Johnny Frisson et son groupe, Les 222s, ont été les premiers punks du Québec avant que Frisson disparaisse en 1978. Mais on n’aurait pas pu finir 2017 – les quarante ans du punk québécois – sans qu’il nous dise comment l’histoire du punk à Montréal a vraiment commencé. Alors on l’a retrouvé. En Colombie-Britannique.
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Le bruit vient du premier étage. La porte de la cave s’ouvre. Quelqu’un descend les marches d’un pas lourd. « C’est mon père! » En catastrophe, Jean Brisson fait signe à ses amis de cacher les seringues qui traînaient sur le comptoir de la salle de bain. Quand la porte des toilettes s’ouvre, une puissante odeur d’éther vient darder la tache olfactive de M. Brisson.
– Qu’est-ce vous faites là les gars?
– On nettoie nos guitares, p’pa!
C’était de la bullshit. Les gars se shootaient du crystal meth entre deux chansons.
À ce moment-là, Jean Brisson n’était pas encore le Johnny Frisson qui allait devenir le premier chanteur punk au Québec avec son groupe, Les 222s. Non, il était encore un jeune ado qui se cherchait un but, quelque chose d’autre que la petite vie rangée menée par sa famille brisée à Tétreaultville, dans l’est de Montréal. Il se savait différent, mais ne comprenait pas encore pourquoi ni comment.
Johnny Frisson allait passer comme une étoile filante mythique qui brûlerait rapidement avant de disparaître dans le plus grand mystère, laissant derrière lui ouï-dire et légendes impliquant des bars de danseurs à gogo à New York et une mort probable.
New York Dolls et Danger
Ado, Jean se cherchait. Ses amis avaient déjà trouvé leur vocation : le rock’n’roll. Avec du maquillage et du glitter, montés sur talons hauts. Danger, c’est le nom qu’ils ont donné au groupe qu’ils ont fondé quelque part à l’automne 1974, après avoir vu les New York Dolls en show au Palais du commerce, là où se trouve aujourd’hui la Grande Bibliothèque, rue Berri. Ce concert, c’est le commencement, la genèse du mouvement punk montréalais. En 1977, donc, trois ans et des dizaines de spectacles plus tard, Danger a lancé un album fortement inspiré du son des Dolls et d’Iggy Pop. Le long jeu est étiqueté punk par les médias, à défaut de connaître un meilleur terme.
Danger, essentiellement, c’était les frères Pierre, Paul et André Bellemare aussi de Tétreaultville. Au milieu des années 70, ils se sont liés d’amitié avec Jean Brisson, qui leur a éventuellement proposé le sous-sol de son père comme local de pratique. Depuis la séparation de ses parents, ce sous-sol était devenu son fumoir : hasch, pot, du matin jusqu’au soir.
C’est dans ce même sous-sol qu’ils ont appris à s’injecter de la drogue.
De Montréal à New York
Au cœur des seventies, pendant que Danger connaît une ascension avec son glam rock couillu, envers et contre tous les hippies et gratteux de guitare, Jean Brisson a les yeux rivés sur la scène artistique et souterraine new-yorkaise.
« Les artistes qui gravitaient autour de ce mouvement, principalement new-yorkais, étaient Patti Smith, Lou Reed, Iggy Pop, les New York Dolls, l’artiste Andy Warhol et le club de travestis (en 1975) s’appelant The Velvet Underground. Déjà en 1975, à Montréal, tous les frères Bellemare [de Danger] étaient dedans à cent miles à l’heure, alors qu’ils jouaient des chansons de chacun de ces artistes […] Tous, on se tenait [au PJ’s], une boîte de nuit-cabaret du centre-ville qui était, en fin de compte, un véritable “club de travestis” ou “club gai”, si on veut », se souvient Jean Brisson.
Il a ressenti le besoin d’aller sonder les vibrations de New York.
« En 1975, André « Dédé » Bellemare et moi, on est descendus à New York pour deux jours et on s’est retrouvés au beau milieu de ce mouvement “prépunk”. On a même pris une bière dans le club The Velvet Underground à ce moment-là. Les New York Dolls ont eu une influence plus profonde sur nous, les frères Bellemare et moi-même. Ce qu’on voulait faire le plus, c’était de suivre leurs pas. » Durant ce walk on the wild side à New York City, Jean et Dédé ont dormi sur des bancs de Central Park.
La naissance de Johnny Frisson
En 1976, quand The Damned lance New Rose, Jean Brisson est subjugué. Son destin est clair : il chantera dans un groupe punk.
