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Ok, on a définitivement perdu Drake

Depuis un petit moment déjà, on se disait que Drake était sur le point de basculer dans l’étape « totale roue libre » de sa carrière. Cela fait quelques années maintenant qu’il nous sert sur un plateau des signes avant-coureurs : il y a d’abord eu la mixtape If You’re Reading This It’s Too Late (2015) lâchée sans prévenir, puis le clip de « Hotline Bling » l’année suivante où on se demandait tout du long s’il n’avait pas chopé un torticolis, puis l’interminable Views dans la foulée, et enfin More Life, non-album (ou « post-album » – on y revient, cette notion est primordiale chez Drake) où le Canadien tâtait de la salsa, de la house lo-fi et se perdait dans des approximations jamaïcaines et bossa nova assez putassières. Mais jusqu’ici, on n’avait pas eu de véritable déclic, de signal de départ qui nous dise : « Ça y est, maintenant on l’a perdu » – comprendre : Drake est passé de l’autre côté, celui de l’absurde, du maboul, de l’incontrôlable, du délire, celui où l’on sait d’office (pour lui comme pour nous) qu’il sera difficile d’en revenir sain et sauf.

Avec le clip de « God’s Plan », sorti ce week-end sans crier gare, on est en plein dedans : Drake lâche enfin totalement la bride. Dès les premières secondes, le ton est donné : un carton nous annonce que le rappeur/chanteur, qui achève visiblement brillamment sa mue en petite sœur des pauvres, a piqué le budget alloué au clip par la production pour le redistribuer sans compter aux habitants d’un quartier défavorisé de Miami. Précision : on ne parle pas d’une somme modique, mais de près d’un million de dollars, ah oui et puis chut, il ne faut pas le répéter au label, on vous fait confiance. On pensait être immunisé face à des entreprises d’ego-marketing déguisées en œuvres de charité de ce genre, depuis qu’Oprah Winfrey ou Extreme Home Makeover (qui n’est rien d’autre qu’une publicité pour les magasins Sears, ça parait peut-être évident mais c’est toujours bon de le rappeler) ont placé la barre si haute qu’on la croyait impossible à franchir. Mais c’était sans compter sur « God’s Plan », qui pulvérise la concurrence de l’indécence et qui a la gageure de faire tout ça pépouze, les mains dans les poches et en sifflotant comme si de rien n’était.

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C’est là que ça devient intéressant : il ne faut pas prendre le nouveau clip de Drake pour ce qu’il essaie de nous dire de prime abord (soit : une tentative somme toute banale de faire du viral par le biais d’un storytelling misérabiliste et usé jusqu’à la corde, où les « pauvres » ne sont pas utilisés autrement que comme des accessoires de scène), mais par ses détails, tous plus fous, détraqués – et, il faut le dire, irrésistibles – les uns que les autres. De mémoire, à peu près : ce plan où Drake surplombe la foule et se prend pour le pape, celui où il plisse le regard lorsqu’il a le soleil dans les yeux, la liasse de billets cachée dans le dos, attendant le signal de la prod’ l’air bêta en ayant l’air de demander : « C’est bon, je peux y aller maintenant ? ». Il y a aussi le gros plan du bébé dans la foulée avec ladite liasse à la main et la tétine à la bouche – on pressent alors qu’il peut intervertir les deux. N’’oublions pas non plus ce moment où Drake tapote la tête d’un de ses vassaux, puis, plus tard, ose sortir une réplique du genre : « That’s my world too, you know » – alors qu’on sait tous qu’il est un pur produit de la classe moyenne banlieusarde et qu’il a été ado-star d’une sitcom canadienne à la con au début des années 2000. Autre détail non négligeable : le supermarché pris d’assaut, avec cet arrêt fugace mais vivace sur le pot de Nutella qui vient nous rappeler les heures les plus sombres de notre Histoire de la semaine dernière.

