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L'histoire vraie du double robotique de Philip K. Dick qui a perdu la tête

En 2005, 23 ans après la mort de Philip K. Dick, un jeune ingénieur dévoile son double robotique, "Phil", dont la tête disparaît mystérieusement quelques mois plus tard.

Cet article vous est présenté par le court-métrage I-Philip, diffusé sur ARTE Creative. Rendez-vous sur le site.

Philip K. Dick était une créature exceptionnelle à bien des égards. L'auteur d'Ubik et Substance mort consommait jusqu'à 1 000 cachets d'amphétamine par semaine, tout juste assez pour soutenir son rythme d'écriture délirant : 120 mots par minute. Avant de disparaître en 1982, il a produit une quarantaine de romans et près de 150 nouvelles en une trentaine d'années. Ces oeuvres ont inspiré le Blade Runner de Ridley Scott, le Total Recall de Paul Verhoeven, le Minority Report de Steven Spielberg et continuent d'exercer une influence profonde sur la science-fiction. Pour rendre hommage à cet écrivain majeur, Arte lui consacre actuellement un cycle spécial avec le jeu vidéo Californium, le documentaire Les mondes de Philip K. Dick et un court métrage en réalité virtuelle, I, Philip.

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Dans I, Philip, le spectateur devient un androïde dans lequel la mémoire de l'écrivain Philip K. Dick a été implantée. Pendant douze minutes, il vit par ses yeux robotiques une ultime histoire d'amour au fil d'une succession de tableaux saisissants, capturés à 360° par la caméra du réalisateur Pierre Zandrowicz : une énorme salle de conférence, un appartement luxueux, les falaises d'Étretat au coucher du soleil. L'expérience est d'autant plus fascinante que I, Philip est basé sur l'histoire vraie et tragique de Phil, un double robotique de Philip K. Dick qui a été créé par une petite équipe de passionnés au milieu des années 2000. Il a vu le jour, il est devenu célèbre, il a voyagé - et puis il a perdu la tête.

Le père de l'androïde de Philip K. Dick s'appelle David Hanson. Il est né en 1969. Après avoir étudié la physique à l'Université du Nord-Texas, à Denton, il a été accepté à la Rhode Island School of Design en 1993. Dans son domaine, cette école d'art fait partie des meilleurs ; l'acteur James Franco, le musicien David Byrne, la photographe Diane Arbus se sont assis sur ses bancs. David Hanson y a étudié la sculpture et décroché se premiers galons de roboticien. L'un des projets les plus remarqués de son cursus était un "télérobot", un modèle géant de sa propre tête grâce auquel il était possible de discuter à distance.

En 1998, deux ans après avoir obtenu son diplôme à la RISD, David Hanson a été engagé comme sculpteur par les studios Walt Disney. Vite bombardé développeur dans la division animatroniques du géant du divertissement, il a affiné ses talents en créant des robots de la première vis à la dernière ligne de code. C'est à cette époque que le jeune homme a commencé à tisser des liens avec la communauté scientifique : ses travaux ont été remarqués par le physicien Yoseph Bar-Cohen, qui l'a invité à réaliser un robot pour le présenter à ses collègues de la NASA. Les grosses têtes de l'aéronautique et de l'espace ont adoré le travail de David Hanson, un autoportrait mu par une petite armée de moteurs. Motivé par cette réussite, l'artiste a créé une deuxième, puis une troisième tête humaine robotique appelée K-Bot.

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En 2003, David Hanson a présenté K-Bot au public du Cognitive Systems Workshop de Santa Fe, un séminaire réservé aux scientifiques impliqués dans la recherche sur l'intelligence artificielle. Le robot y a fait sensation, tout particulièrement auprès du professeur de psychologie et de sciences cognitives Arthur Graesser. Ce doyen de l'Université de Memphis et créateur de l'Institute for Intelligent Systems (IIS) a été frappé par le K-Bot, à tel point qu'il a immédiatement proposé une collaboration à David Hanson. L'idée était de transformer ses créations en robots conversationnels, c'est à dire capables de discuter avec les humains. David Hanson a accepté et l'été suivant, il est venu présenter sa tête artificielle aux collègues du professeur. C'est comme ça qu'il a fait la connaissance de l'autre père de l'androïde, un jeune homme appelé Andrew Olney.

Après avoir décroché un baccalauréat universitaire en linguistique et sciences cognitives à Londres puis une maîtrise en systèmes adaptatifs et évolutifs à Brighton, en 2001, Andrew Olney est retourné dans sa ville natale de Memphis pour rédiger une thèse en informatique. En 2003, David Dufty a assisté à sa rencontre avec David Hanson lors d'une présentation d'une nouvelle version de K-Bot. Dans son ouvrageLosing the Head of Philip K. Dick, cet ancien élève d'Arthur Graesser raconte : "Le contraste physique entre Hanson, avec sa mâchoire carrée et son corps musclé, et Olney, le grand maigre délié, était éclatant. Pourtant, ils avaient beaucoup en commun. Ils savaient qu'il était de leur devoir de s'apprécier et de collaborer, de quelque manière que ce soit." En effet : tout juste présentés, les deux hommes ont décidé de travailler ensemble à la création d'un androïde, un robot façonné à l'image d'un être humain.

