Un étrange génie sur le fil de la scène culinaire parisienne

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Un étrange génie sur le fil de la scène culinaire parisienne

À la rencontre d'Atsushi Tanaka, ce chef inclassable dont la cuisine au restaurant AT est considérée par beaucoup comme la plus inventive et la plus folle qu’ils aient jamais goûtée.
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La vue depuis le Restaurant AT, juste en face de la Tour d'Argent. Toutes les photos sont de l'auteur.

« Je ne suis pas un chef japonais », insiste Atsushi. À chaque fois que j'essaye de rattacher sa cuisine à ses racines, il me corrige poliment.

Je rencontre Atsushi Tanaka dans son restaurant AT, situé à quelques mètres du Pont de la Tournelle, l'un des ponts de l'Île Saint-Louis. Le restaurant est petit et calme, et sa devanture grise et spectaculairement discrète. Atsushi m'accueille à la porte : il est mince et élégant. Nous nous asseyons autour d'une table ronde pour une longue discussion. Au fond du restaurant, l'épouse d'Atsushi parle fort dans un téléphone, et Fiona, la serveuse suédoise, nous interrompt respectueusement quand quelque chose d'important nécessite l'attention du Chef. Après cette discussion agréable, je le reverrai à nouveau le soir, pour visiter les lieux et goûter sa cuisine.

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Elle a été mentionnée il y a quelques mois dans un article du New York Times sur les chefs japonais qui seraient en train de prendre le contrôle de la cuisine parisienne. Sa cuisine, elle, est considérée par de nombreux gourmets parisiens comme la plus inventive et la plus folle qu'ils aient jamais goûtée.

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Atsushi Tanaka dans les cuisines de son restaurant, AT.

Quelques jours auparavant, une amie en commun m'affirmait : « Atsushi est un peu déprimé. » Elle a levé les yeux vers moi : « Ce guide Michelin lui tape vraiment sur les nerfs. Il se sent un peu floué. Trois chefs japonais à Paris ont obtenu une nouvelle étoile cette année. » La place de quatrième n'est jamais celle que l'on vise. Intrigué, j'ai demandé à mon amie de m'en dire plus : « D'un côté, il est ce mec gentil, drôle et facile à vivre, qui adore les selfies et les albums du Wu Tang des 90's, et de l'autre, il est ce génie bizarre sur le fil de la nouvelle scène culinaire parisienne. Cela ne ressemble à rien de ce que j'ai jamais goûté. » Est-ce de la cuisine française ? Japonaise ? Fusion ? Moléculaire ? « C'est rien de tout ça. Il fait ce qu'il fait. Juste, vas-y. »

Hasard ironique, le restaurant d'Atsushi se situe juste en face du bateau fantôme le plus connu de la cuisine française : la Tour d'Argent. Donc pendant qu'on goûte au futur, on peut littéralement contempler les ruines d'une gloire perdue à travers la fenêtre.

Chaque cuisine est différente, et pour qu'elles restent vivantes et créatives, il doit y avoir quelque chose d'organique, de naturel, une relation détendue avec la tradition.

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« Il y a quelques années, ctait impossible d'apprendre à cuisiner au Japon. La cuisine française est partout depuis plus de 20 ans. C'est en train de changer : les cuisines méditerranéennes, sud-américaines et nordiques reçoivent de plus en plus d'attention. En ce moment, c'est en France qu'il est très dur de créer quelque chose de nouveau. Je n'aime pas la cuisine française classique. C'est trop rigide pour moi. C'est aussi trop riche, alors que j'aime me sentir léger après un repas. Disons que le beurre n'aide pas quand on essaye de parvenir à cela. » Difficilement discutable.

« Chaque cuisine est différente, et pour qu'elles restent vivantes et créatives, il doit y avoir quelque chose d'organique, de naturel, une relation détendue avec la tradition. La tradition doit être une inspiration, une aide pour créer quelque chose de nouveau. Quand je cuisine, je ne pense pas au type de cuisine que je suis en train de faire. Je crée mon propre truc. J'essaye de surprendre les gens. J'ai découvert la nouvelle cuisine quand j'avais 17 ans, et c'est ce que je fais depuis. Pour moi, cuisiner est une forme d'art. Je me sens à la fois artiste et artisan. J'ai besoin de design, j'ai besoin que ma nourriture soit tout autant belle que goûtue. »

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« Camouflage », le plat signature d'Atsushi. « Sauvage et délicat ». Photo : source Restaurant AT.

Se faire servir le plat signature d'Atsushi est une expérience incroyable. Il ressemble à l'enfant illégitime d'un ovni vert et d'une Batmobile grise. Et en effet, « Camouflage » a un goût extraterrestre – mais terriblement bon. Il faut pénétrer une forêt architecturale pour arriver au filet d'omble chevalier, juste saisi à cru. C'est déstabilisant, et le goût ne ressemble à rien de connu. On reconnaît le persil et le genièvre, ainsi que la poudre de fromage blanc. C'est bon. C'est même meilleur si vous faites confiance à Atsushi et que vous buvez son muscat argentin préféré. Comme de plus en plus de Parisiens, c'est un aficionado des « vins nat' » (vin naturel) : une autre ligne tracée entre lui et la scène française mainstream.

