En entrant dans le droit final de la campagne, le chef du Parti québécois est en mode offensif. Tant au dernier débat des chefs qu’autour d’un café, Jean-François Lisée montre qu’il a étudié les programmes de ses adversaires, et il les attaque. L’ex-journaliste s’en prend aussi à ses anciens collègues, qui n’ont pas fait leurs devoirs au cours de la campagne, selon lui.
S’il ne mâche pas ses mots à l’égard des libéraux et de la Coalition avenir Québec, M. Lisée s’inquiète surtout des indépendantistes qui songent à tourner le dos au PQ pour se jeter dans les bras de Québec solidaire. En conversation avec VICE, il défend la pertinence du projet d’indépendance, se montre craintif devant l’avenir du français et s’insurge contre ceux qui assimilent la laïcité à l’intolérance.
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VICE : Vous avez dit cette semaine que Québec solidaire jouissait d’une « free ride » de la part des médias. Trouvez-vous que votre campagne a été couverte équitablement?
Jean-François Lisée : Malheureusement non. Certaines positions sont scrutées à la loupe, de façon plus sérieuse, plus rigoureuse, et il y a parfois des controverses qui émergent. Ç’a été le choix pour les trois autres campagnes. Effectivement, il y a eu un choix médiatique qui n’a pas donné des résultats équitables.
Qu’est-ce que les électeurs ne savent pas sur Québec solidaire que vous aimeriez qu’ils sachent?
Moi, j’ai 12 personnes qui, à temps plein, testent la crédibilité de ma campagne, et ça se passe très bien. On passe le test de la crédibilité. M. Legault ne l’a pas passé, je pense. Est-ce que QS le passerait? On ne le sait pas. Il y a certainement des questions qui se posent. Comme, par exemple, la Fédération des contribuables qui a alerté les gens vendredi que dans le plan sur l’environnement de Québec solidaire, il y avait la volonté de prendre le contrôle du tiers des épargnes de tous ceux qui ont des CELI.
Vous avez dit que QS est plus radical qu’il ne le laisse paraître, quels enjeux précis vous inquiètent?
Sur le [site mobile] de Québec solidaire, il est impossible de trouver leur programme. Il y est inscrit qu’ils veulent nationaliser toutes les grandes entreprises, les mines, les forêts, les banques, etc. S’ils disaient ça tous les jours dans leur campagne, elle n’aurait pas le même impact.
On est à la veille de la plus grande vague entrepreneuriale jeune de l’histoire. Il y a de plus en plus de jeunes qui veulent se lancer en entreprise — c’est incroyable. Et moi, je veux être le premier ministre de l’entrepreneuriat. Ces jeunes-là ne veulent pas lancer des bineries. Ils se voient comme les Elon Musk et les Steve Jobs de demain. De savoir qu’un gouvernement solidaire, dès que tu deviendrais gros, te nationaliserait, c’est peut-être une information qui t’intéresserait. J’aimerais mieux qu’ils le disent, qu’ils ne le cachent pas.
J’ai réalisé en lisant leur programme qu’ils veulent se retirer de la bourse du carbone. C’est une très grave erreur. Ça n’a pas été relevé le jour où ils ont remis leur plan environnemental.
Quelle est votre vision des jeunes indépendantistes? Comme les représentez-vous?
On a de loin le plus de jeunes indépendantistes que tout autre parti… bien plus que QS. La jeunesse est au PQ pour toutes les raisons qui ont motivé les autres générations d’indépendantistes — c’est-à-dire l’acquisition de la liberté — mais aussi parce qu’en 2018, c’est pouvoir définir seul notre position environnementale et ne pas être dans un pays pétrolier. Peu importe qu’on remplace Harper par Trudeau, [le Canada] est toujours une puissance pétrolière. Non seulement on veut l’indépendance pour nos propres raisons, mais les pays progressistes dans les rencontres internationales sur le climat ont besoin de notre aide. On ne va pas changer tout, mais on sera une nation supplémentaire dans la coalition des nations qui veulent faire avancer la bataille contre les changements climatiques. De la même façon, les paradis fiscaux — dont la CAQ ne parle jamais —, on va y mettre fin d’ici la fin de l’année. On sait comment le faire et on l’explique. Ce sont des thèmes qui sont plus chers à la jeunesse et ils le sont à l’ensemble du parti.