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L'idée a été lancée par David Hanson. Le roboticien rêvait de longue date de créer une réplique d'un écrivain de science-fiction ; lorsqu'il a proposé Philip K. Dick, Andrew Olney a immédiatement opiné. En bon passionnés de science-fiction, les deux hommes s'étaient largement gorgés des univers de l'écrivain amphétaminé. Le roboticien appréciait beaucoup ses robots tellement humains, le programmeur avait dévoré son oeuvre. David Dufty rapporte qu'adolescent, Olney était à ce point obsédé par la littérature d'anticipation qu'il avait dû se résoudre à jeter toute sa bibliothèque pour se libérer de l'emprise d'Asimov, Anderson, Pohl et consorts. Pour les deux hommes, transformer l'auteur de Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? et inventeur des Nexus-6 en robot, c'était lui rendre un hommage très à-propos. Son double serait baptisé Phil.

L'androïde de Philip K. Dick ne pouvait être qu'exceptionnel. David Hanson voulait que sa création paraisse vivante, que son visage artificiel exprime des émotions en apparence sincères. Ses connaissances en sculpture et en robotique pouvaient lui permettre de prétendre à un tel niveau de réalisme. La mission d'Andrew Olney consisterait à doter l'androïde d'une intelligence artificielle suffisamment performante pour entretenir une conversation avec un interlocuteur humain. L'androïde devait savoir écouter et répondre. "Je percevais tout ça comme un projet artistique infusé à l'intelligence artificielle, a expliqué l'informaticien expert à Motherboard. Une sculpture dynamique interactive." A l'époque, rien de ce genre n'avait encore été tenté.

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"L'une de mes théories, c'est que la tête a été transformée en bong. Un fan l'a trouvée et convertie en pipe à eau pour communier avec l'essence de Philip K. Dick."

Pour engendrer le portrait robotique de leurs rêves, les deux hommes allaient devoir déployer tous leurs talents, chacun de leur côté : à la fin de sa visite à l'Université de Memphis, David Hanson est rentré chez lui, à Dallas. Andrew Olney devrait créer une intelligence artificielle sans voir le corps au travers duquel elle s'exprimerait. Pour remplir cet objectif, l'informaticien a décidé de s'appuyer sur une invention d'Arthur Graesser, un logiciel appelé AutoTutor. Au sein de l'Institute for Intelligent Systems, l'informaticien faisait office de programmeur en chef pour ce professeur artificiel, supposé instruire ses utilisateurs sur n'importe quel sujet en conversant avec eux.

Tout le fonctionnement d'AutoTutor repose sur l'identification de catégories d'interactions basiques comme les ordres ou les questions. Son utilisateur peut interagir avec lui par le biais de requêtes textuelles ou vocales, qu'AutoTutor analyse pour répondre au mieux par des conseils ou des exercices. C'est cette architecture qu'Andrew Olney a utilisé pour construire le système conversationnel de l'androïde de Philip K. Dick. Pour vérifier la compatibilité du logiciel créé par Arthur Graesser avec les robots, l'informaticien a d'abord tenté de le mettre au service d'un Billy Bass, ce poisson de latex qui s'agite en chantant des classiques de la pop lorsqu'il est mis en route. Il a réussi : au prix de quelques modifications, il a transformé la perche musicienne en professeur de physique.

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Preuve était faite qu'AutoTutor pouvait être utilisé pour doter l'androïde du sens de la conversation. Le plus gros du travail pouvait commencer. Implanter le squelette du logiciel éducatif dans la tête du portrait robotique de Philip K. Dick ne suffirait pas à en faire un double convaincant. Pour donner une personnalité à sa création, Andrew Olney devait lui offrir plus : des réponses, des sujets de conversation. Il y est parvenu en implantant plusieurs romans de Philip K. Dick et quelques ouvrages d'entretiens avec l'auteur dans son intelligence artificielle. Grâce à ce corpus, l'androïde disposerait d'un fonds dans lequel piocher pour répondre à ses interlocuteurs. Si on lui adressait une question à laquelle l'auteur avait répondu de son vivant, le robot n'aurait qu'à la ressortir telle quelle. Face à une requête inédite, il devrait cependant créer sa propre réponse. Pour ce faire, Phil utiliserait des fragments de texte sélectionnés dans sa base de données selon les mots employés par son allocutaire.

Pendant qu'Andrew Olney créait l'esprit de l'androïde, David Hanson s'employait à façonner son enveloppe physique. Pour la première fois de sa vie, le roboticien allait devoir reproduire le visage d'un modèle disparu. Il a surmonté cette difficulté en recueillant un grand nombre de photographies de Philip K. Dick. Grâce à elles, il a pu sculpter un portrait d'argile sur lequel a été moulé le masque de l'androïde. Le matériau utilisé pour créer cette peau artificielle,

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le Frubber

, est l'une de ses inventions. Plus élastique que le caoutchouc, ce polymère est idéal pour les robots qui reproduisent les expressions du visage humain à l'aide de moteurs. Les traits de K-Bot étaient mus par 24 d'entre eux ; ceux de Phil en nécessitaient 36, cachés dans les tréfonds d'un crâne de plastique créé sur mesure.

