les années 1960. Commercialisées sous différents noms au fil des années – Valium, Klonopin, Xanax, etc. –, elles comptent désormais parmi les médicaments les plus controversés de la médecine moderne ; elles sont efficaces, certes, mais à quel prix ?

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C’est aux États-Unis que l’abus de benzodiazépines est le plus frappant : 5 % de la population adulte en consomme ; 10 à 25 % des consommateurs en dépendent. Parallèlement, près de 9 000 décès liés aux benzodiazépines ont été comptabilisés en 2015 et, depuis l’année 2000, le taux d’overdose a connu une hausse de 500 %. Les benzodiazépines sont d’autant plus létales lorsque combinées avec des opioïdes, ce qui correspond à environ 8 000 de ces décès, et jouent un rôle dans près d’un tiers des overdoses fatales. Cela est dû à l’effet dépressif des benzodiazépines sur le système nerveux central : elles limitent notre respiration et notre fréquence cardiaque en raison des neurotransmetteurs supprimés, et rendent le corps extrêmement vulnérable à d’autres substances.

Elvis, Heath Ledger, Michael Jackson, Amy Winehouse, Whitney Houston ; autant de célébrités qui présentaient des benzodiazépines dans leur système au moment de leur décès. Ce sont toutefois les hommes blancs âgés entre 18 et 34 ans, au chômage et déjà accros à d’autres substances, qui sont les plus susceptibles d’abuser de ces médicaments. Il y a deux raisons à cela : premièrement, leur effet « adoucissant » au moment de la descente d’une autre drogue ; deuxièmement, leur faible coût – les benzodiazépines se vendent à un ou deux euros dans les rues britanniques. Le plus souvent, les gens consomment des benzodiazépines à l’issue d’une nuit blanche passée à prendre d’autres stupéfiants.

L’ampleur de ces abus est plus qu’évidente sur le forum « Drogues » de Reddit, désormais infesté de ce que les membres appellent des histoires de « bartard » [c’est-à-dire une personne qui consomme du Xanax sur une base quotidienne], en référence à une « tablette » [« bar » en anglais] de Xanax – soit deux à quatre fois la dose recommandée dans le traitement de l’anxiété.

Entre mises en garde et esbroufes, ces récits comportent des caractéristiques communes : l’auteur du post ingère ce qu’il croit être une quantité raisonnable, avant de se réveiller des heures voire des jours plus tard dans un état de somnolence et sans le moindre souvenir.

J’ai contacté « CzerwonyMan », le mec à l’origine du post le plus populaire sur Reddit. Cet Américain de 18 ans a été placé dans un établissement psychiatrique après que la police l’a trouvé en plein black-out suite à une prise de Xanax. La différence entre les black-out dus aux benzodiazépines et ceux liés à l’alcool est que, plutôt que de s’endormir, un consommateur avec une tolérance décente peut continuer de fonctionner. « Les benzodiazépines vous donnent l’impression d’être moins défoncé que vous ne l’êtes vraiment, m’explique-t-il, ce qui vous pousse à en reprendre. C’est une incitation mentale. Avant de déconner, mon usage des benzodiazépines était purement récréatif. Mais le simple fait de savoir que vous pouvez en prendre si vous le voulez suffit à le faire. »

La communauté de Reddit évoque aussi le terme de « Xanman » pour décrire l’état optimal de l’intoxication aux benzodiazépines, où le consommateur ne fait pas de black-out, mais se trouve dans une sorte d’état d’excitation où ne se produisent que des bonnes choses. En lisant ces histoires de Xanman, la raison pour laquelle les gens utilisent les benzodiazépines de manière récréative paraît évidente, bien sûr – mais il est difficile le voir comme autre chose qu’une aberration ; un bref arrêt sur une route qui mène inévitablement au désastre.

Quand je demande à CzerwonyMan pendant combien de temps il a consommé du Xanax avant de terminer à l’hôpital psychiatrique, sa réponse me surprend : « Pendant quelques semaines seulement, mais j’en prenais tous les jours ».

Mais pourquoi les benzodiazépines ? « À chaque fois que j’ai essayé une drogue dans ma vie, c’est parce que j’étais curieux de voir les effets qu’elle faisait. Avec la réputation manifestement en expansion des benzodiazépines, et du Xanax en particulier, j’ai simplement eu envie d’essayer. Mais on développe une tolérance assez rapidement, et très vite, il faut prendre une dose triple pour être défoncé. Être sobre était la dernière chose que je voulais – j’aimais tellement l’effet du Xanax que je me défonçais 24 heures sur 24. »

Des consommateurs de Valium en Écosse. Photo : Harrison Reid

La réputation des benzodiazépines grandit en Grande-Bretagne également. Bien que l’abus ne soit pas au niveau des États-Unis, 366 personnes sont mortes d’overdoses de benzodiazépines en 2015 – soit plus que la cocaïne, le speed ou la MDMA. Le plus surprenant est qu’il est délicat d’obtenir une prescription du National Health Service (NHS), à moins d’avoir été en cure de désintoxication ou en clinique, ou d’être un consommateur de longue date – c’est-à-dire depuis le temps où les ordonnances étaient plus courantes. De fait, les gens se voient contraints d’en trouver dans la rue ou sur le darknet.

