« Derek Jeter » – une nouvelle de Thessaly La Force
Toutes les photos sont d'Arvida Byström

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Le numéro Embuscade

« Derek Jeter » – une nouvelle de Thessaly La Force

Deux femmes officiant dans l'industrie de la mode tentent péniblement de garder la tête hors de l'eau – que ce soit en sortant avec des riches ou en volant des fringues.

Cet article est extrait du « Numéro Embuscade ».

Dans la réserve, le portant ploie sous les vêtements. Jessica s'empare de cinq cintres dont les robes traînent jusqu'au sol, et s'interroge sur la marche à suivre. Isabel, assise sur la chaise en plastique, inspecte ses ongles.

« Tu connais l'histoire, non ? » demande Isabel.

« Je sais pas, quelle histoire ? » Jessica fait rouler un autre portant jusqu'à elle.

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« Ben, ils sont à une fête, et il vient la voir – elle bosse aux RP – et il lui fait 'Dis-moi ma belle, c'est quoi tes espoirs, tes rêves ?' »

« C'est naze comme approche. »

« Ouais, c'est naze. Mais pourquoi ne pas coucher avec Derek Jeter ? »

« Pour tout un tas de raisons. »

« Donc elle répond un truc bateau, genre : créer ma marque, vivre ma vie sans crainte. »

Jessica rigole. Elle accroche les cintres sur le nouveau portant et dispose le tout de façon harmonieuse. Elle caresse une des robes, qui a un col en dentelle et des sequins joliment brodés sur le corsage. Une photo du défilé est scotchée sur le portant. F/W DOLCE & GABBANA.

« Il lui donne un numéro où appeler, et plus tard ce soir-là elle lui téléphone. Une voiture vient la chercher et la conduit chez lui. Il l'attend en boxer. Tout est très conventionnel, un petit missionnaire vite fait – tu vois ? » Isabel chasse une mouche imaginaire. « Il est très gentil, le lendemain il lui demande si elle veut un café, mais elle dit que c'est bon et elle s'en va. »

« D'accord. » Maintenant c'est au tour des chaussures. Jessica s'assied par terre et commence à les sortir de leur sac plastique et enlève le papier de soie. Elle les aligne par couleur, puis se dit que ce serait sans doute mieux par taille, et recommence.

« OK, donc imagine-toi. C'est genre un an plus tard. Ça fait un moment. Elle est à une fête. Et voilà-t'y pas que Derek Jeter est là. »

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« D'accord. »

« Il vient la voir. Elle se dit qu'il est gentil de venir dire bonjour, un vrai gentleman. »

« OK. »

« Mais là il lui fait, 'Dis-moi ma belle, c'est quoi tes espoirs, tes rêves ?' »

« Non ! J'y crois pas. »

« Eh si. Et elle se dit, pourquoi je remettrais pas ça ? » Isabel se lève et s'inspecte dans le miroir. « Donc elle répond autre chose – vivre la vie à 100 %, faire l'ascension du Kilimandjaro, avoir des enfants – j'en sais rien, les trucs qu'on dit dans ces cas-là. Et ils recouchent ensemble. Et c'est exactement pareil. Exactement. À la minute près, genre. Le matin, il lui propose un café. Elle dit non, elle s'en va. »

« Et ? C'est quoi la morale ? » Jessica recule d'un pas pour évaluer son travail et s'assure que tout est bien aligné et en ordre.

« Tu comprends pas ? » dit Isabel en la regardant dans le miroir. « Il aime la routine. »

***

Il y a deux assistantes stylistes. Jessica, coincée dans la réserve. Isabel, qui assiste l'une des stylistes du magazine. La plupart des journées, du moins pour Jessica, sont intenses, elle travaille jusqu'à minuit, accroche des vêtements pour la préparation, les essayages, puis remballe le tout dans des camions pour les shootings. Ça ne s'arrête jamais. La nuit, elle ne rêve plus que de vêtements – sans convoitise, de façon très prosaïque. Soie, mousseline, viscose, tulle, cachemire, sequins brodés, imprimés graphiques et blocs de couleur. Sous les néons, même ce qui coûte une fortune paraît médiocre.