Paul « Polo » Bellemare de Danger est catégorique. En termes de punk, Jean Brisson est « le premier que j’ai connu. Le premier à y aller à fond et se raser les sourcils et se couper les cheveux hiroshima, avec des grappes de modèles à coller en guise de pendants d’oreilles », décrit-il.
Jean Brisson se souvient s’être fait teindre les cheveux vert électrique, s’être percé les oreilles lui-même avec une épingle à couche, avoir revêtu des pantalons de cuir extrêmement tights et porté de grands gilets de laine. Voyez-vous Johnny Rotten? Je le vois.
Sur sa Gibson Les Paul noire, il compose quelques chansons en anglais (la première s’intitule Metal Amazon!), puis rassemble une poignée de musiciens avec qui il se produit en première partie de Danger en septembre de 1977 sous le nom de Johnny Frisson. Selon Polo, Lucien Francoeur était dans la salle ce soir-là et c’est à ce moment qu’il aurait flashé sur le nom Johnny Frisson, le réutilisant pour son album punk de 1980 intitulé Le retour de Johnny Frisson.
Les 222s
Le projet musical de Frisson prend une nouvelle tournure lorsque son ami Pierre Desrochers – un maniaque de mode et de « l’œuvre » de Malcolm McLaren – le présente à un guitariste nommé Pierre Major. Desrochers demande aussi à Louis Rondeau, un batteur de heavy rock expérimenté, de venir donner une direction musicale aux deux jeunes musiciens. Inspirés par la pièce La croqueuse de 222 de Pauline Julien, dans laquelle elle fait référence à sa consommation abusive d’une pilule antidouleur populaire à l’époque, ils fondent Les 222s au cours de l’automne 1977. Comme Malcolm McLaren a créé les Sex Pistols, Pierre Desrochers a rassemblé le premier groupe punk au Québec.
Louis Rondeau découvre une perle noire en Jean Brisson. « C’était plus qu’un chanteur, c’était un frontman et avant tout un poète. Hold up, c’était une de ses compositions, All Dressed aussi […] Il avait vraiment l’esprit punk parce que ses paroles étaient sur la conscience sociale », relate le batteur.
En 1977-78, Les 222s font quelques spectacles avec Johnny Frisson au micro, dont certains en première partie de Danger. Les frasques et le look du chanteur ont l’effet d’une bombe. Frisson est remarqué par le magazine L’actualité, pour qui il fait un photoshoot, ainsi que par un représentant de CBS Records qui lui offre un contrat de disque en solo.
« À ce moment-là, j’étais extrêmement confiant que Les 222s, définitivement, donnaient des coups de pieds dans le cul et s’en allaient quelque part avec un son peut-être dans la même veine que Generation X, se rappelle Frisson. Alors aucune chance que je me soumette à un contrat d’enregistrement […] En voulant être tout à fait honnête à ce sujet, en fin de compte, j’ai été véritablement insulté par la nature et les conditions d’une telle offre, surtout dû au fait que la condition principale était que je chante en français. Pour moi, c’était la même chose que si on avait demandé à Madonna de chanter en italien! Vous comprenez l’idée… »
Habitant un certain temps chez sa sœur, Jean Brisson se retrouve sans domicile fixe lorsque celle-ci décide de déménager à Vancouver. Il passera ensuite ses nuits dans le local de pratique des 222s en plein centre-ville de Montréal.
Le 16 juin 1978, ils font la première partie de Danger à la Polyvalente Édouard-Montpetit, où Frisson avait joué précédemment. C’est probablement son dernier concert avec Les 222s. Déjà.
Croyant qu’il sera impossible de percer le marché musical québécois avec un groupe punk, du jour au lendemain, le frontman prend un train pour New York pour y tenter sa chance. Là-bas, il devient danseur burlesque au cinéma Variety, où des numéros de nu sont présentés entre les films pornos gais. Après quelques semaines, vivant un train de vie infernal, il se retrouve au mythique coin de la 53e Avenue et de la 3e Rue, où se tiennent plusieurs prostitués mâles. Il fréquente le Max’s Kansas City et le non moins légendaire CBGB’s, où il fait la rencontre de Sid Vicious des Sex Pistols et David Johansen des NY Dolls, pour ne nommer que ceux-là. Il fraye avec la faune punk et nourrit l’espoir de lancer un nouveau projet musical.
Pendant ce temps, Les 222s continuent sans Frisson.