J’ai aussi remarqué lors du débat que je suis le seul à parler des Premières Nations, de l’importance des Premières Nations dans notre histoire, à accepter l’offre des Premières Nations et des Inuits de tenir un sommet dans les premiers jours d’un nouveau gouvernement. D’ailleurs, je me suis dit : « Comment ça se fait que ce n’est pas déjà une tradition? »
Ça m’importe beaucoup et c’est dans l’histoire du PQ. René Lévesque a été le premier au Canada à reconnaître l’existence des Premières Nations et des Inuits sur notre territoire. Nous avons fait la Paix des Braves, qui est considérée par les Premières Nations comme l’étalon-or des ententes avec les gouvernements. Tout ça m’intéresse, et parmi les 18-30 ans, ce sont des thèmes qui leur sont particulièrement chers.
L’actualité internationale a été marquée par plusieurs référendums qui portaient – directement ou indirectement – sur la souveraineté politique : en Écosse, en Catalogne, le Brexit. Quelles leçons avez-vous tirées de ces expériences?
L’Écosse, c’est l’étalon-or de la manière dont on devrait organiser un prochain référendum. On sait que la communauté internationale est très soucieuse de transition démocratique et préfère lorsque les parties peuvent s’entendre sur le processus. Depuis l’Écosse, on a une matrice. La prochaine fois, un gouvernement du PQ proposera au fédéral d’appliquer ici l’exemple écossais pour la définition de la question et le respect de la majorité. Parce que pour l’instant la loi canadienne ne le fait pas — elle est moins démocratique. Si Ottawa refuse, on va l’organiser comme on le fera.
La différence avec l’autre parti indépendantiste, QS… Aujourd’hui [dimanche], ils présentaient leur proposition. C’est une vision très idéaliste, que, si on se met tous ensemble dans une pièce, on va surmonter nos divergences et on va tous vouloir d’un Québec indépendant. J’aimerais que ce soit vrai. Je sais que c’est faux. En 1995, j’ai vu les forces du non, qui étaient prêtes à aller en trichant, en utilisant le poids du gouvernement fédéral pour empêcher la souveraineté de survenir. Les 40-50 % des Québécois qui sont contre l’indépendance seraient représentés [dans l’assemblée constituante de Québec solidaire], et à l’intérieur de ça, les forces du non, qui sont bien financées, influenceraient cette constituante. Je trouve ça dommage qu’un parti indépendantiste offre une vision qui est une recette de l’échec — qui a l’air idéale, mais qui est naïve et est une recette de l’échec.
Advenant l’élection d’un gouvernement minoritaire, est-ce que le PQ accepterait de collaborer avec le PLQ ou la CAQ pour éviter une autre élection? Sur quels enjeux pourrait-il y avoir entente entre les partis?
Je pense qu’il n’y a aucun scénario d’un gouvernement de coalition. Dans un éventuel gouvernement minoritaire, je m’engage à gouverner pendant quatre ans. Je pense que les Québécois, s’il y a un gouvernement minoritaire, c’est parce qu’ils le décident. Et à chaque fois qu’on aura un budget, il faudra négocier avec un parti pour obtenir une ou l’autre majorité. Lorsqu’on va présenter notre politique en immigration, par exemple, on n’appellera pas la CAQ, parce qu’on sait qu’on n’est pas d’accord avec eux. Lorsqu’on va augmenter le salaire minimum à 15 $, on va appeler QS parce qu’on sait qu’ils vont voter pour cette loi-là.
Le jour du vote, y a-t-il un seuil que vous considérez que vous devez franchir pour demeurer chef du parti?
Non, je ne me mets pas de seuil. Je me suis dit qu’en termes de sièges, 63, c’est le maximum parce que 75 c’est trop difficile à gérer!
Donc peu importe le résultat du vote, vous allez rester en place?
Absolument.
Vous avez dit il y a quelques semaines qu’il est « désormais impossible d’obtenir un emploi à Montréal, y compris pour pelleter de la neige, si on ne démontre pas une connaissance de l’anglais ». D’où vient cette donnée?
On a deux études : une de 2014 de l’OQLF et une autre d’un journaliste du HuffPost, publiée en 2012, qui disait que c’est vrai pour 60 % [des emplois]. Je me suis fait dire que l’OQLF faisait une étude en ce moment sur ce sujet et devait la rendre publique avant l’élection et, de toute évidence, ils ne la rendent pas publique.
[Suite à l’entrevue, le Parti québécois nous a dit être incapable de trouver l’étude de 2014 de l’Office québécois de la langue française évoquée par M. Lisée, NDLR.]
Pour la commission parlementaire, en une vingtaine de minutes, j’ai trouvé une quinzaine de jobs où le français n’était pas nécessaire. Parfois, c’était écrit « French an asset ». C’est donc une dérive de la loi 101. L’employeur peut désigner des postes dans lesquels la connaissance de l’anglais est nécessaire. Il y en a même de plus en plus, ce qui est normal. Ce qui n’est pas normal, c’est que ça devienne une règle.
