Alors que la plupart des pays européens ont complètement renié leur passé fasciste, il n’est pas rare, en Italie, de tomber sur des souvenirs de cette époque et de surprendre des conversations empreintes de nostalgie dans les bars des petites villes ou dans les maisons des grands-parents.
La dictature de Benito Mussolini, qui a duré vingt ans, a laissé dans le pays un héritage qui peine à disparaître. Dans beaucoup de villes italiennes, des bâtiments construits dans ces années-là portent encore les symboles du fascisme, sans aucune forme de mise en contexte.
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Certains partis et parlementaires de droite, comme la Ligue de Matteo Salvini ou les Frères d’Italie de Giorgia Meloni – sans parler des partis ouvertement fascistes comme CasaPound et Forza Nuova – ne se sont jamais explicitement distancés de cette époque historique.
Aujourd’hui, les opinions d’extrême droite sont soutenues par de nombreux jeunes italiens. Il est impossible d’en évaluer l’ampleur, mais les fascistes d’aujourd’hui sont généralement bien éduqués et exposés au suprémacisme blanc américain promu sur Internet. C’est un mélange explosif contenu dans un monde caché que nous avons voulu explorer.
Entre janvier et octobre 2020, nous avons infiltré un forum d’extrême droite italien dans le cadre d’un projet soutenu par le prix Roberto Morrione, une récompense destinée aux jeunes journalistes d’investigation. Notre reportage a donné lieu à Buco Nero (littéralement, « Trou noir »), un podcast sur la numérisation de l’extrême droite italienne qui a été diffusé sur Storytel, l’une des principales plateformes européennes de podcasts et de livres audio.
L’enquête en quatre épisodes montre comment les suprémacistes blancs italiens communiquent entre eux en ligne, ce qu’ils publient et comment ils poursuivent leur guerre contre les migrants et les minorités.
Au cours des mois passés dans leur espace numérique, nous avons sous-estimé les effets psychologiques qu’auraient sur nous cet environnement violent et hostile basé sur la misogynie, les discours de haine, le racisme et l’incitation à la violence contre les minorités.
Lorsque nous avons infiltré pour la première fois leur nid virtuel, nous pensions entrer dans une sorte de chat peuplé d’internautes haineux et peu éduqués. Mais nous avons vite remarqué que ces personnes parlaient couramment l’anglais, se vantaient de faire partie de réseaux suprémacistes internationaux et avaient des notions de programmation : elles utilisaient toutes des VPN et des codes de cryptage, et savaient comment effacer les métadonnées des photos qu’elles postaient afin qu’il soit impossible d’en connaître l’origine ou l’auteur.
L’imageboard était hébergé sur une plateforme similaire à 8chan, le genre de forums Internet où sont publiées des images et des bribes de conversations. Chaque fois que quelqu’un publiait un message, un surnom apparaissait automatiquement. Le surnom choisi collectivement par les membres du forum était Lupo Lucio (Lucio le loup, le personnage d’un célèbre dessin animé italien). Les membres se qualifiaient donc mutuellement de « loup », en référence aux terroristes agissant seuls, sans le soutien d’un groupe.
Le forum était plein de mèmes nazis et d’animations pornographiques fascistes. La plupart des membres utilisaient un langage incompréhensible et offensant, qui reprenait le jargon Internet en italien – YouTube devenait ainsi EbreoTubo, ce qui se traduit littéralement par JuifTube. Il est impossible de savoir s’il s’agit de trolls – aussi toxiques soient-ils – ou s’ils représentent réellement une menace. Une chose est claire : il n’est pas bon pour votre santé mentale d’être exposé à de telles choses, que vous soyez un simple observateur ou un participant actif. Après quelques semaines passées sur le forum, nous avons commencé à avoir des problèmes de sommeil.
Dans la première étape de l’enquête, nous avons étudié le suprémacisme blanc dans le contexte italien. Certaines références sinistres que nous n’avions pas remarquées auparavant sont soudainement devenues évidentes. Certaines photographies accompagnées de propos haineux représentaient non pas n’importe quel crâne, mais celui d’un bélier, symbole de la mort courageuse au combat. Parallèlement à ces images, les utilisateurs disaient vouloir changer le monde et être prêts à agir.
Nous avons assisté à une fête d’anniversaire en ligne pour Hitler et trouvé la traduction italienne du manifeste de Brenton Tarrant, auteur du massacre de Christchurch en Nouvelle-Zélande, ainsi que le manuel du « sniper urbain », qui vous apprend à tirer sur les gens le plus efficacement possible sans vous faire prendre.