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Certains jours il n'y a rien à faire, il n'y a personne, et elles s'asseyent en réserve jusqu'à l'heure de partir – elles discutent, se racontent les ragots. Elles ont de grandes ambitions. Isabel voudrait devenir styliste. Mais ce qu'elle veut surtout, c'est la célébrité, l'argent, être au centre de l'attention. Jessica, quant à elle, veut – eh bien, le problème c'est que Jessica ne sait pas ce qu'elle veut. Elles courent après les fêtes, les célébrités, les garçons. Les garçons aussi leur courent après. Elles empruntent des choses dans la réserve, portent des vêtements qu'elles ne pourraient jamais s'offrir. Elles examinent les photos d'elles sur internet le lendemain, et font mentalement des ajustements pour la prochaine fois – se tenir plus droite, rentrer le ventre, lever le menton.

Isabel est plus jolie que Jessica. Elle a une peau d'ivoire, de beaux cheveux couleur noisette, la poitrine ferme et les hanches étroites. Jessica ressemble à Isabel, mais tout chez elle est un peu exagéré. Sa peau est plus blême, ses cheveux plus épais, ses jambes plus lourdes, ses seins plus gros. Sa robustesse inspire une confiance qu'elle ne mérite pas vraiment. Les rédactrices s'arrêtent, râlent et se plaignent les unes des autres. Les assistantes révèlent des informations qu'elles devraient taire. Si Isabel est plus jolie, Jessica sait qu'on l'aime mieux. Cela lui va comme ça.

Quand Isabel finit par se trouver un petit ami, les choses se passent bien au début. Il a beaucoup d'argent. Possède un grand appartement à Chinatown. Isabel est très contente d'elle. « Je lui ai taillé une pipe – à cause de l'appartement », annonce-t-elle le lendemain de leur premier rendez-vous. « L'argent m'attire. Physiquement, tu vois, je trouve ça attirant. »

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« Dégueu », dit Jessica. Il s'appelle Adam, et il est sexy d'une façon assez désinvolte. Tout est parfait, son visage est symétrique, mais quand Jessica l'observe depuis l'autre côté de la table quand ils sortent en club, avec les basses qui cognent et l'impression d'être sur une autre planète, elle sait au plus profond d'elle que ce n'est pas ce qui attire Isabel.

Il ne travaille pas vraiment, c'est le problème. Il aime flamber avec son argent, c'est l'autre problème. Il investit dans des projets, comme le studio de yoga de son ex. « On ne mettra jamais les pieds là-bas », s'emporte Isabel. Certains après-midi, elles consultent son Instagram et disent des méchancetés sur ses photos. Un jour, Jessica a accidentellement liké une photo et elles ont failli en mourir, se sont laissées tomber par terre et ont ri et maugréé comme des idiotes. Malgré tout, Jessica ne peut pas s'empêcher d'être un peu sur ses gardes avec lui. Son meilleur ami, Bradley, est un acteur sans relief qui se prend un peu trop au sérieux.

Quand ils commencent à prendre de la drogue ensemble, c'est trois fois rien. Isabel s'est mise à faire tout ce que lui demande Adam. Il lui dit qu'elle devrait perdre cinq kilos, elle le fait. Il lui dit de se laisser pousser la frange, elle obtempère. Il lui dit qu'elle ne devrait plus porter que des talons, elle obéit. Elle a toujours de petites fioles de cocaïne sur elle et ils font la fête toute la nuit, c'est absolument obscène, toute la nuit jusqu'au matin, son cœur qui se serre quand elle entend les oiseaux chanter, l'aube qui vient trop vite, ils sont défoncés comme pas permis, ils déblatèrent à propos de l'avenir, la vie d'Adam, ses objectifs et – elle n'arrive pas à y croire – ses espoirs et ses rêves.

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La réserve est sa deuxième maison. Elle est, en fait, plus grande que son appartement. Le lieu n'a rien d'intime – un cube borgne au cœur d'un bâtiment, tout en contreplaqué blanc, recouvert d'étagères et de portants. Mais il lui apporte un certain confort. Il n'y a pas d'horloge au mur. Ici, elle est isolée de l'extérieur. Elle peut fermer les yeux et voir les couleurs des chaussures se fondre les unes dans les autres. Elle peut voir leurs formes. Mules, découpés, talons aiguille, plates-formes, compensées, babies, ballerines, sandales, escarpins. Au mur sud se trouvent les bottes de pluie et les tennis glissées l'une dans l'autre, tête-bêche. Plus à gauche, les chapeaux s'élèvent en piles, comme des bols renversés, certaines penchant un peu à gauche, d'autres à droite. Le mur sud est quadrillé de tiroirs en plastique étiquetés, remplis de tous les détails nécessaires à un shooting : ceintures, sous-vêtements, strings, bas, tee-shirts blancs, justaucorps, leggings, gaines et chaussettes – des socquettes aux mi-bas en passant par les chaussettes de sport. Il y a un espace pour les bagages, les tote bags, les sacs à main, les pochettes. Les jeans sont toujours pliés et empilés des plus sombres aux plus clairs. Récemment, elle s'est mise à envisager tout cela en propriétaire, notamment parce qu'elle doit prêter des choses aux autres filles. Elle prend une photo, note qui et quoi dans un tableau, et lorsque la pièce est rendue, elle la compare à la photo et la raye de la liste. Il y a, bien sûr, des filles qui ne se donnent pas la peine de les rapporter. Jessica doit leur envoyer un e-mail. « Salut Anna ! Où en sont ces escarpins S Weitman noirs, taille 39 ? » Après trois e-mails, généralement ils sont retournés. Si ce n'est rien d'exceptionnel, personne n'ira les réclamer après un certain laps de temps. Il y en a toujours plus qui arrive, pre-fall, automne, resort, printemps, croisière, et ainsi de suite.

