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On a parlé régime « ital » avec trois légendes du reggae

Régime ital rasta reggae

La main de Kiddus I s’abat sèchement sur la table. Un claquement sec produit par la rencontre de ses phalanges avec le formica qui passe inaperçu dans le brouhaha du restau Jah Jah by le Tricycle et vient ponctuer le récit de la révolte d’esclaves marrons menée par Three-Fingered Jack dans la Jamaïque du XVIIIe siècle.

Rendez-vous a été donné dans la cantine ital du Xe arrondissement pour parler régime rasta avec Kiddus I, Cedric Myton et Winston McAnuff, trois légendes du reggae à l’origine du collectif Inna de Yard. Mais la conversation a rapidement glissé des vertus du poivre de Cayenne sur la circulation sanguine à l’histoire de l’île des Caraïbes : les pirates, la colonisation britannique et les multiples ingérences de la CIA, entre autres.

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Patates douces.

Et puis impossible de dissocier la bouffe jamaïcaine de son passé. L’ackee [prononcé aki], le fruit national du pays, a bien été importé de Guinée dans les cales d’un négrier et son nom latin rend hommage à un officier de la marine britannique. Quant au régime ital, dérivé du mot anglais « vital », il est né dans les années 1930, en même temps que le mouvement rastafari dont il est une composante essentielle.

Fondé sur des passages de l’Ancien Testament, il a pour objectif d’entretenir un corps « propre et naturel » en refusant notamment la consommation de viande et d’alcool tout en élevant l’âme vers Jah. « Quand tu te rends compte que la nourriture est le premier médicament pour ton corps, ta vie change, estime Kiddus I. Tu ne tombes plus vraiment malade parce qu’il y a un véritable équilibre qui est atteint, que ça soit au niveau de l’acidité ou même des calories. Food is medecine and medecine is food ».

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Winston McAnuff sirote un jus de gingembre maison.

Cedric Myton lui emboîte le pas. Preuve de l’efficacité du régime ? Il ne chope la crève que quand il est en tournée en Europe. « On est comme des docteurs. Ital, ce ne sont pas que des habitudes alimentaires, c’est aussi un mode de vie. Au final, on est ce que l’on mange. » McAnuff tempère : « Bon, il y a des médicaments que tu es obligé de prendre. Surtout si tu chopes le chikungunya ou n’importe quel type de dengue transmise par les moustiques. »

L’idée est d’éviter les ingrédients “compromis”, ceux qui ont été altérés par les colorants, les conservateurs ou n’importe quel produit chimique et qui porte le sceau de Babylone.

L’ital est apparu dans les ghettos de Kingston où les rastas, persécutés par les autorités, se sont peu à peu regroupés. Végétarien ou végétalien, le régime est autant l’expression d’une réalité économique que d’un terroir. Il varie selon ceux qui le pratiquent. Myton, originaire de la baie de Old Harbour, continue aujourd’hui de manger du poisson.

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Kiddus I.

Kiddus I se rappelle même très bien du jour où il a arrêté de manger de la viande. « C’était en 1969. J’étais en train de chasser. J’ai pointé mon fusil sur un oiseau. Puis je l’ai baissé. C’est comme ça que ça s’est terminé. C’est la dernière fois que j’ai utilisé une arme. À l’époque, on partait chasser ou pêcher avec un harpon. Mon père mangeait de la viande. Et puis j’ai grandi et le choix final m’appartenait. »

L’idée du mode de vie livity est surtout d’éviter les ingrédients « compromis », ceux qui ont été altérés par les colorants, les conservateurs ou n’importe quel produit chimique et qui porte le sceau de Babylone. À la manière de naturopathes, Myton et McAnuff se relaient pour lister les bienfaits des « super aliments », une connaissance héritée des anciens.

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Entre le curcuma, l’ail ou le thé vert, Myton insiste sur les effets de l’Irish Sea Moss, une algue blindée de nutriments que les Irlandais ont découvert pendant la crise de la pomme de terre au XIXe. « Beaucoup de gens ne connaissent pas ses vertus mais c’est un ingrédient magique. J’en ai toujours sur moi », renseigne-t-il.

Les trois ont aussi pris avec eux quelques échantillons de sauce curry épicée et arrosent assez généreusement les plats servis. Ce soir-là, pas de traces de l’ackee, qu’on retrouve dans d’autres cuisines des Antilles et qu’il faut manger bien mûr si on ne veut pas vomir son appareil digestif, mais des rolls de crudités à la sauce coco/cacahuète, bananes plantains rôties à la sauce avocat/chimichuri, patate douce ou encore wings de chou-fleur glacé à la sauce barbecue.

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Les rolls de crudité.

« On a grandi avec l’ackee. On connaît ses secrets », rigole Myton qui offre quelques conseils : « Il faut être patient. Le laisser s’ouvrir naturellement, par sa volonté propre, et ne pas le manger avant. Si tu forces l’ouverture, ça va mal se passer. »

Le reggae ayant toujours puisé ses inspirations dans le quotidien, c’est assez naturellement qu’on y trouve des traces de bouffe, comme dans le Row Fisherman de Myton ou le Roast Fish and Cornbread de Lee Scratch Perry. Kiddus I abonde en ce sens : « Faire de la musique ressemble au travail d’un chef qui réunit différents ingrédients pour faire un plat. On se réunit et on fait différents morceaux. Et puis il y a des chefs plus talentueux que d’autres. »

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Cedric Myton.

« Au-delà de l’alimentation, c’est aussi un moyen pour nous de nous détacher des grandes entreprises et des groupes pharmaceutiques » – Kiddus I

Ital dépasse même le simple cadre de l’alimentation dans Bass Culture de l’historien Lloyd Bradley qui décrit ainsi les enregistrements studio de Perry : « chaque piste se met à empiéter sur les autres dans un flou organique à la sonorité boisée, apportant un côté naturel apaisant, entièrement ital, à des paroles de confrontation. »

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Kiddus I en fait lui une philosophie : « Au-delà de l’alimentation, c’est aussi un moyen pour nous de nous détacher des grandes entreprises et des groupes pharmaceutiques. Quand tu comprends que 80% de la nourriture qui est proposée est compromise par des produits chimiques qui attaquent notre système immunitaire et vide la nature des bonnes choses. Est-ce qu’on a envie de nourrir nos enfants avec ça ? ».

« Si tu utilises des pesticides ou des engrais chimiques, la plante, le fruit ou le légume n’aura pas la même durée de vie. Tu peux voir la différence avec une patate douce qui a poussé dans un environnement naturel. Elle dure beaucoup plus longtemps que celle qui a été nourrie artificiellement. Et ça, le rasta en est conscient », poursuit Kiddus I.

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Chez Jah Jah, le trio a d’abord demandé des shots de tequila avant de se rabattre sur un jus de gingembre et des canettes de Red Stripes, la bière la plus populaire de l’île. Derrière eux, un portrait d’Augustus Pablo et son mélodica. Et Cedric Myton de conclure : « Le monde est vraiment à la bourre. Nous, les rastas, ça fait des années qu’on parle de la bouffe ital. Moi, ça fait un demi-siècle que je vis comme ça. Je vais avoir 72 ans et, regarde moi, je ne les fais pas. »

Jah Jah by le Tricycle, 11 rue des Petites Ecuries, 75010 Paris

Inna de Yard, actuellement en concert dans toute la France, album disponible et documentaire en salles le 10 juillet.


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