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« J'ai regardé cette assiette faite à la main et le mot « camouflage » est apparu dans ma tête. Qu'est-ce que j'en fais ? Je me suis dit : quelque chose de vert. Ni salé, ni sucré. J'imaginais quelque chose de délicatement amer, avec du miel, du persil et du poisson ». Qu'il s'agisse de la chips de charbon, faite de bambou calciné, ou du cabillaud et kale, c'est sauvage mais toujours délicat.

À 16 ans, j'hésitais entre la cuisine et la mode.

« Quand j'entre dans un restaurant, je veux être surpris. J'aime me demander : ''mais qu'est-ce que c'est que ce truc ?''. Je ne veux pas être enfermé, je ne me demande pas quel type de cuisine je fais. Je ne suis pas un chef français, ni un chef japonais. La cuisine moléculaire est un truc du passé, j'essaye de cacher ma technique. Je veux juste que ma cuisine paraisse unique et authentique ».

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Le dessert « Myrtilles / Hinoki / Charbon ». Photo : source Restaurant AT.

J'ai dû attendre le dessert pour goûter le plat dont il est le plus fier. Ses inspirations pour de nouveaux plats sont souvent visuelles : « Parfois je vois une assiette, et je pense à des couleurs et à des formes. » C'est ce qui s'est passé avec son dessert « Myrtilles / Hinoki / Charbon ». « Avec ce plat, je voulais jouer avec les couleurs. » Sauf que tout est gris. « Je pensais que je pourrais tout faire en gris. Ça fait penser à du béton, ce n'est pas tellement ce qu'on a envie de manger. » Ça ressemblait vraiment à une glace goût béton avec du crumble croustillant de béton dessus, mais, étrangement, dans le bon sens du terme. Le reste de l'assiette était strié d'une texture proche de la cervelle d'alien. J'en voulais plus. Ce n'était pas trop sucré, ça avait le goût de myrtille fraîche tout droit sortie d'un souvenir d'enfance, avec une touche légère de cyprès qui se faufilait comme du vent entre les arbres. C'était le Hinoki, une sorte d'arbre japonais proche du cyprès.

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Le petit restaurant était maintenant presque plein. Fiona n'était pas seule à servir une clientèle très internationale : « Tout le monde fait tout ici. » Le second d'Atsushi, un argentin trapu avec un nez de boxeur apporte le dessert à un couple d'Américains : « On se connait depuis très longtemps. On a habité pendant 6 ans ensemble, dans trois pays différents. » Leandro et Atsushi étaient colocataires à Bruxelles, Barcelone et Paris. « Depuis que je travaille avec lui, je suis plus calme, et je ne crie plus. D'ailleurs personne ne crie ici. » La cuisine ressemble à un atelier d'horlogerie, sauf que du charbon de bambou calciné se consume sur le plan de travail. Pas de cri, pas d'échanges bruyants, presque pas de paroles du tout, en fait. Pourtant, Atsushi aime le son.

Ma clientèle est majoritairement composée d'étrangers. J'aimerais bien qu'il y ait plus de Parisiens. Ils sont peut-être un peu moins ouverts que les New-yorkais, niveau cuisine. Peut-être suis-je trop radical.

« J'aime la house, la techno, le hip-hop, Method Man, Mobb Deep, le Wu Tang Clan, les années quatre-vingt-dix, lge d'or du rap. J Dilla aussi. Je n'aime pas Kanye West, je n'aime pas la musique pop. Jtais danseur avant, et j'aime toujours danser. La musique, la danse, les voyages, toutes ces choses sont très importantes dans ma vie. J'ai besoin de nouveaux endroits, de nouveaux sons, de nouvelles idées pour créer ma cuisine. Pour moi il n'y a pas de coïncidence dans le procédé créatif. J'ai besoin de m'appliquer à penser à quelque chose de nouveau, quelque chose de bon, et à la fin, je le trouve. » Atsushi semble intéressé par tout ce qui touche à la créativité. « J'aime aussi la mode. À 16 ans, j'hésitais entre la cuisine et la mode. » Et puis la cuisine a pris le contrôle de sa vie. « Je ne peux plus voyager quand je le souhaite. J'ai toujours travaillé à ltranger. J'ai travaillé à Paris, en Espagne, en Belgique. J'ai voyagé partout. J'ai été apprenti à Copenhague, à Stockolm, à Olso. Je suis allée à New York plusieurs fois. »

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Un grand sourire illumine son visage. « La première fois que je suis allé à New York, ctait magique. Ctait en 1998, et j'avais 19 ans. Je n'y étais pas du tout pour cuisiner, je ntais pas encore chef. J'avais une afro, et les gens me regardaient bizarrement dans la rue. Ils n'avaient pas l'habitude de voir un Japonais avec ce genre de coupe de cheveux. Jtais fasciné par la joie et lnergie de cette ville. Elle ne ressemblait à rien de ce que je connaissais, ctait si différent de Paris. Il y avait tellement de danse, de musique, de joie. Quand le 11 septembre est arrivé, jtais choqué et triste. Je n'y suis pas retourné pendant 10 ans, jusqu il y a deux ans. J'ai redécouvert la ville, comme si ctait la première fois. Ctait encore mieux. J'adore vraiment New York. »