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En fin d'après-midi une autre assistante passe la voir. Elle travaille à l'événementiel et a une beauté de cité pavillonnaire. Mais elle a toujours été gentille et a aidé Jessica la première semaine, quand elle ne savait rien faire dans la réserve. Elle parcourt les rayons, se saisit d'une paire de stilettos avec deux doigts, les remet doucement en place.

Isabel est à Rome pour un shooting et elle envoie des textos à Jessica non-stop. D'abord des selfies d'elle dans la chambre d'hôtel, puis des photos des mannequins portant les robes qui étaient là il y a deux jours encore, dans la réserve, l'air abandonné et décousu sur des cintres en plastique, et qui étincellent désormais sous le soleil italien. Joli, répond Jessica sans conviction. « Quoi », répond Isabel. « Sois pas jalouse. »

Elle lève les yeux, Sara s'attarde. « Je peux t'aider ? »

« Non », dit Sara. « Pas vraiment. » Elle traverse la pièce. « C'est vrai qu'Isabel sort avec Adam ? »

Jessica considère les avantages du mensonge, n'en voit aucun. « Ouais, c'est vrai. »

« Il est sorti un moment avec ma copine Mim. »

« Ah ouais ? »

« Ouais. »

Elle attend que le couperet tombe. « Tu sais, dit Sara, c'est pas un type bien. »

« Qu'est-ce que ça peut te faire ? » répond Jessica un peu trop vite. Son téléphone clignote, Isabel n'a pas arrêté de lui écrire.

Sara jette un œil à l'écran, à Jessica, puis regarde autour d'elle. Elle hausse les épaules. « Rien, j'imagine. Je travaillais ici avant. On devient un peu fou, sans lumière naturelle. »

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« Je sais, dit Jessica, c'est atroce. »

« Bon, faites juste attention, dit Sara. Il a besoin de vous deux autant que vous avez besoin de lui. » Sara sort et Jessica, sans perdre un instant, relaie toute la conversion à Isabel par texto. « Pffff », répond Isabel pendant que les petits points continuent de danser. « Écoute, tout le monde sait qu'elle était boulimique. »

***

Un gala d'honneur a lieu et toutes doivent y travailler. On leur assigne des robes, on leur demande de s'attacher les cheveux. Avant l'événement, une pauvre assistante est chargée de prendre tout le monde en photo devant un mur blanc. Ces photos sont compilées dans un livret que l'on donne au rédacteur en chef. Si vous êtes jolie, vous serez devant pour accueillir les invités. Sinon, vous serez au fond. C'est une règle tacite et évidente.

On charge Jessica de conduire les invités à leur table, ce n'est pas vraiment le fond du fond, mais Isabel est dans les couloirs près de l'entrée. Les invités n'arriveront pas avant un moment et ça grouille de filles. Il fait frais et les lumières ne sont pas encore tamisées. Isabel retrouve Jessica dans la salle à manger.

« Qu'est-ce que c'est que ça ? » demande Jessica, qui remarque immédiatement ses boucles d'oreille. Brillantes, émaillées, elles sont la folie du moment. Elles atteignent presque les épaules d'Isabel. « Tu les as empruntées ? »

« Non », répond Isabel avec coquetterie. « C'est Adam qui me les a offertes. »

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« Oh », fait Jessica. Quelque chose s'affaisse en elle, mais pourquoi serait-elle déçue ? « Elles sont jolies », dit-elle, s'efforçant de répondre ce qu'il faut.

