“L’autoroute du Djihad”. C’est comme ça que des experts de l’anti-terrorisme appellent Gazantiep, une ville située dans le sud de la Turquie. Elle se trouve à quelques dizaines de kilomètres de la frontière avec la Syrie.
Depuis 2013, on estime que plus de 30 000 combattants étrangers ont rejoint les territoires contrôlés par l’organisation terroriste État islamique (EI). Ces combattants viennent de 86 pays différents. Plus de 5 000 viennent de pays d’Europe.
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On perd le plus souvent la trace de ces futurs combattants de l’EI au niveau du sud de la Turquie, à l’intérieur de cette fine langue de terre qui marque le début de la Syrie. Pour 130 euros, parfois moins, des passeurs guident les candidats à la traversée des champs de mines. Ils les mènent entre les rares contrôles de l’armée, jusqu’aux avant-postes de l’EI.
VICE News a rencontré Ahmad – nous avons changé son prénom parce qu’il souhaitait garder son identité secrète. Ahmad est l’un des nombreux passeurs qui s’occupent des futurs combattants étrangers. Ils sont actifs dans la région depuis deux ans. Un temps, Ahmad a fait dans la contrebande, mais après la révolution syrienne, il s’est entendu avec l’EI et a accepté de faire le guide pour ses futurs combattants. Depuis 2013, Ahmad dit avoir accueilli et “escorté” plus de 150 combattants étrangers.
Nous l’avons interviewé à Gazantiep, où il nous a raconté son travail et comment celui-ci a évolué au cours du conflit.
VICE News: Comment as-tu commencé à faire ce boulot ?
Ahmad: Pendant un moment j’ai travaillé dans le secteur des chaussures de sport. Avec le début de la révolution, quand le président syrien Bachar-Al-Assad a commencé à nous frapper avec l’artillerie et les barils explosifs, le travail a commencé à manquer. C’est comme ça que je me suis trouvé dans la contrebande, j’ai appris auprès des personnes plus expérimentées. Quand des combattants venus de l’étranger ont commencé à arriver, je les ai aidés à entrer en Syrie. L’objectif, c’était d’abattre Assad.
Comment est ce que l’on aide un combattant étranger à rejoindre l’État islamique ?
La plupart du temps, il y a quelqu’un de l’EI qui les attend à Istanbul, quand ils arrivent. Ils vont les chercher et ils les accompagnent jusqu’à Gazantiep. À ce moment, des combattants syriens m’appellent et m’avertissent : ” Il y a des gens qui t’attendent au garage”, et je vais les récupérer.
La frontière entre Syrie et Turquie est longue de 800 kilomètres. Le plus souvent, on passe par Alì Muntar. De l’autre côté de la frontière, à les attendre, il y a des guerriers étrangers et syriens qui font aussi office d’interprètes.
Moi, je laisse ces personnes aux combattants, ensuite ils les emmènent vers leurs amis étrangers, qui viennent de différents pays. Les derniers que j’ai fait passer, c’étaient des Tchétchènes. Ils parlaient une langue que je ne ne comprends pas. Tout le monde, exception faite des Syriens, paie entre 100 et 150 dollars. Les gens de l’EI nous contrôlent, et on ne peut pas augmenter nos tarifs. Après avoir payé les frais, il me reste bien peu en poche.
Ces deux dernières années, entre autres cas, on a parlé de deux jeunes italiennes qui auraient retrouvé l’EI. Vous avez déjà entendu parler d’Italiennes qui ont passé la frontière, Merieme et Fatima ?
Quand il s’agit de filles, je ne communique d’aucune façon avec elles. Ceux de l’EI viennent les chercher. Et comme tu le sais, les combattants de l’EI, avec eux, ça rigole pas – on peut se faire tuer pour le moindre truc. Notre engagement dans ces cas-là est minimum. Même quand on est là, par exemple pour les guider à travers les champ de mines, on ne les appelle jamais par leur nom et on ne peut pas les voir. J’ai donc pu les accompagner sans savoir qu’elles s’appelaient Fatima ou Merieme.
Tu as fait passer beaucoup de femmes ? Que vont-elles devenir, des épouses ou des combattantes ?
Les deux. Mais la majorité vient pour combattre. Dans la réalité, elles doivent se marier dans tous les cas. Ce n’est qu’après qu’elles peuvent se retrouver sur le champ de bataille, et toujours avec les époux. La majeure partie des opérations implique des guerrières.
Souvent, les familles des combattants veulent remonter la piste de leurs enfants, ou avoir au moins des informations sur eux. Certaines sont entrées en contact avec toi ?
Personne ne prend jamais contact avec moi, on ne peut pas m’impliquer dans ces affaires. Et puis, sachant que je travaille avec l’EI, [les familles] évitent.
Ton identité reste secrète ?
On utilise tous des pseudos. Ce ne sont jamais les vrais noms. Chacun se fait appeler comme il lui plaît. On ne sait pas qui est qui, d’où l’on vient. Si demain je change de pseudo, ce sera difficile de me retrouver.
Ton “travail” est dangereux. Tu as déjà reçu des menaces ?
Bien sûr. Tu sais combien les combattants de l’EI sont dangereux. Avec eux on ne rigole pas, Ils peuvent me faire disparaître à tout moment. Je risque ma peau en parlant de ça. Reste que la chose que je crains le plus, c’est de me faire attraper par la police turque. Si je me fais arrêter en Turquie ce sera difficile de retourner en Syrie et de recommencer. À ce moment-là, j’aurais peur de tomber entre les mains de l’EI. On en a peur. Faisant ce métier, on les voit tuer continuellement. Les combattants étrangers viennent avec l’idée trompeuse que l’État islamique est le vrai islam — mais en fait, ils sont en dehors de l’islam.
Cette interview a d’abord été publiée sur la version en italien de VICE News.
Cet entretien est à retrouver en vidéo dans le deuxième épisode de la nouvelle saison de VICE sur SkyTG24, “Les épouses du djihad”.
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