Alors pourquoi a-t-il choisi de s'installer à Paris ? « J'avais le choix entre quatre villes : Tokyo, Bruxelles, New York et Paris. Tokyo était cool, mais trop japonaise, pas assez cosmopolite. Bruxelles me paraissait petite comparée à Paris ou New York. Et je n'avais jamais travaillé à New York, je ne connaissais personne sur place. Paris était une ville que je connaissais, il y avait un art de vivre lié à la cuisine. Ctait facile d'ouvrir un restaurant. Et ça a plutôt bien marché depuis. Ma clientèle est majoritairement composée dtrangers. J'aimerais bien qu'il y ait plus de Parisiens. Ils sont peut-être un peu moins ouverts que les New-yorkais, niveau cuisine. Peut-être suis-je trop radical. Peut-être que le poids de la tradition est trop lourd à Paris. »

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Peut-être aussi que, quand vous venez de rater votre première étoile alors que trois de vos amis l'ont eue, ce n'est pas le meilleur moment pour vous parler cuisine française. J'essaye quand même : « Bien sûr, il y a beaucoup de chefs extraordinaires en France. Le premier auquel je pense, c'est Pierre Gagnaire », le chef qui l'a formé. « J'aime aussi beaucoup Iñaki Aizpitarte, David Toutain, Akrame Banallal et bien sûr Michel Bras. »

Il marque une pause. Un sourire timide apparaît en dessous de sa moustache fine et élégante. « Je suis tellement triste à cause de cette étoile que je n'ai pas eue. J'essaye de me dire que le Michelin couronne une cuisine plus traditionnelle, qu'ils ne comprennent pas ce que je fais ». À ce moment, j'ai envie de lui dire que les mecs du Michelin pourraient bien lire cet article. Mais il n'y a pas de manque de respect dans son affirmation. Plus un chagrin d'amour avec une ville qui l'a adoptée, mais qui ne le traite pas comme il pense qu'elle le devrait. « C'est bon, je m'en fous ». Il ne s'en fout pas. « OK, je ne m'en fous pas, jtais tellement déçu. Et le fait que trois chefs japonais l'obtiennent cette année est encore plus difficile à accepter pour moi. »

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Que dit vraiment le Michelin à propos d'AT ? « Dans une rue proche des Quais de Seine, à côté de la Tour d'Argent, cette devanture sans nom parie sur la discrétion. L'intérieur est minimaliste, moderne et élégant. Le chef, Atsushi Tanaka, formé chez Pierre Gagnaire, aime la fraîcheur et la précision, armé d'une inventivité sans compromis, il compose de très beaux plats et tient sa clientèle en haleine avec des assiettes créatives et variées. Au sous-sol, une salle voûtée accueille le bar à vin et une salle à manger. Et pas d'inquiétude si vous voulez revenir - et c'est très compréhensible le menu unique change chaque semaine (trois options sont possibles) ». Ils ont donc compris.

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Des jeunes chefs continuent d'affluer du monde entier à Paris pour apprendre la technique, comme le faisaient les peintres et les poètes au XIXe siècle quand ils faisaient leur « Grand Tour », mais dans une seule ville. La cuisine la plus inventive et la plus excitante ne se sert plus à Paris, mais c'est souvent là qu'elle tire sa source. Avant de faire des Batmobiles de poisson et des cerveaux d'aliens au cyprès, Atsushi a dû apprendre à faire un roux. « Bien sûr il y a beaucoup de choses que j'aime dans la cuisine française. J'adore le pot-au-feu par exemple ».

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Regrette-il de ne pas avoir choisi New York ? « Oui. » Il sourit, il a parlé trop vite. « Peut-être que c'est mieux ainsi. Un de ces jours, j'irai à New York. Dans trois ans max. Dis à New-York que j'arrive. » Mais dès qu'il finit sa phrase, on dirait qu'il regrette déjà cette vieille ville grincheuse et coincée qu'il a faite sienne. « L'une des choses que je regretterai quand je quitterai Paris, c'est la qualité des produits. Ils sont incroyables. Aux États-Unis, tout est cher, et la qualité n'est quasiment jamais là ». Il regarde par la fenêtre, Paris est ensoleillé aujourd'hui. Une plaque est suspendue de l'autre côté de la rue « Hostellerie de la Tour d'Argent, fondée en 1582 ».

« Les kebabs et les sandwichs kurdes. Tu connais celui de la rue du Faubourg Saint Denis, avec le four à bois, et les dames kurdes si gentilles ? » Je le connais, « Urfa Dürüm. » Il hoche la tête et sourit gentiment. « Oui, ça, ça va me manquer. »

Arthur Scheuer est l'éditeur et le fondateur du site d'informations en ligne, Ulyces.

Restaurant AT, 4 Rue du Cardinal Lemoine, 75005, Paris. Tel: +33(0)156819408 info@atsushitanaka.com