« Oui, je trouve aussi », dit Isabel, satisfaite, en palpant la boucle droite.

Jessica observe son amie. C'est le genre de moments, quand un événement est sur le point de démarrer, où l'on commence à pressentir le bourdonnement de la nuit. Les serveurs se déplacent plus vite, les barmen sont aux aguets, une faible musique s'échappe des haut-parleurs. Isabel est toujours radieuse. Ce soir, elle est gainée dans une robe de soie pêche au décolleté laissant deviner ses seins menus, ses clavicules saillantes. Le tissu semble adhérer à son corps, elle paraît presque nue, pourtant elle en montre très peu. Jessica a toujours été admirative de la beauté d'Isabel, c'était quelque chose qu'elle ne pourrait jamais avoir, jamais approcher, mais à ce moment elle comprend qu'elle s'est toujours comportée – et Isabel n'a jamais rien fait pour l'en empêcher – comme si être à ses côtés était une sorte de privilège.

Elle baisse les yeux vers sa propre robe, bleu marine, d'un tissu synthétique beaucoup plus épais, décidément moins flatteuse. Elle ravale le désespoir qu'elle ressent. Cela ne dure qu'un instant, puis elle se sent stupide et honteuse. Isabel a le droit d'être jolie, se dit-elle. Il y a de la place pour tout le monde. Je ne veux pas être comme elle, de toute façon. Se formuler tout cela est aussi puéril que de le ressentir, mais soudain quelqu'un lui dit d'aller se poster dans le couloir – elle est à l'arrière, évidemment – si les invités ont besoin d'aide pour trouver la deuxième salle d'eau elle pourra la leur indiquer. Un acteur très connu passe près d'elle et cette proximité la distrait, la sensation étrange qu'elle éprouve en réalisant qu'ils sont pareils, faits de sang, de peau, de sueur. Il lui sourit comme il se doit, toute personne célèbre ou non sourirait à une fille seule debout dans le couloir, à l'écart de la fête, prête à te dire où se trouvent les toilettes même si tu sais déjà qu'elles sont au bout du couloir – mais cela la fait se sentir jolie.

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Isabel devient plus éblouissante encore. Pas plus belle, juste plus… exotique. Adam a raison sur toute la ligne. Son carré court et strict lui va bien. Cette maigreur lui va bien, le ventre apparent sous son petit haut, ses bras d'oiseau, ses jambes en allumettes. Elle ne porte plus que du rouge à lèvres écarlate, rien d'autre, sa peau est lumineuse, elle ne jure plus que par cette facialiste, et la seule autre parure qu'elle s'autorise est le vernis à ongles qu'elle va se faire poser dans un salon japonais. Ils y peignent des motifs compliqués avec un genre de gel. C'est chic.

Ce n'est pas vraiment une surprise quand Adam demande à Isabel d'emménager avec lui. Elle y passait tout son temps de toute façon. Elle parle à Jessica de sa vie à Chinatown comme si Jessica n'y était jamais allée. Le fait de fréquenter Adam lui vaut beaucoup d'attention. Dans les fêtes, ce n'est pas une fille comme une autre, c'est la copine d'Adam, et ça aide, pour obtenir une table ou entrer en club. Cela commence à lui monter à la tête, et elle ne le fait pas exprès, mais elle donne des ordres à Jessica. Quand elles se font prendre en photo, on demande à Isabel de poser seule.

Et Adam, cela lui plaît. Il se sent puissant. Un soir ils finissent chez lui après un vernissage et comme d'habitude il prépare des lignes de cocaïne. Isabel penche la tête, obéissante, et Jessica se les représente fugacement en train de baiser, le corps frêle de Jessica fendu en deux. Elle a un frisson.

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« Qu'est-ce qu'il y a ? » demande Isabel en passant un doigt sous son nez.

Adam tend le miroir à Jessica. Elle s'en fait une petite. « Rien. Je viens juste de vous imaginer au lit. »

« C'était comment ? » demande Adam.

« T'as envie de nous », dit Isabel d'un ton accusateur.

« Non, c'est dégoûtant », dit Jessica. Elle a claqué ses deux derniers salaires dans un nouveau sac Saint-Laurent qu'elle tient sur son ventre. Elle joue avec les chaînettes.

« Toutes les deux, vous avez déjà… » commence Adam.

« Non », répondent-elles en même temps.

Il se penche et inhale la plus grosse ligne. Une légère pellicule recouvre son visage, il luit dans la lumière, et Jessica se demande si cela leur arrivera jamais, à Isabel et elle. Son corps semble nourri exclusivement de drogue. Il est incroyablement déplaisant.

