Le soir du 16 mars 1993, Shidane Abukar Arone, un adolescent somalien de 16 ans, est capturé par des soldats canadiens à l’intérieur du périmètre d’une base canadienne en Somalie. Peu après minuit, il était mort.
La Somalie traversait alors une violente guerre civile qui a poussé 1,5 million de personnes — un cinquième de sa population — à fuir le pays. Chaque semaine, des milliers de Somaliens mouraient de faim ou faute de soins. Des milices pillaient les convois d’aide humanitaire, vitale pour la population, et en revendaient le contenu sur le marché noir. En décembre 1992, le Canada a dépêché 1400 soldats dans le cadre d’une mission de l’ONU visant à assurer que les denrées alimentaires se rendent aux Somaliens.
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Quatre mois plus tard, Shidane Abukar Arone entrait dans le périmètre de la base canadienne près du village de Belet Huen, à 341 kilomètres au nord de la capitale, Mogadiscio. Une patrouille du Régiment aéroporté canadien l’a repéré caché dans une latrine. Il n’a opposé aucune résistance à son arrestation et a dit qu’il cherchait un enfant perdu. Les soldats l’ont plutôt pris pour un voleur. Ils l’ont conduit dans un bunker sous-terrain du campement canadien, poignets attachés derrière le dos et yeux bandés. Ce qui s’est passé ensuite est l’un des incidents les plus ignobles de l’histoire militaire récente du Canada.
Pendant plusieurs heures, des soldats du Régiment aéroporté ont sauvagement torturé l’adolescent. Selon les témoignages livrés en cour martiale, il a reçu à répétition des coups de poing, des coups de pied, il a été brûlé à la plante des pieds avec un cigarillo, il a subi une simulation de noyade et il a été sodomisé avec un bâton.
Plus de 80 soldats ont entendu ses cris, malgré le bruit d’une génératrice à proximité. Un soldat a dit avoir été interrompu par « un long hurlement » alors qu’il jouait au Game Boy. D’autres ont dit que ces soldats avaient un « super trophée ». Peu après minuit, Shidane Abukar Arone est mort. « Canada, Canada » sont ses derniers mots.
Son nom ne devrait pas avoir été oublié en 2018. Il y a un fil conducteur entre sa mort et le sort de personnes comme Abdoul Abdi,un enfant réfugié au Canada qui est aujourd’hui confronté à la déportation vers un pays où il craint une mort certaine. Arone et Abdi ne sont que deux des nombreux noms qui s’effacent avec le temps. Nous devons nous en souvenir, de sorte que leur destin ne se répète pas.
Deux hommes ont été accusés de la torture et du meurtre de Shidane Abukar Arone : le caporal-chef Clayton Matchee et le soldat Kyle Brown, membres du 2e commando du Régiment aéroporté. Après l’assassinat, Matchee, un Canadien d’origine cri, aurait dit : « L’homme blanc craint l’Amérindien, et maintenant l’homme noir aussi ». Les deux soldats ont pris 16 photos cette nuit-là, chacun posant avec l’adolescent à demi conscient et couvert de sang.
Matchee a été arrêté le jour même, et on l’a retrouvé pendu avec les lacets de ses bottes dans sa cellule. Il a survécu, mais il a subi d’importants et irréversibles dommages cérébraux. Brown, qui a des ancêtres cris, a été renvoyé de l’armée et condamné à cinq ans de prison. Des accusations ont aussi été portées contre sept autres soldats, dont un major qui avait donné l’autorisation aux soldats de maltraiter les voleurs pris dans le camp comme moyen de dissuasion. Mais la plupart des soldats qui ont comparu en cour martiale ont été acquittés ou seulement réprimandés.
Au pays, ce crime a indigné la population, ainsi que des vidéos qui ont fait surface peu après. L’une montrait deux membres du 2e commando faisant des remarques racistes : un soldat affirmait que les Somaliens « ne travaillent jamais, ce sont des paresseux, des fainéants, et ils puent ». Quelques jours plus tard, une autre a circulé montrant un soldat noir rampant, les mots « J’aime le Ku Klux Klan » tracés sur lui avec des excréments humains.