Blague à part, s’il y avait un fil rouge à tirer de ces six minutes frappadingues, ce serait celui du rapport contrarié de Drake à la thune. Dans un article publié lors de la sortie de l’album Nothing Was The Same en 2013 (et traduit chez la revue française Audimat pour les non-anglophones), intitulé « Le spleen de l’argent chez Drake », le critique, universitaire et théoricien de la musique anglais Mark Fisher, auteur notamment du célèbre blog « k-punk » et de l’ouvrage Capitalist Realism : Is There No Alternative?, traitait de l’ambivalence du rapport à l’argent inhérente de l’œuvre du Canadien, symptomatique d’une nouvelle couleur dans le rap et r’n’b contemporain. En s’interrogeant notamment sur les codes du gangsta rap, désormais habité par une sorte de mélancolie sourde et à double tranchant, Fisher dressait l’état des lieux d’une musique qui ne se débarrasse pas tout à fait des codes machistes en vigueur, mais a désormais intégré sa propre critique et sait se jouer de ses archétypes tout en les malmenant quand il faut. Drake représenterait ainsi le rappeur nouveau à l’état pur : sincère, qui sait chanter, tendre, sensible, le cœur sur la main, mais également doté d’une duplicité qui le fait se vautrer dans l’hédonisme le plus outrancier tout en s’en désolant dans le même mouvement. L’honnêteté de la démarche est ainsi questionnée par Fisher au travers du thème de la rédemption par l’amour : « Je ne veux pas croire à cette histoire, à cette rengaine simpliste et tellement sentimentale qui dit que l’argent n’achète pas l’amour. Je refuse de croire que c’est ça, le destin du rap : un rappeur devenu héros de comédie romantique. Toute cette vantardise et cet étalage de richesse relégués au rang de fanfaronnade de la part d’un petit garçon qu’une femme rédemptrice viendra sauver dans le dernier acte ? ‘Next time we fuck, I don’t want to fuck, I want to make love, I want to make love, I want to trust’. Drake a du mal à y croire, et nous aussi. Il sait bien que toute cette sensiblerie peut passer pour de la drague facile… Il a passé tellement de temps à brouiller les pistes pour ensuite avouer qu’il mentait qu’il ne sait plus très bien quand il nous raconte des histoires ou quand il nous dit la vérité, ni même quelle est la différence entre les deux. C’est comme s’il pleurait de vraies larmes mais d’un seul œil, et que de l’autre il faisait des clins d’œil à la caméra derrière l’épaule de sa dernière conquête. »

Si Fisher parle ici de conquêtes féminines tout sauf métaphoriques, on peut arguer que son développement s’applique parfaitement à la trajectoire artistique de Drake, et que les conquêtes en question peuvent aisément être remplacées par son public – après tout, comme le dit Fisher ailleurs, Drake a de quoi largement de sustenter jusqu’à plus-soif niveau bouffe, alcool, baise, drogue, bref tout ce qui est consommable – alors que l’audience restera toujours un horizon immatériel. Mais surtout, on ne peut s’empêcher de penser qu’aujourd’hui, suite au visionnage d’un truc aussi aberrant que « God’s Plan », ce rapport autrefois contrarié, ambivalent et un poil sournois est arrivé à un stade de dégénérescence (ou, comme on le disait plus haut, de délire, de déchaînement, de folie) bien avancé. Dans « Started From The Bottom », sans doute l’un de ses plus beaux morceaux, Drake s’épanchait sur ses débuts difficiles en utilisant le « nous » au lieu du « je » dans un mouvement inclusif – jolie pirouette qui assume ses origines plutôt aisées tout en mettant l’accent sur la générosité de sa démarche et sur sa conscience aiguë de son manque de crédibilité en tant que petit bourge du rap. Sur « God’s Plan », c’est autre chose : Drake fait montre d’une hybris à la fois échevelée et malade (c’est le moment de rappeler qu’un de ses surnoms est 6 God, hein), rappelant ainsi Kanye West, filiation que mentionne d’ailleurs Fisher à plusieurs reprises dans son papier.

Il est intéressant de noter que les deux sont issus de la même classe sociale, et partagent donc assez logiquement une certaine culpabilité petite-bourgeoise vis-à-vis du luxe et de la richesse. Mais si Kanye West a placé depuis longtemps le curseur sur l’anomalie intégrale (et franchement inquiétante par moments), Drake représente un peu la version au sirop d’érable des pétages de plomb de son comparse. Sur « God’s Plan », il se tient toujours à une distance commode, use du « ils » de l’observateur avisé et plein de bonnes intentions, plutôt que du « je » et du « nous » d’antan qui l’incluraient plus franchement dans ce qu’il décrit. Cela lui permet de ne pas trop se mouiller, et de garder son petit pécule au chaud et à portée de main ; la pesanteur de l’argent est toujours là, elle a simplement changé de mains et est maintenant plus tristement rapine (malgré les apparences) que véritablement désabusée.

À défaut d’être complètement à l’avant-garde, Drake s’est toujours posé en chantre d’un post-modernisme arrangeant. Post rappeur, il a aussi tenté d’introduire la notion de post album : More Life n’était pas autre chose que ça, une auto-proclamée « playlist » qui envisagerait le format de l’album sous un jour nouveau à l’ère de la dématérialisation de la musique. Mais aujourd’hui, il semblerait que Drake soit entré dans une nouvelle phase de sa carrière, qu’on appellera, faute de mieux, le post-malaise. Soit une gêne mêlée de fous rires et de pincements incrédules, suivie par une sorte de fascination devant ce show déréglé où l’on se demande si le Canadien n’est pas, au fond, le premier spectateur – et donc la première victime – de sa propre mégalomanie au miel. En tout cas, désormais, toutes les vannes semblent ouvertes.