« Hé », fait Adam en se levant pour monter le son. Il s'allume une cigarette. Les filles ne fument que lorsqu'elles sont ivres. Elles en prennent une elles aussi. « Jessica, tu as vu la penderie d'Isabel ? » Depuis qu'Adam est là, il achète des vêtements à Isabel, choisit ses chaussures, ses vestes, ses robes, et maintenant qu'ils vivent ensemble, bien sûr, elle a sa propre penderie.

Les yeux d'Isabel passent nerveusement d'Adam à Jessica. Elle est peut-être inconsciente de sa vanité, mais elle n'est pas aveugle à l'envie de son amie, et elle essaie, quoique maladroitement, de ne pas en faire toute une histoire. Elles ont toujours été un peu en compétition en matière de style, et si le plus important reste la façon dont on porte les vêtements, posséder plus et plus récent est toujours un avantage.

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« Non », répond Jessica.

« Va voir. »

Jessica part dans la chambre. Il y a deux penderies et, comme s'il pouvait entendre son hésitation, Adam lui crie : « La deuxième. » Elle fait coulisser la porte vitrée. Les vêtements sont parfaitement disposés – il y a une nouvelle jupe Balenciaga dont elle rêvait, elle l'avait dit à Isabel par texto. Le manteau rose de Rochas. Elle saisit chaque pièce, caresse les manches, les ourlets, et les remet en place. De l'autre côté, il y a les vêtements qu'Isabel s'est achetée elle-même. Ils lui font envie, mais elle ne peut même pas les emprunter, ils sont si petits.

« Qu'est-ce que tu penses de ceux-là ? » Elle sursaute. Adam se tient derrière elle et regarde de l'autre côté de la penderie, là où se trouvent les vieux vêtements.

« Ben, ce sont les vêtements d'Isabel », dit-elle.

« Moi, je les trouve moches. »

Peut-être un peu moins luxueux, un peu usés, mais pas moches, se dit Jessica.

« Je pense qu'elle devrait les jeter », dit Adam.

« Je sais pas… » commence Jessica.

« Qu'est-ce que vous faites ? » Isabel apparaît à contre-jour dans l'encadrement de la porte.

« On passe ta penderie en revue », dit Adam. Il y a une lueur de cruauté dans ses yeux. Son bras touche celui de Jessica, et sa peau est glacée. Ce contact la fait frissonner.

Jessica ressent l'effet de la drogue, un léger écoulement dans sa gorge, l'urgence de se refaire un autre trait, pas parce qu'elle en a envie mais parce qu'elle veut sortir d'ici, quelque chose ne tourne pas rond.

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« Tiens, dit Adam, Jessica, c'est toi qui décides ce qu'Isabel devrait jeter. » Il exhibe une robe pourpre. « Qu'est-ce que tu penses de ça ? »

« J'aime bien cette robe », dit doucement Isabel.

« Elle l'aime bien », dit Jessica, peu convaincante.

« Vire-moi ça ! » dit-il en la jetant au sol.

« Mais putain », grommelle Jessica.

« C'est quoi ton problème ? » dit Adam en souriant. « Et ça ? »

Il brandit un haut rose. Jessica sait qu'Isabel adore ce haut, elle le porte tous les étés. Elle l'emmène au nettoyage à sec parce qu'elle a peur d'abîmer le tissu.

Mais Jessica ne contrôle rien. Elle sent le pouvoir d'Adam et est reconnaissante – c'est pathétique, elle le sait bien – qu'il lui en accorde un peu.

« Vire-le ! » hurle-t-il soudain.

« Oh bordel », dit Isabel. « Mais putain c'est quoi ton problème ? » Elle fait mine de s'approcher pour prendre le haut des mains d'Adam, mais il agite le doigt sous son nez. « Non, non, non », dit-il.

Jessica se sent soudain trop ivre, elle titube et s'appuie au mur. Adam s'est emparé d'un autre vêtement et tranche sans attendre son approbation. « Ça vire. » Les habits d'Isabel s'empilent au sol et bientôt il ne reste plus dans l'armoire que ce qu'il lui a acheté. « C'est infect », commente-t-il devant une paire de chaussures. Ce sont des bottines en dentelle, assez usées.

