« On a fait une révolution, il faut la terminer »

Sept ans après le désormais célèbre « Printemps arabe », la jeunesse tunisienne est de nouveau dans la rue. Depuis plusieurs jours et dans de nombreuses villes du pays, les manifestations ont dégénéré : pneus brûlés, bâtiments publics et magasins vandalisés… Une révolte sévèrement réprimée à coup de lacrymo et d’arrestations massives : plus de 900 jeunes ont été arrêtés.

Le déclencheur de cette flambée de violence ? La nouvelle loi de finance, imposée par le gouvernement sous la pression du FMI. Car elle a eu pour conséquences de nouvelles taxes sur la consommation, alors que le pays a déjà subi une hausse des prix de plus de 40% depuis 2011, et que le chômage atteint plus de 30% chez les moins de 25 ans.

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Les premiers à réagir ont été les jeunes militants de « Fech Nestannew ? » (« Qu’est ce qu’on attend ? ») qui ont lancé, dès le 3 janvier, une grande campagne pour abroger la nouvelle loi de finance. Mais depuis, le ras-le-bol s’est généralisé et a embrasé les nuits tunisiennes.

Ces activistes sont-ils, comme l’assure le Premier ministre Youssef Chahed, « des casseurs à la solde des mafias et des partis d’extrême gauche » ? Nous sommes allés à la rencontre des jeunes tunisiens pour avoir leur avis sur la question.

Rym Hayouni, 22 ans, étudiante

Pourquoi as-tu participé aux manifestations contre la loi de finances ?
Depuis 2011, je suis présente dans tous les mouvements . Un peu par vigilance. Là, c’est contre la loi des finances, qui a engendré une crise aiguë. Mais on manifeste aussi pour d’autres raisons : contre les pratiques policières, contre les détentions arbitraires, contre toute cette politique qui nous donne l’impression que l’Etat policier est de retour et que tous les acquis de la révolution ont été violés.

Pourquoi ne pas lutter contre le gouvernement dans un parti politique ?
J’ai adhéré à un parti d’extrême-gauche, le Watad, dans l’enthousiasme de la révolution, mais je l’ai assez vite quitté : le jour où ils ont choisi d’être dans le système soi-disant démocratique mais surtout bourgeois. Mais la lutte continue. Il faut faire tomber ce système qui ne sert que ses propres intérêts. On dit que la Tunisie tue les ambitions. Les jeunes aujourd’hui ont des compétences, mais ne trouvent pas d’écho à leur créativité.

Que penses-tu des protestations qui dégénèrent, la nuit ?
Ce choix de la violence comme moyen d’expression de sa frustration, je ne le cautionne pas. Mais je le comprends. Après tout c’est la politique du gouvernement, du régime, du système entier, qui fait qu’il y a des gens qui sont obligés d’agir de la sorte. Les autorités tentent de faire oublier au peuple qu’il est capable de changer les choses. Mais on a fait une révolution, il faut la terminer !


Abdel, 23 ans, sans emploi

Des émeutes ont éclatés dans ton quartier : que s’est-il passé exactement ?
Notre cité est surnommée “El Maleji” [Les réfugiés] à cause de son état déplorable. Quand on a vu que, partout en Tunisie, les jeunes montaient au créneau, on a brûlé des pneus et des poubelles. On voulait montrer qu’on était en colère. Mais franchement, c’était pas bien méchant… Ca a dégénéré quand les flics sont arrivés et ont tiré au gaz – direct. Alors nous, on a répondu avec des pierres. Ensuite, on est parti à la fourrière récupérer les scooters des gens du quartier. Et tous ceux qui n’étaient pas à nous, on les a foutu dans le canal.

Pourquoi as-tu participé à ces actions ?
On est sorti pour protester parce que la vie est chère. Et ce début d’année, le président veut carrément nous mettre à la famine. Moi, j’ai arrêté les études au bac et je suis au chômage. Comme tous les jeunes du quartier, j’ai essayé de trouver un boulot, même merdique. Tu sais, c’est pas kiffant de demander chaque jour 2 dinars [0,70 euros] à ton daron pour passer la journée. Mais bon, quand tu ne connais pas les personnes à qui glisser un billet pour décrocher un emploi, laisse tomber. On demande rien en fait, on veut juste kiffer notre vie.

Le Premier ministre vous a traité de “casseurs à la solde des mafias et des partis d’extrême-gauche”. Est-ce le cas ?
C’est n’importe quoi ! Déjà, on n’a jamais vu un responsable politique dans le quartier. On dit aussi qu’on aurait été payé pour manifester : soyons sérieux, un mec qui viendrait nous voir avec de la thune pour qu’on aille manifester, je te raconte pas comment on va l’accueillir ! Et puis, surtout : on a cramé des poubelles qui valent peut-être 20 dinars [7 euros] et eux, de leur côté, ils font leurs affaires, ils tapent dans la caisse, et sont au chaud dans leurs villas. Et c’est nous les casseurs ?

Crois-tu que le gouvernement puisse régler votre situation ?
Les politiques se foutent pas mal des gens des quartiers. On est déjà morts pour eux. On est sorti pour leur montrer qu’on existe. Qu’on est pas des baltringues et qu’on est vigilants. Et on ressortira s’il le faut. La Tunisie, c’est notre pays, on l’aime, il est très bien. Mais ceux qui gouvernent l’ont rendu invivable. Tout le monde ici veut juste réunir 6 000 dinars, trouver un passeur et se barrer.

Yahya Bouhlel, 19 ans, start-upper

Quel regard portes-tu sur les protestations contre la nouvelle loi de finances ?
À mon avis, c’est juste une petite remémoration de la révolution, comme ça arrive tous les ans. En tant que startupeur, je suis un peu impacté par la loi de finances : il y a une légère augmentation de la TVA et une autre, plus conséquente, de la taxe d’importation sur les produits technologiques. Le vrai problème, pour moi, c’est qu’on est dans une impasse. A force d’avoir contracté des prêts pour payer les salaires d’une fonction publique énorme, le gouvernement n’a plus d’autre choix que d’augmenter les taxes. Il faut éduquer les gens à un autre mindset : il faut qu’on développe de la valeur, qu’on travaille et qu’on arrête d’attendre quoique ce soit de l’Etat.

Quel est le principal problème, en Tunisie ?
On a 300 000 diplômés chômeurs, c’est une catastrophe ! Ils ont étudié 25 ans, et ensuite, ils ne font plus rien… De nombreux jeunes ont perdu foi en la société. C’est à cause du système éducatif, et surtout de la formation professionnelle qui n’est pas adaptée au marché du travail. Mais des solutions existent : par exemple, j’ai créé ma propre entreprise d’informatique et on a formé plus de 500 étudiants…qui ont été embauchés dans de supers boites !

À 19 ans, tu es déjà patron. C’est donc facile de s’en sortir en Tunisie ?
Ça dépend du mindset ! A l’origine je suis un développeur. J’aime la création, notamment de produits technologiques. J’ai commencé à coder à 14 ans des petits jeux vidéos, puis des robots. Mon bac en poche, je suis monté à Tunis avec le projet d’école de coding en tête. J’avais 500 dinars en poche et pas un seul contact. Mais oui, à un moment, je m’en suis sorti.