C’est là que commence la partie la plus fascinante et la plus troublante de notre mission. Au début, nous étions excités : nous allions écrire un article cool et passionnant. Mais après quelques semaines, le sentiment de satisfaction s’est dissipé et nous avons pris conscience que ce reportage aurait un impact néfaste sur notre santé mentale.
Premier problème : quand on est sous couverture, on doit se débarrasser de son identité et s’en créer une nouvelle. Heureusement, il est plus facile de le faire en ligne, car vous n’avez pas besoin de faire semblant en permanence et vous pouvez continuer de fréquenter vos amis qui vous connaissent comme vous êtes.
Deuxième problème : le sommeil. Pour des raisons de sécurité numérique, nos appareils étaient dédiés uniquement à cette enquête. Cela signifie que nous n’avions rien d’autre pour nous distraire : pas de musique, pas de réseaux sociaux, seulement un imageboard. Nous y avons passé beaucoup de temps, surtout l’après-midi, lorsque la plupart des utilisateurs étaient actifs. Au bout d’un certain temps, nous avons réalisé que nous avions du mal à dormir à cause du contenu violent auquel nous étions exposés. Souvent, nous nous reconnections tard dans la nuit, de peur de manquer quelque chose de crucial.
Troisième problème : l’éthique. Nous avions besoin de comprendre qui étaient ces personnes, donc nous devions poster quelque chose et établir des liens avec d’autres utilisateurs. Nous n’avons pas publié de contenu violent, mais nous avons participé à des conversations avec les utilisateurs les plus actifs qui publiaient du contenu très violent.
Quatrième problème : la dépendance. Nous avons consacré de plus en plus de temps à l’enquête, alors que avions tous deux d’autres projets sur le feu. De ce fait, nous avons développé une addiction cérébrale et financière vis-à-vis de ce reportage, ce qui nous a énormément stressés : et si le sujet n’était pas assez intéressant ? Et si nous n’étions pas assez payés pour le traiter ? Et si notre travail n’avait pas assez d’impact ?
Cinquième problème : les forums qui abritent des extrémistes de droite sont connus pour protéger l’identité de ces derniers. Nous savions qu’il y avait des gens dans notre pays qui parlaient d’attentats et de guerre raciale, mais nous ne savions pas où ils vivaient : ils pouvaient être n’importe où, ils pouvaient même être nos voisins. Les promenades en ville n’ont plus jamais été les mêmes.
Sixième problème : comme nous ne savions pas qui étaient les utilisateurs, nous avons évité toute mention de notre travail. Nous savions que l’enquête échouerait si quelqu’un découvrait que des journalistes surveillaient la plateforme. Nous ne pouvions en parler qu’entre nous. Et la communication entre nous était compliquée : fichiers et applications de chat cryptés, mots de passe à double authentification, sauvegardes.
Nous avons réalisé que cette histoire monopolisait nos vies et nous en sommes venus à détester le sujet qui nous passionnait tant au départ. Nous en avons discuté et décidé que l’enquête n’était pas plus importante que notre santé mentale et nous avons établi quelques règles de survie. Premièrement : ne pas rester trop longtemps sur le forum sans se déconnecter. Deuxièmement : éviter de se rendre sur le forum juste avant de se coucher.
Nous avons également parlé aux autorités et veillé à ce qu’elles soient au courant de l’existence du forum et des menaces potentielles qu’il contient.
Nous avons beaucoup étudié l’éthique et les outils numériques. En prenant conscience de notre travail et de notre position, nous avons gagné du temps et évité des questions stressantes sur les VPN.
Nous avons laissé tomber la pression du secret. Nous avons commencé à parler de l’enquête avec nos amis les plus proches. Maintenant que nous y repensons, nous aurions dû parler à un psychologue, mais malheureusement nous n’avons pas eu ce réflexe.
Nous avons mis un terme à notre enquête après avoir signalé aux autorités une menace spécifique sur le forum. Nous ne savons pas comment fonctionnent les enquêtes de la police italienne, donc nous ne savons pas ce qui en sortira. Mais nous savons que dans les semaines et les mois qui ont suivi le lancement du podcast, les membres du forum ont pris connaissance de notre investigation et n’étaient pas du tout contents. Ils se sont moqués de nous et ont même changé temporairement le surnom de Lupo Lucio pour le remplacer par nos noms à nous.
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