Ils continuent comme ça et Jessica finit par ressentir une satisfaction qu'elle n'a pas connue depuis longtemps. Puis ils retournent au salon, aux canapés blancs d'Adam, aux palmiers en pots et à la musique toujours à fond, et ils se font des rails jusqu'au lever du jour. Isabelle est furieuse mais garde le silence, trop fière pour pleurer. Il l'a complètement humiliée. Jessica sait qu'elle jettera tout d'elle-même demain, plutôt que d'avoir à les porter de nouveau.

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***

Après une nuit pareille, c'est inévitable, elles arrêtent de se parler. Au bureau, personne ne le remarque. Quand elles doivent collaborer, elles se comportent en professionnelles. Pourrais-tu me passer le – oui, bien sûr – as-tu remarqué qu'elle ne se sert plus des mules, tu peux les remettre en place. Mais désormais Isabel reste à son bureau, même quand son patron n'est pas là. Elle ne vient plus jamais dans la réserve, et Jessica y passe ses journées, discutant avec ceux qui s'y arrêtent, mais surtout rivée sur son téléphone. Elle voit les photos que poste Isabel, ses nuits à faire la fête. Parfois elles se croisent dans une soirée, ça aussi c'est inévitable, et elles font semblant de ne pas se voir. Mais quand un photographe leur demande s'il peut les prendre en photo, parce que tout le monde les voit toujours comme un duo, elles jouent le jeu et posent bras dessus bras dessous, sans sourire – parce que personne ne sourit – le menton levé.

Jessica se sent seule sans son amie. Elle n'a plus personne sur qui concentrer la folle énergie qu'elle ressent, son impatience, les bribes d'informations qu'elle glane. Ils ne vont pas faire la couverture avec telle célébrité finalement, apparemment elle a refusé parce qu'ils voulaient décolorer ses cheveux. On parle beaucoup de cette fille que personne n'aimait, l'ancienne assistante d'une des principales rédactrices. Elle épouse un photographe et maintenant son mariage va figurer dans le magazine, vous y croyez, vous, cette bonne vieille Margot qui sert à rien. Non, Jessica reste seule avec ses ragots.

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Cela prend de l'ampleur, bien sûr. Elle ne peut pas tenir le coup. L'idée de voler quelque chose lui vient quand l'une des filles oublie de rendre une belle paire de chaussures. Normalement, il est toujours possible de gratter un peu. Des colliers en dessous de 800 $, des rouges à lèvres, une paire d'escarpins noirs auquel personne ne fait attention. Mais il y a de plus beaux trésors, et quand une assistante oublie de rendre une paire de mocassins doublés de fourrure, Jessica attend de voir ce qui se passe. Quelqu'un pourrait en avoir besoin pour un shooting, et Gucci les réclamera très certainement, mais l'assistante s'échine à répéter qu'elle les a perdus sur le plateau. Que peut-elle y faire ? « Je me demande s'ils n'ont pas été volés », dit l'assistante, accusant l'actrice à demi-mot. Qu'allaient-ils y faire ?

Pendant des jours, Jessica lorgne un sac Chanel avec convoitise. Chez elle, elle fixe une photo du sac sur son téléphone. C'est obsessionnel, mais cela devient un moyen de canaliser toute cette folie. Elle l'emprunte un soir, pour aller à un concert, et le lendemain, elle le remet consciencieusement en place. Mais un jour, elle l'emporte à une fête, danse jusqu'à ce que la foule s'éclaircisse et rentre chez elle. Le lendemain matin, épuisée, elle fait mine d'oublier qu'elle l'a laissé sur son lit. Elle le ramènera demain, se dit-elle en descendant les cinq étages. Cette nuit-là, elle dort avec le sac posé sur la couette, comme un animal domestique. Un jour passe, puis deux et bientôt cela fait une semaine, puis deux. L'une des rédactrices passe les étagères en revue et demande d'un air absent où est ce sac noir, n'en avaient-ils pas besoin pour quelque chose, mais tout le monde court en tous sens et personne n'a la réponse, et puis il y en a trop de toute façon, ils ont déjà trop de Chanel, il a peut-être été emballé ou renvoyé, qui sait, et rien ne se passe. Toute cette tension pourrait faire exploser Jessica, mais elle n'explose pas et cela rend la situation excitante.

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Et donc, parfait, le sac est à elle. Mais dès qu'il lui appartient, elle n'en a plus envie. Il ne va avec rien, et puis elle ne l'aimait pas tant que ça de toute façon. Alors elle le vend. « C'est un beau sac », dit la dame au comptoir, impressionnée. Ils ne sont jamais impressionnés. « Vous êtes sûre que vous n'en voulez pas ? » « Non, répond Jessica avec désinvolture, je m'en suis lassée. » Ce soir-là, elle étale les billets sur le sol de son appartement.

