Depuis le mois de mars, c’est un rituel qui ne change pas : à 6h30, Julie* quitte son lieu de résidence situé dans le Val-d’Oise pour rejoindre l’est parisien et l’établissement hospitalier dans lequel elle travaille en tant qu’infirmière vacataire. Sa journée en réanimation débute à 7h30 pour prendre fin 12 heures plus tard. Les traits sont tirés et la colère se mêle et s’entremêle à la peur et à la fatigue, physique et psychologique. Pourtant, il faudra enquiller une nouvelle journée de travail à flux (sur)tendu.
A l’instar de tous les autres soignants, qu’ils soient médecins, aides-soignants ou infirmiers, Julie est en première ligne pour faire face au Covid-19, qui a fait 23 660 morts en France. Tous sont pour Emmanuel Macron et beaucoup de Français des héros qui sont applaudis tous les soirs à 20 heures. Comment ces hommages sont-ils reçus par le personnel soignant ? Quel est le regard de ces « blouses blanches héroïques » sur l’épidémie et sa gestion par le gouvernement d’Edouard Philippe ? Alors que le déconfinement est déjà dans toutes les têtes, Julie a pris un peu de son rare temps libre pour répondre à nos questions. Sans l’aval de sa hiérarchie.
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VICE : Salut Julie*, depuis combien de temps es-tu infirmière ?
Julie : Je suis infirmière depuis 7 ans. J’ai fait d’autres boulots avant, mais je me suis reconvertie en 2010 et j’ai intégré un Institut de formation en soins infirmiers pendant trois ans, avant de travailler dans différents établissements, notamment de l’AP-HP, principalement en réanimation.
Pour quelles raisons as-tu choisi de devenir infirmière ?
J’avais envie de me sentir utile, d’avoir un métier qui permette d’aider les gens et de participer à la vie de la communauté. A mes yeux c’est important de se lever le matin en se disant que son boulot apporte une vraie différence dans la vie des gens. On les aide à surmonter des moments de leur vie qui sont très durs. Ils ont besoin de soins et on espère les guérir ou au moins alléger leurs souffrances. Les soignants sont aussi là pour leur apporter du réconfort, et c’est aussi le côté gratifiant de ce métier. Pour moi c’était essentiel d’avoir un métier et pas juste un job. Un métier qui englobe des compétences et des valeurs que tu gardes toute ta vie.
Peux-tu m’expliquer le métier d’infirmier en réanimation ?
C’est un travail assez particulier et les Français s’en sont rendu compte durant l’épidémie de Covid-19. Cette spécialité demande des compétences techniques qu’on n’apprend pas forcément à l’école mais qui s’acquièrent sur le tas. Généralement, quand un infirmier commence en réanimation, il est encadré pendant au moins un mois par plusieurs membres de l’équipe qu’il intègre. La « réa » demande beaucoup d’investissement personnel : on prend en charge des patients dans un état grave, dont un ou plusieurs organes sont défaillants. C’est une approche relationnelle particulière car leur pronostic vital est engagé, ils sont endormis, placés en coma artificiel. C’est dur car il y a beaucoup de gens qui décèdent. Mais il y a aussi des moments de bonheur comme quand tu vois un patient qui était au bord de la mort aller mieux.
« Il faut une communication claire et cohérente et ça n’a pas été le cas depuis le début de l’épidémie. Je ne veux pas revenir en profondeur sur la polémique des masques car ça me rend folle »
Le quotidien d’une infirmière en réanimation est déjà dur. Qu’est-ce qui a changé avec le Covid-19 ?
Ce qui a changé c’est le nombre de patients qui ont un syndrome de détresse respiratoire aiguë (SDRA). On en voit assez souvent en temps normal, mais depuis le début de l’épidémie, tous les patients qui arrivent en réanimation font un SDRA et on intube à la chaîne. Ça devient difficile et vertigineux, surtout que leur état se dégrade très rapidement. Le respect des mesures d’isolement et de protection a aussi évolué : gants, masques, blouses, sur blouses, charlottes, lunettes, ça fait beaucoup d’habillage et de déshabillage.
Le Covid-19 est une nouvelle maladie qu’on connaît mal. On n’avait pas anticipé le fait que les patients allaient rester longtemps en réa. On n’arrive pas à les extuber, on a du mal à les sevrer de la ventilation artificielle. On ne s’attendait pas non plus aux problèmes de coagulation liés au virus, ce qui engendre des cas d’embolie pulmonaire. On découvre des choses mais on s’améliore au fil des jours.