Pour la proportion, c’est en déclin important. On va être minoritaire probablement dans le prochain [recensement]. D’avoir des gens qui ont le français comme deuxième et troisième langue, c’est un énorme succès de la loi 101. C’est comme un arbre : tous ces gens qui parlent français comme deuxième et troisième langue ce sont comme les feuilles. Les gens qui parlent français à la maison ce sont les racines, et si on a trop peu de racines et énormément de feuilles, il va y avoir un grand vent…
[En fait, selon le recensement, la proportion de Montréalais pour qui le français est la langue parlée le plus souvent à la maison a augmenté au cours des dernières années, passant de 60,5 % en 2006 à 61,2 % en 2016. La proportion de ceux qui ont le français comme langue maternelle a cependant chuté de 54,4 % à 53,4 % sur la même période, NDLR.]
C’est une situation qui est complexe parce qu’à la fois, la proportion des gens qui parlent français augmente, la proportion des Québécois qui parlent anglais augmente aussi, et ce sont deux bonnes nouvelles. Mais si on veut que le français soit la langue officielle et commune du lieu de génération en génération, il faut toujours qu’il y ait une prédominance du français. Et là, Statistique Canada nous dit que le travail à Montréal dans lequel un bilinguisme intégral est requis est passé de 6 à 12 %.
[De 2006 à 2016, la proportion de travailleurs qui ont rapporté parler anglais et français au travail est passée de 7,1 % à 11,2 %, NDLR.]
On est dans une situation en Amérique du Nord où, si on n’arrive pas à faire contrepoids au pouvoir d’attraction la plus forte en termes culturels et linguistiques, on passe à un bilinguisme intégral, la pente est très raide vers la prédominance de l’anglais et la perte du français comme langue commune. Donc, quand on gouverne le Québec, on le gouverne pour maintenant et la prochaine génération. Même si on arrêtait la montre aujourd’hui, on dirait : « Ouais, pas pire ce qu’on a fait en 400 ans », mais quand on regarde la tendance, c’est glissant.
Je suis celui qui a inventé le concept que ce n’est pas un jeu à somme nulle. Il faut à la fois défendre l’identité des communautés anglophone et francophone, car les deux, on est insécures par rapport à notre avenir. Il faut déclarer que notre objectif commun, c’est que dans huit générations, il y ait des communautés de grande vitalité.
Une des mesures que vous avez proposées, c’est d’imposer des tests de français aux finissants des cégeps et universités anglophones. Est-ce que ceux-ci s’appliqueraient aussi aux étudiants étrangers? Craignez-vous que cela réduise le nombre d’étudiants étrangers qui viennent au Québec?
Ça dépend. Il y a le cégep et l’université. Pour les étudiants québécois qui vont dans une université anglophone, [on veut que le français] soit mesuré à la fin de l’université. Pour les étudiants étrangers, ce qu’on propose, c’est de mettre dans leur cursus des cours d’initiation au français obligatoires. Si tu viens à McGill, Bishop’s ou Concordia, tu sais que tu devras prendre des cours de français et participer à la vie culturelle de Montréal. Et coudonc, si tu décides de t’installer au Québec, c’est encore mieux parce que ce sont des mesures pour inciter à rester au Québec par après. Le niveau d’exigence ne sera pas le même pour un étudiant étranger que pour un étudiant québécois.
Pour le cégep, quel problème essaie-t-on de régler? Que les gens sortent d’un cégep anglophone et considèrent qu’ils n’ont pas les capacités linguistiques requises pour réussir. Ils peuvent converser, mais ne peuvent pas lire ou écrire un mémo technique. Pour l’employeur, c’est non. C’est comme si on les envoyait à Toronto de leur propre chef, et moi, je ne veux pas en perdre un. Donc comment est-ce qu’on fait en sorte qu’un cégépien anglophone soit à égalité avec un francophone : il faut qu’ils passent les mêmes tests de français. Comment le faire? Pendant les trois premières sessions, on prend des cours de français enrichis, et la dernière session, on va la passer en immersion dans un cégep francophone. Donc, si vous êtes à Dawson, on va vous inciter financièrement à aller en région où l’immersion va être totale.
Mais est ce que vous pensez qu’il y a des étudiants qui vont vouloir faire ce choix-là, quand on regarde les générations plus jeunes qui veulent faire le tour du monde, vous pensez que ça va les intéresser d’aller en région?