C'est ainsi que naît l'habitude et elle grossit comme une tumeur. D'abord les sacs, puis les chaussures, puis les vêtements. C'est la même chose à chaque fois : elle est obsédée par ces escarpins Valentino les jours précédant le vol, elle y pense constamment, à la fine dentelle rose, aux fausses pierres brodées sur l'avant, aux talons aiguilles qui tempèrent tout ce kitsch. Puis elle les vole et les porte une fois, peut-être deux, et ils perdent vite leur attrait. En les voyant chez elle, elle se sent ennuyée, révoltée même, dégoûtée, tant par les escarpins que par elle-même.

La sonnerie du téléphone retentit une fois et elle décroche instinctivement. « Allô », dit-elle. « Je peux te parler, Jessica ? » C'est Paola, la responsable des accessoires. « Tu peux passer à mon bureau immédiatement ? »

« Bien sûr », dit Jessica. Son cœur s'emballe. Elle s'examine dans le miroir. Plaque ses mèches rebelles derrière ses oreilles. Est-elle trop bien habillée ? Elle porte un pull en cachemire très cher qu'elle a volé la semaine dernière. Oh, et une paire de mocassins en velours. C'est une tenue assez ordinaire, mais les mocassins sont de la dernière saison. Et ils coûtent 900 $. Elle les enlève, trouve une paire de chaussures à l'air anodin pour les remplacer et se dirige d'un pas vif vers le bureau de Paola au bout du couloir.

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« Salut Paola », dit-elle prestement. C'est important d'avoir l'air sûr de soi. Elle se tient dans l'encadrement de la porte.

« Tu peux fermer la porte », dit Paola. Depuis la fenêtre de son bureau elle a vue sur la ville. Elle est étincelante et animée, des passants traversent la rue, les lumières miroitent, les tours scintillent au loin. Jessica est sonnée par le contraste avec l'isolement de la réserve. Elle ferme la porte.

« Comment ça va, Jessica ? », demande Paola sans conviction.

« Ça va bien, merci », répond Jessica. Elle ne pose pas la question en retour. Elle sait que c'est superflu.

« Bien », dit Paola. Elle tapote sur le bureau avec un crayon. « On m'a signalé qu'un certain nombre d'accessoires manquaient dans la réserve. » Jessica sent les yeux de Paola qui la scrutent. Elle est bien contente d'avoir retiré les mocassins en velours. « Est-ce que tu as remarqué quoi que ce soit ? »

Jessica sait que toute rédactrice en poste depuis un moment est trop rusée pour poser une question si naïve. Si elle répond non, elle est dans le déni pur. Si elle répond par l'affirmative, cela ouvre la voie à de nouvelles questions potentiellement incriminantes – quoi, depuis quand, pourquoi n'a-t-elle rien dit. « Noooon », répond-elle lentement en faisant mine de réfléchir.

« Je vois », dit Paola. Elle est italienne, c'est un ancien mannequin, elle a quitté Milan pour New York à la fin des années 1990 et Jessica a vu beaucoup de photos d'elle en son temps, au bras des grands créateurs de l'époque. Elle a le nez long et un grain de beauté au-dessus de la lèvre. Elle contraste avec le canon de beauté américain auquel Jessica ne peut pas échapper. Paola regarde Jessica attentivement. « Tu as conscience des conséquences du vol dans ce bureau, n'est-ce pas ? Il y a une tolérance zéro. »

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« Oui, dit Jessica. Bien sûr. »

« Cela donne une mauvaise image de tout le magazine. »

« Je comprends », dit Jessica. Elle essaie de le dire avec sérieux et légèreté à la fois. Trop de sérieux porterait la marque de la honte. Mais son cœur bat à tout rompre et elle regarde Paola, fixant un peu trop le tissage de la veste Chanel jetée sur ses épaules. Des rangées de perles pendent de ses oreilles. Jessica se représente soudain une montagne de vêtements volés, et elle est emplie par l'étrange sensation d'avoir à escalader cette pile de mode infinie, dont de petits talons pointus dépassent de-ci de-là, le tissu souple s'affaissant sous la pression des pieds.

Paola se lèche discrètement la lèvre supérieure et marque un temps d'arrêt. Elle semble se demander quoi ajouter. Jessica saute sur l'occasion. « Si je peux faire quoi que ce soit… » Rompue au mensonge, Jessica en connaît les règles de base. Il ne s'agit pas de ce que l'on dit, il s'agit de rester ferme sur ses positions. Si Paola avait la moindre preuve, il lui faudrait l'avancer.