Comment s’est préparé ton établissement à l’épidémie ?
On a réussi à tripler les lits de réanimation pour faire face au Covid. C’est assez éprouvant pour tout le monde, notamment pour les médecins et infirmiers d’autres services qui ont dû s’improviser médecins ou infirmiers de réanimation. Tout le monde a pris sur soi pour gérer au mieux cette crise sanitaire, notamment au niveau du matériel. Parfois, il nous manquait des choses, du coup on a essayé d’improviser avec ce qu’on avait, tout en pensant au bien-être des patients.
Niveau équipement justement, vous êtes comment ?
Là où je travaille, ça n’a pas été trop catastrophique par rapport à ce que peuvent me dire des collègues qui exercent dans d’autres établissements. A aucun moment je ne me suis sentie en danger. Il y a eu quelques petits ratés, comme la fois où on nous a livré des blouses protectrices à manches courtes… Mais à part ça et le fait qu’on nous distribue les équipements au compte-goutte pour éviter les vols et les débordements, mon établissement a assez bien géré les choses.
As-tu peur pendant cette crise sanitaire ?
Mon copain est dans l’est de la France, je suis donc confinée avec mes parents et j’ai peur de les contaminer, je fais hyper attention : je me lave très souvent les mains, j’ai créé des sas de décontamination à la maison pour mes chaussures et mes affaires. Je pense que tous les soignants ont eu peur de contaminer leurs parents, leurs enfants, leurs conjoints. Cette peur de contaminer sera plus forte lorsqu’on sera déconfiné.
Quelles est la situation dans ton service aujourd’hui ?
On observe beaucoup moins d’entrées en réanimation. On a toujours beaucoup de patients, mais ils sont là depuis un moment. On voit que le confinement a porté ses fruits, mais je m’attends ce qu’il y ait d’autres vagues de patients lorsqu’on sera déconfiné. Il ne faut pas baisser la garde.
Quel regard portes-tu sur les mesures de confinement et leur mise en application ?
C’est difficile de juger les gens sur leur respect du confinement. Au mois de janvier on nous disait que c’était une simple grippe, qu’il ne fallait pas s’inquiéter, que ça n’arriverait jamais en France. Même lorsque la situation s’est aggravée en Italie, on n’imaginait pas encore le confinement en France. Il faut aussi se rappeler que le 7 mars notre président nous disait qu’il fallait arrêter de paniquer et sortir. Une semaine après, revirement de situation, il fallait qu’on reste chez nous, mais qu’on aille tout de même voter, et le lendemain, on était tous des « cons » si on ne respectait pas le confinement. Clairement, il y a eu des erreurs de communication des gouvernants et ce n’était pas clair dans l’esprit des Français. Il faut un peu de temps pour s’adapter à une nouvelle situation.
Après plusieurs semaines de confinement, les gens ont fini par comprendre. La majorité des gens sont de bonne volonté, même si certains prennent des risques inconsidérés. J’ai une pensée pour les gens qui ne peuvent pas se confiner. Il y a une différence entre le bourgeois du 7e arrondissement qui décide d’aller se confiner à Belle-Ile, et qui prend des risques, et le mec qui vit dans un camp à Saint-Denis sans eau potable, qui lui aussi prend des risques. Il y a des gens qui prennent des risques, mais il faut analyser pour quelles raisons ils les prennent. Je n’ai pas de jugement à faire sur le confinement.
Et le déconfinement annoncé ?
Oui, c’est plus le déconfinement qui m’inquiète aujourd’hui. Quelles vont être les recommandations du gouvernement ? Va-t-on avoir des équipements de protection ? Les instructions seront-elles plus claires ? Il faut une communication claire et cohérente et ça n’a pas été le cas depuis le début de l’épidémie. Je ne veux pas revenir en profondeur sur la polémique des masques car ça me rend folle, mais on nous a quand même dit il y a encore quelques semaines que c’était ridicule de mettre des masques et aujourd’hui on nous dit qu’il faut qu’on en mette tous.
Comment toi et tes collègues accueillez-vous les applaudissements des Français ?