En plus de ces muscles artificiels, le visage de l'androïde dissimulait deux caméras, un micro et un haut-parleur : des yeux, des oreilles et une bouche. Une fois finie, la tête débordante de câbles multicolores et de circuits imprimés a été installée au sommet d'un corps moulé sur un ami de David Hanson. Le tronc et les membres articulés pouvaient être arrangés en une pose naturelle. L'androïde discuterait confortablement assis sur un fauteuil, jambes croisées et bras posés sur le ventre, comme un écrivain qui reçoit de la visite. Pour finir, le portrait robotique de Philip K. Dick a été habillé avec des vêtements ayant appartenu à son modèle. Ce sont les deux filles de l'auteur qui les ont fait parvenir à David Hanson.

Phil, plus vrai que nature. Image :

Philip K. Dick Android Project.

Le roboticien avait accompli sa tâche, l'informaticien aussi. Ne restait plus qu'à faire fonctionner le hardware et le software en harmonie, que le corps devienne le véhicule de l'esprit. C'est Andrew Olney qui a permis cette symbiose en fournissant tout un nécessaire d'interaction à l'androïde : un système de reconnaissance faciale et de tracking pour qu'il puisse identifier et suivre ses interlocuteurs du regard, un logiciel de reconnaissance automatique de la parole pour qu'il puisse transformer leur voix en texte interprétable par son intelligence artificielle, un synthétiseur vocal pour qu'il puisse leur répondre. C'est aussi lui qui a créé le code gouvernant aux mouvements du visage de l'androïde, à ses expressions comme aux mouvements de sa bouche. Trois ordinateurs étaient nécessaires au bon fonctionnement de cet arsenal logiciel - et donc à l'éveil de Phil.

L'androïde a été dévoilé au public à la fin du mois de juin 2005 lors du NextFest de Chicago, une semaine seulement après avoir été mis en route pour la première fois. Phil était le clou de ce festival dédié aux dernières innovations technologiques : les visiteurs se sont pressés en nombre pour échanger avec lui, à tel point qu'Olney et Hanson ont eu à limiter le temps de leurs discussions à une minute. Ces échanges n'étaient pas toujours sensés ; de plus, des bugs de l'intelligence artificielle projetaient parfois le robot dans une logorrhée qui ne pouvaient être interrompue que par un redémarrage manuel de son système. Malgré ces inconvénients, Phil a fait forte impression. Son quart d'heure de gloire avait commencé.

Andrew Olney en pleine discussion avec Phil. Image : Philip K. Dick Android Project.

Quelques jours après le NextFest, l'androïde a été présenté à la directrice de l'université de Memphis, puis à la conférence de l'American Association for Artificial Intelligence de Pittsburgh. Au milieu du mois de juillet, Phil s'est exprimé en public une dernière fois lors du Comic-Con de San Diego pour faire la promotion d'A Scanner Darkly, un long-métrage basé sur l'oeuvre éponyme de Philip K. Dick. Grâce à cette petite tournée, le robot a acquis une notoriété éclatante, à tel point que les employés de Google ont insisté pour le rencontrer. Enchanté par leur intérêt, David Hanson a accepté de leur rendre visite en Californie avec enthousiasme. Le rendez-vous a été fixé au mois de décembre suivant.

C'est en se rendant à Mountain View pour présenter Phil aux employés de Google que David Hanson a perdu la tête de l'androïde. L'artiste l'a tout bonnement oubliée dans l'avion qui l'avait emmené de Dallas à Las Vegas, où sa correspondance pour la côte Ouest l'attendait. Quand il s'en est rendu compte, la tête avait déjà été retrouvée par des employés de la compagnie aérienne et mise dans un vol à direction de San Francisco. David Hanson l'y a attendue longtemps, mais le sac de sport qui la contenait n'est jamais apparu sur le tapis roulant. D'une manière ou d'une autre, la tête s'était volatilisée. L'artiste a vite perdu l'espoir de retrouver sa création. Quand il a porté plainte contre le transporteur aérien, un juge lui a donné tort. Aujourd'hui, on ignore toujours ce qu'il est advenu de Phil.

"J'ai trois hypothèses à propos de ce qui est arrivé à la tête, nous a expliqué Andrew Olney. Un, on l'a fait sauter. Un jour, je l'avais avec moi quand elle a été testée positive aux explosifs au portique de sécurité d'un aéroport. (…) Ma théorie est qu'elle a été perdue, testée positive et explosée par une équipe de déminage. Deux, elle a été transformée en bong. (…) Un fan l'a trouvée et convertie en pipe à eau pour communier avec l'essence de Philip K. Dick. Trois, la Raider's Theory. La tête a été déposée dans un entrepôt d'objets trouvés. Mais après avoir été stockée et numérotée, un rayon rose est descendu du ciel pour effacer ce numéro. De fait, la tête restera perdue pour toujours, parce qu'elle ne veut pas être trouvée." Philip K. Dick aurait sans doute beaucoup apprécié.