Paola sourit. « Bien sûr », dit-elle, l'air un peu suffisant. « Si tu remarques quoi que ce soit, tu peux me le signaler. »

« Entendu », répond Jessica docilement. Elle va pour ouvrir la porte coulissante.

« Juste une seconde », dit Paola. Jessica s'arrête. Elle sent la sueur perler sur son front, les battements furieux de son cœur. Ses mains sont moites, elles ont laissé une marque sur la poignée de porte. « Je veux que tu arrêtes de voler. » Jessica a un hoquet involontaire. « Eh oui », continue Paola. « La prochaine fois que j'ai besoin de te convoquer dans mon bureau et de te poser ces questions – qui sont une complète perte de temps – je ne serai pas aussi gentille. » Le visage de Paola est impassible. Elle ne cligne qu'une seule fois des yeux. « Est-ce que je me fais comprendre ? »

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Jessica hésite, perplexe face à une telle confrontation. Paola semble effacer l'ardoise pour cette fois, mais elle ne sait pas si c'est un piège. « Oui », dit-elle finalement, comprenant que son silence l'incrimine. « Je comprends. »

« Tu peux y aller », dit Paola en roulant les yeux. « Et laisse la porte ouverte. »

Quand Isabel et Jessica finissent par se reparler – une éternité semble s'être écoulée –, il est tôt le matin. Jessica est au bureau de bonne heure, il y a une répétition dans une heure avec toutes les rédactrices et le mannequin, et elle s'affaire à tout préparer. C'est pour une double page inspirée par Cendrillon, et il y a de grandes robes bleues, du tweed et des tiares, des pantalons de satin blanc. Son latte au soja est posé sur une étagère près des vêtements emballés. Lanvin. Dior. Sonia Rykiel. Ralph Lauren. Elle veut tout parcourir sans précipitation. Ça a toujours été le plaisir de s'en occuper seule. Isabel apparaît à la porte.

« Salut », dit Isabel.

« Salut », répond Jessica.

« Tu veux que je t'aide ? »

« D'accord. »

Elles la jouent relax. Isabel se penche et ouvre un sac. C'est comme si rien ne s'était jamais passé. Elles pendent les vêtements sur les portants en silence, encore ensommeillées, malgré la lumière fluorescente qui ne parvient pas tout à fait à chasser la nuit.

Finalement, Isabel lui demande : « Est-ce qu'elle t'a parlé, à toi aussi ? »

« Qui ? »

« Paola. Apparemment elle a fait la leçon à toutes les filles. »

Jessica digère l'information. Elle commence à rire. « Ouais, dit-elle. Moi aussi. »

« Elle t'a dit qu'elle ne serait pas aussi gentille la prochaine fois ? »

Jessica hoche la tête. « C'est exactement ce qu'elle a dit ! »

« Que c'était une perte de temps, etc., etc. ? »

« Oui ! »

« On dirait qu'on était une sacrée petite bande de voleuses. » Isabel secoue la tête. « T'as arrêté ? »

« Bien sûr que j'ai arrêté. J'ai complètement flippé, putain. »

Isabel éclate de rire. « Ouais, dit-elle. Moi aussi. »

Elles continuent à déballer les vêtements. Jessica aligne les chaussures par pointure. Elle bouge vite, mais les mots lui viennent lentement. C'est presque trop. Elle meurt de curiosité. Elle a trop de choses à dire. Trop de choses à demander à son amie. Elle veut s'excuser pour ce soir-là. Et elle veut confesser à Isabel chacun de ses larcins, les piles de vêtements dans son appartement, les paires de chaussures qu'elle n'a portées qu'une fois, les sacs entassés sous son lit. Mais ça n'a même pas vraiment d'importance. C'est exactement comme avant, elles sont réunies, et elle se laisse aller à l'expansivité habituelle de leur amitié. Elles y viendront. Elles viendront à tout cela. Elle sent déjà le week-end approcher, les textos qu'elles s'enverront toute la journée au lit avec la gueule de bois. Elle s'émerveille des talents de manager de Paola. Elle admire les robes qui pendent sur les portants. Elle regarde son amie, toujours belle, toujours totalement sur le point de foutre sa vie en l'air, et elle prend tout – l'insécurité, le chagrin, l'envie – et le ravale une bonne fois. « Parle-moi encore, dit-elle, de la fille qui couche avec Derek Jeter. »