Je vois beaucoup de Français, de Belges, de Latino-Américains qui viennent soit dans les cégeps, soit pour travailler dans des fermes biologiques, etc. Il y a une attractivité en soi des régions québécoises pour certains jeunes. Ce n’est pas le no man’s land que certains pensent. On verra, on va leur offrir, mais l’important, c’est qu’à la fin de cette période d’immersion là, ils soient capables de passer le test et rester au Québec.
Pour les universités, ce sont des cours d’introduction au français, si les étudiants étrangers sont diplômés et décident d’entrer dans le marché du travail francophone, il va avoir un droit à la francisation qui sera ajouté à la charte des droits et libertés — qu’ils soient anglophones, réfugiés, ici depuis 40 ans ou depuis trois semaines. On dit il va y avoir gratuitement des cours de français adaptés pour mettre à niveau.
Ce qu’on propose aux étudiants étrangers — ils ont déjà payé plus cher que les étudiants québécois et on veut qu’ils restent —, c’est que, s’ils restent, chaque année pendant les six premières années, on va leur rembourser un sixième de la différence. Ce qui fait qu’à la sixième année, on aura payé l’équivalent des frais de scolarité du Québec. Pour nous, c’est une manière de dire qu’après six ans, tu vas sûrement être en couple, tu vas avoir fait ton premier bébé, on pense que tu vas rester.
En 2014, vous avez écrit dans le New York Times qu’« en un sens très fort, le débat autour de la [charte des valeurs] pourrait être le dernier combat de l’expérience multiculturelle canadienne ». Considérez-vous que votre combat contre le multiculturalisme a été perdu?
Non, et d’ailleurs, c’est quand même extraordinaire, ce qui s’est passé cette année : que Philippe Couillard se soit fait traiter de xénophobe et de raciste dans le reste du Canada à cause de la loi 62. Le chef de l’opposition officielle en Ontario a dit que la loi n’avait pas sa place au Canada, c’est très très fort, la tension entre l’Assemblée nationale, tous partis confondus, qui tente de faire des pas vers la laïcité, et le reste du multiculturalisme canadien.
Le débat stagne. Le gouvernement libéral a essayé de faire la plus petite chose et s’est fait traiter de xénophobe. Les trois partis à l’Assemblée nationale, y compris QS, sont prêts à faire un pas de plus par rapport aux signes religieux pour les personnes en position d’autorité. C’est certain que le gouvernement Trudeau considérerait que c’est un affront à leur vision du monde. Ensuite, la CAQ et nous voulons faire un pas de plus vers les futurs enseignants au primaire et au secondaire, ainsi que vers les éducatrices en garderie. On est toujours dans le même choc, entre une vision d’une société qui s’est dégagée d’une forte présence de la chrétienté… Ça fait 20 ans seulement qu’on s’est déconfessionnalisé au niveau des écoles. C’est donc un pas supplémentaire vers un État neutre et laïque dans le sens de l’histoire.
L’expérience canadienne est différente. Elle n’est pas meilleure ni pire, mais la volonté du Canada de nous imposer les résultats de leur expérience, pour moi, c’est une forme d’intolérance. Le multiculturalisme, je ne suis pas d’accord. Je le comprends, et si ça marche pour le reste du Canada, tant mieux pour eux! Je ne veux pas leur imposer ce que les Québécois ont tiré de l’expérience québécoise, mais on sent très bien que le contraire est faux.
Qu’allez-vous faire si la cour rejette une telle loi, comme elle l’a fait dans le cas de la loi sur la neutralité religieuse des libéraux?
M. Couillard avait raison lors du débat en disant que la loi n’a pas été jugée sur le fond, seulement sur la forme.
La capacité d’une assemblée parlementaire d’interdire le voile intégral pour les employés n’a pour l’instant pas été jugée sur le fond, mais sur la méthode. On attend un jugement sur le fond qui sera probablement porté en appel. On ne peut pas présumer de l’évolution du droit canadien là-dessus et, d’ailleurs, il s’est contredit dans les dernières années sur des questions très similaires.
Nous, c’est sûr qu’on va légiférer dans une première année sur le succès du vivre-ensemble, les CV anonymes, une meilleure représentation de la diversité dans la fonction publique, dans les conseils d’administration du gouvernement, pour qu’on ne réclame plus une expérience de travail canadien, qui est extrêmement discriminatoire. En même temps, sur les règles du vivre-ensemble, on va ajouter une clause grand-père pour ceux déjà embauchés dans l’enseignement primaire et secondaire. Est-ce qu’au moment d’adopter la loi on aura une indication plus claire de la cour, je l’espère, sinon on devra se déterminer en fonction de la meilleure information à ce moment-là.
Cette entrevue a été légèrement abrégée par souci de clarté et de concision.