L’explosion du punk à Montréal
À l’automne 1978, Frisson est de retour à Montréal. Il lance un nouveau groupe : The Widows of World War Three (souvent simplement nommés The Widows), formé de trois femmes et de deux hommes.
Le 28 octobre 1978, The Widows et Les 222s partagent la scène en compagnie des groupes punk The Chromosomes et The Normals. N’ayant plus de chanteur, Les 222s engagent Polo Bellemare, fraîchement démissionnaire de Danger. Ce soir-là, la salle du 364 Saint-Paul, qui deviendra ensuite mythique, est pleine à craquer.
« La soirée en entier était totalement sauvage! Avec des membres de l’audience dansant le pogo, et très furieusement, des bouteilles de bière cassées partout sur le plancher, une atmosphère épaisse et essoufflante de fumée de cigarette, des membres de l’audience même se tranchant ouvertement la peau avec ces bouteilles de bière cassées, crachant sur les musiciens en pleine furie sur scène », se souvient Brisson.
Pour lui, Polo et plusieurs autres musiciens qui y étaient, ce spectacle constitue l’explosion du mouvement punk au Québec.
Suite et fin pour Les 222s
Les 222s, Louis Rondeau, Pierre Major et leur bassiste Christian Belleau continuent leur route et entrent en studio en décembre 1978 pour enregistrer leur premier 45 tours. Les pièces I love Suzan et The First Studio Bomb s’y retrouvent. C’est Louis Rondeau qui chante, en l’absence d’un chanteur officiel. Le disque n’arrive pas à soulever l’intérêt des radios locales.
Au cours de la première moitié de 1979, un nouveau chanteur charismatique se joint aux 222s. Il a 16 ans. Son nom est Chris Barry. Pantalons de cuir et démarche reptilienne à la Iggy Pop, il devient le visage le plus connu de la première vague punk à Montréal. Avec les années, il s’impose aussi en tant que principal porte-parole.
Avec Barry, le groupe devient un incontournable de la scène locale, se produisant en lip-sync dans certaines discothèques montréalaises, un peu partout en Ontario et au Spectrum de Montréal en première partie de formations dont les styles couvrent un spectre large, de Simple Minds à Motörhead.
En 1982, le second et dernier 45 tours du groupe, une reprise de La poupée qui fait non de Michel Polnareff-Les Sultans, est lancé sur étiquette Gamma. Cette étrange reprise, « c’était mon idée », admet Louis Rondeau. C’est avec une déception encore palpable qu’il confesse avoir précipité la fin des 222s avec ce produit qui ne leur ressemblait pas. D’autant plus que l’enregistrement s’était déroulé sous haute tension avec des producteurs douteux, voire mafieux, qui auraient carrément menacé le groupe à la pointe d’un fusil durant les sessions.
Chris Barry et Pierre Major continuent l’aventure avec 39 Steps. Ils connaissent un certain succès avec la pièce Slip Into the Crowd (qu’on peut voir Barry interpréter au CBGB’s dans le film Hannah and Her Sisters de Woody Allen). Rondeau, lui, se dirige vers le new wave avec le groupe Nudimension, qui grave le disque Amour programmé en 1983.
Porté disparu
Pendant ce temps, Johnny Frisson est déjà loin. Après un automne 1978 où drogues, alcool, ups et downs se multiplient, il décide qu’il en a sa claque. Il met le cap sur l’Ouest canadien sans avertir qui que ce soit. Il coupe les ponts. Ses amis ne peuvent que constater que Johnny Frisson s’est évaporé. Certains ont dit qu’il était mort.
À Vancouver, il lance le groupe new wave Negavision et s’intéresse à la création vidéo artistique et à l’art performance. Il reviendra à Montréal en 1979 pour présenter certaines performances et expériences vidéo, mais sa vie est maintenant dans l’Ouest.
Au cours des dernières années, Jean Brisson a graduellement repris contact avec certains de ses vieux chums. Il demeure actif socialement, impliqué dans la scène gaie de Colombie-Britannique, mais aussi musicalement. Il prépare un album de musique dance composée à l’aide d’un drum machine Roland TR-808!
Le punk montréalais a 40 ans cette année à cause de Jean Brison et des 222s. Ils ont donné naissance au mouvement punk du Québec. Avec le retour de Johnny Frisson, les détails de l’histoire peuvent enfin être racontés, à tout le moins, ceux que la drogue et l’alcool n’ont pas altérés.