Moi clairement, à l’heure où je te parle j’en ai ras-le-bol des applaudissements. Je pense que ça part d’une bonne intention, que c’est une forme de reconnaissance, mais le système de santé français est dans une situation catastrophique depuis longtemps, les conditions de travail à l’hôpital sont dures depuis longtemps. Les salaires sont scandaleux depuis longtemps aussi. Il y a plein de professionnels de santé qui sont en grève depuis des mois, notamment dans plusieurs services d’urgence. Pas longtemps avant l’épidémie, plusieurs médecins avaient démissionné de leurs fonctions administratives pour attirer l’attention sur les problèmes de financement de l’hôpital public, sur le fait qu’on ait de moins en moins de lits et de personnel. De nombreuses vidéos montrant notre situation ont tourné sur les réseaux sociaux. On ne peut pas dire qu’on ne parlait pas des hôpitaux avant le Covid.
« La rhétorique du héros que met en avant Emmanuel Macron est nauséabonde. Un héros ça sauve le monde, mais ça ne demande pas un salaire à la fin du mois, ça ne pointe pas à Pôle emploi quand il n’a plus de travail »
Donc oui, qu’on m’applaudisse à 20 heures tous les jours parce qu’il y a le Covid, je trouve ça un peu abusé. C’est très bien d’applaudir, mais l’hôpital et les soignants ont besoin de plus que d’un soutien symbolique. Quand on manifestait dans la rue, quand on exprimait nos inquiétudes par rapport au système de santé, je n’ai pas eu l’impression que les Français se mobilisaient en masse derrière nous. Maintenant que leurs vies sont directement impactées, qu’ils se sentent menacés ça les intéresse beaucoup plus. C’est peut-être d’ailleurs un mal pour un bien et que ça va permettre de repenser la situation globale de l’hôpital public.
La rhétorique du héros que met en avant Emmanuel Macron est nauséabonde. Un héros ça sauve le monde, mais ça ne demande pas un salaire à la fin du mois, ça ne pointe pas à Pôle emploi quand il n’a plus de travail. Il y a des choses qui sont des cache-misère et je pense que les applaudissements le sont. Les soignants font du bon boulot toute l’année, les services de réanimation sont pleins toute l’année. On est là toute l’année et on ne nous applaudit pas. Ça me laisse des sentiments mitigés. J’ai beaucoup de colère, j’ai envie d’un changement et qu’on ne reparte pas dans les mêmes travers.
Penses-tu que cette épidémie va engendrer la reconnaissance que réclament les soignants depuis si longtemps ?
Je pense que les gens ont réalisé en quoi consistait notre boulot. On parle plus de l’hôpital en des termes élogieux et j’espère qu’ils y seront plus sensibles à l’avenir. Je suis peut-être pessimiste, mais je pense qu’on ne donnera pas plus de moyens à l’hôpital après cette crise sanitaire. J’ai peur qu’on nous fasse payer le Covid à grand coup d’austérité. J’ai peur qu’il n’y ait plus d’argent magique, pour reprendre les termes du président de la République, pour l’hôpital après cette crise sanitaire. J’aimerais pouvoir dire que la reconnaissance sera automatique, mais j’essaie de ne pas espérer trop de choses qui ne vont pas arriver. Je n’ai plus aucune confiance en nos gouvernants. La preuve, il n’y a pas longtemps, le directeur de l’Agence régionale de santé du Grand Est a dit que les fermetures de lits prévues à Nancy resteraient en vigueur après l’épidémie. Ses propos démontrent qu’il n’y aura pas de changement après la crise. On ne sait pas ce que les technocrates en charge de ces questions-là vont faire. J’ai peur.
Du coup, que peut-on souhaiter aux soignants pour le futur ?
Plus de moyens pour faire bien notre boulot, rouvrir les lits dont on a besoin. Avoir des lits vides ce n’est pas de l’argent perdu, ça permet de gérer des urgences sanitaires comme cette épidémie de Covid. Il faut revoir toute notre politique de santé, il faut réinvestir, faire des travaux pour que les établissements soient agréables pour les patients et les soignants. Il faut aussi revoir les salaires, car si on n’arrive pas à garder les gens en poste c’est parce qu’ils sont mal payés. On n’est pas des bonnes sœurs, assises près du lit à tenir la main du patient. On a des compétences techniques qui doivent être reconnues. Les établissements de santé doivent être attractifs.
*Le prénom à été changé à la demande de l’interviewée.
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