Dans un article du Washington Post paru en 1994, on a écrit que ce scandale « portait un dur coup à l’image du Canada, jusque-là considéré comme un acteur de premier plan pour le maintien de la paix dans le monde après la guerre, ainsi que des Canadiens, auxquels on prêtait des qualités naturelles de médiateur lors de conflits étrangers ». En 1995, le gouvernement fédéral a ordonné une enquête publique sur la mort de Shidane Abukar Arone. La population se posait alors deux questions : « Comment ça a pu se produire? » et « Pourquoi aucun soldat ne les en a empêchés? »
En 1993, la réputation du Canada dans le maintien de la paix était à son apogée, après une mission de plusieurs décennies à Chypre. La Somalie allait cependant représenter un défi d’un tout autre ordre, et il y aurait ensuite le génocide rwandais, puis la guerre de Yougoslavie. Au fil de plusieurs enquêtes, force a été d’admettre que le scandale de la Somalie était loin d’être la seule horreur.
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Dès le début de la mission en Somalie, les soldats canadiens ont été aux prises avec des vols et des pillages, souvent commis par des enfants, autour et à l’intérieur de leur base. Faire feu en l’air ne donnait rien, la population locale étant habituée aux conflits ne bronchait pas. Il n’y avait pas de réelle autorité somalienne en place pour punir ou incarcérer les Somaliens que le Canada arrêtait. Par conséquent, une série de mesures moralement discutable a été mise en œuvre. Les enfants pris en train de voler étaient ligotés, on leur bandait les yeux et les laissait au soleil pendant des heures avec une affichette portant le mot « voleur » en somali accrochée au cou. Douze jours avant la mort de Shidane Abukar Arone, des troupes du Régiment aéroporté ont utilisé des appâts pour piéger les voleurs, une action contestable à l’issue de laquelle deux Somaliens ont été touchés par balles, dont un mortellement. Au total, six Somaliens ont été tués par des soldats canadiens au cours de la mission.
Alors que ces informations étaient révélées, des allégations d’opération de camouflage ont aussi commencé à émerger : documents du ministère de la Défense déchiquetés, photos de soldats posant avec des prisonniers somaliens ligotés qu’on a ordonné de détruire. Le Régiment aéroporté du Canada, une unité d’élite créée en 1968, a été démantelé dans la honte en 1995.
Mais le meurtre d’Arone n’a été examiné dans le cadre de l’enquête publique. On y a mis fin prématurément en 1996 en exigeant qu’un rapport soit produit l’année suivante. Les conclusions de celui-ci ne portaient pas sur le racisme au sein des forces militaires, duquel semblent pourtant découler les gestes de Matchee et de Brown, entre autres. On a plutôt conclu qu’étaient en cause le manque de compréhension de la culture somalienne, le climat difficile et l’environnement démoralisant créé par les Somaliens qui lançaient des pierres aux soldats venus pour les aider, voire crachaient sur eux. Beaucoup de soldats jugeaient que les Somaliens n’étaient pas reconnaissants; les Somaliens considéraient largement que la participation de l’ONU n’était motivée que par des intérêts occidentaux. On a aussi déterminé que le manque d’éducation des officiers était un problème. Seulement 30 % d’entre eux détenaient alors un diplôme universitaire; le sous-officier qui commandait la section de Matchee et de Brown n’avait son diplôme secondaire.
En 1997, 100 recommandations ont été présentées au premier ministre Jean Chrétien pour réformer l’armée. On recommandait par exemple de rendre le diplôme secondaire obligatoire pour les officiers, de mettre l’accent sur l’éthique dans les collèges militaires, et de produire un journal militaire indépendant. Le racisme au sein des Forces canadiennes est ainsi devenu un élément d’une situation complexe, plutôt que l’enjeu central auquel s’attaquer.