Le darknet est particulièrement intéressant en ce moment. Il y a cinq mois environ, quand les histoires de bartard ont commencé à devenir populaires, le fil de discussion « Darknet Market UK », sur lequel avaient lieu des bavardages occasionnels sur une variété de benzodiazépines, est désormais axé sur un seul sujet : le Xanax. DNMUK est un forum rempli d’annonces de fournisseurs et de critiques de clients, où l’interaction publique entre acheteurs et vendeurs contribue, espérons-le, à un niveau de sécurité plus élevé. Les clients notent les médicaments qu’ils reçoivent selon un certain nombre de catégories – service, expédition, discrétion, sécurité et communication – de sorte que les escrocs sont rapidement évincés.

Le marché du Xanax est naturellement complexe. Le Xanax est fait de poudre d’alprazolam, qui est concoctée dans des laboratoires et vendue sur le darknet en provenance de Grande-Bretagne, mais aussi de pays comme la Chine, le Portugal et le Canada. Le prix varie en fonction du volume de la commande, mais généralement, un gramme coûte environ 60 dollars : de quoi faire 500 tablettes de 2 mg.

La poudre est ensuite pressée à l’aide de machines et d’agents liants ; bien souvent, les pilules que vous achetez sur le darknet ne sont pas les mêmes que vous trouvez légitimement en pharmacie.

Jusqu’en juin dernier, leur achat en Grande-Bretagne se faisait presque exclusivement auprès de « UKBenzos », un ancien fournisseur reconverti fabriquant, et « HulkedBenzoBoss », chargé de la distribution en grandes quantités. Parmi leurs vendeurs de moindre niveau se trouvaient « imperialstormtrooper » et « SmokersDelightUK », qui vendaient principalement aux « petits » utilisateurs.

Mais, il y a un mois, HulkedBenzoBoss a disparu – dans l’impossibilité de joindre UKBenzos directement, imperialstormtrooper, SmokersDelightUK et le darknet britannique sont arrivés à court de Xanax. La raison de la panique qui s’est ensuivie était simple : les sevrages. Les effets de l’arrêt brutal de benzodiazépines (par opposition au traitement dégressif) sont légendaires tant ils sont horribles – tremblements, nausées, convulsions, psychose, et j’en passe.

J’ai discuté avec un ancien consommateur de benzodiazépines qui les a arrêtés d’un coup. Il a accepté de parler sous couvert d’anonymat. « J’ai commencé à en prendre tous les jours de la semaine pour m’aider à dormir, explique-t-il. J’avais conscience que ce n’était pas une bonne idée, alors j’ai réduit ma consommation. J’ai continué comme ça pendant deux ans. J’ai finalement décidé de les arrêter complètement, étant donné que, jusque-là, tout se passait bien. Environ deux semaines plus tard, j’ai fait l’expérience du syndrome prolongé de sevrage, et ce, pendant deux mois. Ça a été la pire période de maladie mentale que j’ai jamais eue, et je ne m’y attendais pas du tout. Deux mois, c’est très long à vivre quand on ne voit pas la lumière au bout du tunnel. J’ai beaucoup de chance d’avoir un boss aussi compatissant, sinon quoi j’aurais perdu mon travail. »

« Être sobre était la dernière chose que je voulais – j’aimais tellement l’effet du Xanax que je me défonçais 24 heures sur 24. »

Dans les jours qui ont suivi la disparition de HulkedBenzoBoss, un nouveau fournisseur est apparu sur le darknet. Il a affirmé être à l’origine de la « célèbre marque UKBenzos » et a exhorté les consommateurs à passer commande auprès de lui. Mais puisqu’ils ne savaient pas ce qui était arrivé à HulkedBenzoBoss, ils ont pensé que ce nouveau fournisseur faisait partie d’une opération de police. Même imperialstormtrooper et SmokersDelightUK ont refusé de faire affaire avec lui.

Il faut croire que ça n’en a pas démotivé certains, puisque le fournisseur a enregistré 15 000 commandes de tablettes, et étant donné que tout le monde a reçu les même pilules que produisait UKBenzos, les soupçons se sont estompés.

On ne peut toutefois que s’interroger sur l’ampleur de la dépendance des consommateurs, dans la mesure où ces derniers sont disposés à passer commande auprès d’une personne aussi suspecte. Il est certain que quelqu’un pourra en profiter à l’avenir. À l’heure actuelle, le fournisseur vend 100 tablettes pour environ 50 euros, mais quel avantage a-t-il à conserver le même prix ; et quel avantage le prochain après lui aura-t-il à vendre des produits fiables ?

Ce phénomène découle sans aucun doute d’une combinaison de facteurs : la mode, la facilité d’accès et le prix. À une époque où les jeunes sont inquiets quant à leur place dans le monde, ils sont de toute évidence plus qu’enclins à se défoncer de manière économique et efficace. Mais ce serait un euphémisme de dire que c’est allé trop loin. Il est peu probable que cette histoire ait une fin heureuse.

Je demande à CzerwonyMan comment il a vécu le fait d’être enfermé dans un hôpital. « J’étais plein de regrets, me répond-il. Comment ai-je pu laisser les benzodiazépines me faire atterrir tout droit chez les fous ? C’est la question que je me suis posée pendant ces huit jours. J’ai compris que cette stupide décision avait eu d’énormes conséquences sur ma vie et avait gâché tous mes efforts précédents. »

Et lui de poursuivre : « Vous pouvez avoir l’impression d’aller bien lorsque vous prenez des benzodiazépines, mais c’est seulement quand vous arrêtez de les utiliser que vous réalisez la merde dans laquelle vous vous êtes fourré. »