Même avant ces recommandations, les crimes commis par des soldats canadiens ont peu à peu été supplantés par le traumatisme national qu’ils ont causé. Les victimes n’étaient plus les Somaliens, mais la réputation du Canada. En 1996, la chroniqueuse du Toronto Star Rosie DiManno a écrit que « nous sommes plus animés et indignés par la chaîne de responsabilité, ou la chaîne de collusion, ou la chaîne de camouflage, que par les crimes et le comportement déplorable des soldats de la paix canadiens ».
Il est impossible de dire que l’héritage des pensionnats autochtones et du colonialisme n’a pas montré son visage quand, le 16 mars 1993, deux Cris victimes de racisme — les soldats surnommaient Matchee « Geronimo », ce qu’il détestait — ont commis des gestes de brutalité qu’ils croyaient autorisés. Juste avant le début de la torture, le 16 mars, le commandant de la section de Matchee lui avait recommandé de battre l’adolescent avec un bottin téléphonique pour éviter de laisser des marques, une pratique qu’on a accusé des policiers saskatchewanais, province d’origine de Matchee, d’utiliser contre des autochtones. Matchee et sa famille recevaient des messages haineux et des menaces de mort par la poste, dont une disant : « Indien, profiteur de l’aide sociale. Tu mérites la mort. »
Toutefois, même si le racisme n’a pas disparu des Forces canadiennes, certains changements semblent avoir depuis porté leurs fruits. En Afghanistan, il y a eu le cas en 2008 d’un soldat canadien qui a comparu en cour martiale pour avoir tué par compassion un taliban gravement blessé. Mais rien d’une cruauté approchant celle du meurtre d’Arone n’est survenu depuis. Toutefois, la participation du Canada au maintien de la paix a été réduite.
Pour se distancier des conservateurs au cours de la campagne électorale de 2015, Justin Trudeau a promis de renouveler l’engagement du pays pour le maintien de la paix, en fournissant 500 millions de dollars et 600 soldats à l’ONU. Mais peu de choses se sont produites depuis. Lors de la campagne électorale de 2015, il n’y avait que68 casques bleus déployés. En février 2018, leur total était de 40. Et la moitié d’entre eux sont des policiers.
Pourtant, le maintien de la paix reste populaire auprès des Canadiens. Le scandale de la Somalie n’est qu’un petit accident dans un parcours de maintien de la paix autrement sans tâche. Près de 70 % des Canadiens approuvent le déploiement des Forces canadiennes lors de missions de paix de l’ONU dans les zones de combat, d’après un sondage de 2016.
Par ailleurs, le gouvernement Trudeau a conclu un contrat de plusieurs milliards de dollars avec l’Arabie saoudite pour du matériel militaire, dont des véhicules qui pourraient avoir été utilisés contre des civils yéménites. De plus, il évite les bourbiers comme ceux qu’ont été la Somalie et l’Afghanistan. Leurs efforts de maintien de la paix se sont plus ou moins limités à l’investissement de 21 millions de dollars pour augmenter le nombre de femmes déployées. Et le nombre de soldats promis est passé de 600 à 200 pour les déploiements temporaires.
Quelle est la situation en Somalie, 25 ans plus tard? L’incessant cycle de violence qui ravage le pays depuis les années 80 se poursuit toujours. Le 23 février, l’explosion de deux voitures piégées a fait 45 morts à Mogadiscio, une attaque revendiquée par al-Shabab, un groupe affilié à Al-Qaïda.
Pour ce qui est de la famille de Shidane Abukar Arone, le gouvernement canadien a donné à son clan une compensation financière équivalant à environ 100 chameaux (un peu moins de 20 000 $ CA), ce qui était exigé pour sa mort. Ses parents ont plus tard engagé des poursuites contre le gouvernement canadien et réclamé cinq millions de dollars, mais la poursuite a été rejetée en 1999.
Vingt-cinq ans plus tard, sa mort soulève toujours plus de questions qu’il y a de réponses. Des conflits surviennent dans le monde et le Canada a beaucoup à offrir. Mais sommes-nous prêts à payer le prix qu’il en coûte pour participer, plus de soldats tombés au combat, peut-être plus de scandales comme celui de la Somalie? Sommes-nous préparés à agir différemment? Nous devons nous poser ces questions. Jusqu’à maintenant, nous les avons évitées.
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