Jonquière, Québec, milieu des années 80. Une foule de barbus, de jeans et de cuir vêtus, est attablée devant la scène d’un débit de boisson enfumé. Ils ne sont simplement pas prêts pour le spectacle auquel ils vont assister.
« On a été engagés dans un bar de bikers. Ils étaient tous comme : “Qu’est-ce tu fais ici ti-nègre, esti d’tabarnac!” Tu t’en souviens? », demande Jone à son frère. « On avait peur, man, mais on s’est dit : « C’est cool… c’est cool. On va faire notre show. Alors on est embarqués sur la scène, on a fait notre show. Et à la fin, ils sont venus nous voir pour nous dire : “Excuse-moi, tu étais bon!” »
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C’est le genre de scènes surréalistes qui constelle la carrière des frères Jone et Eugene Poku, duo de danseurs de pop and lock et pionniers du street dance à Montréal. Omniprésents à l’époque du disco et mentors pour une nouvelle génération en 1984, ils ont contribué à établir les danses de rue chez le public d’ici, posant les jalons locaux de cet important élément de la culture hip-hop.
Territoire hostile
Les frères Jone et Eugene Poku arrivent au Québec, en 1966. Issus de la population Ashanti, au Ghana, où ils sont nés respectivement en 1958 et 1960, ils suivent ici leur mère qui venait travailler à Montréal.
Dans le quartier populaire de Pointe-Saint-Charles, ils font partie de l’une des trois ou quatre seules familles racisées dont ils arrivent à se souvenir. « Ce n’est qu’une fois rendu ici que j’ai réalisé que j’étais noir », explique Eugene. Il réalise alors que la couleur de sa peau peut devenir un obstacle à son épanouissement dans une société encore homogène et hermétique. « Avant, au Ghana, j’étais un être humain. Ici, j’étais noir, avec tous les éléments négatifs qui y étaient associés. »
En effet, discrimination et racisme étaient au centre du quotidien des frères Poku, des rues du quartier où ils étaient la cible d’insultes, jusqu’au système scolaire inadapté à leur réalité d’immigrants. Leur « différence », on la leur a mise sous le nez plus souvent qu’à leur tour. Le « n word », ils se le sont fait servir trop de fois. Et ce sentiment de rejet s’est vite transformé en colère.
Pour évacuer ses frustrations, Jone, vers 10 ans, s’est découvert une passion pour le hockey. Il a continué son parcours sur patins jusqu’à la fin des années 70.
Eugene a pris une autre voie.
La naissance du street dance
La danse fait partie de leur vie depuis leur jeunesse au Ghana, mais le vrai déclic se fait en 1974, devant la télévision. C’est la troupe de street dance baptisée The Lockers qui illumine Eugene. « On n’avait jamais rien vu de tel. Toute la famille regardait ça. On se disait : “Ça, c’est nous, c’est notre histoire et c’est un appel” », se souvient-il.
Le terme street dance est utilisé officiellement pour la première fois le 18 février 1974 – il y a 45 ans exactement – par Toni Basil, membre des Lockers (et future vedette musicale grâce à son succès Mickey, en 1981). Elle accordait alors une entrevue à Soul Publication.
De nos jours, le street dance est synonyme de danse hip-hop, une forme d’art qui englobe le popping, le locking, le breaking, le roboting et les styles qui ont suivi.
La naissance des Shaka Dancers
Renversé par la performance des Lockers, Eugene se met immédiatement à imiter les mouvements qu’il a vus à la télé. Il fonde ensuite la troupe familiale Shaka Dancers avec ses deux jeunes sœurs, Patsy, alias « Boogie child », et Therese, alias « Swan ». Il a 14 ans et elles ont respectivement 10 et 12 ans. Le nom de la troupe est emprunté au légendaire Shaka, puissant roi zoulou.
Ils inventent eux-mêmes leurs chorégraphies au sous-sol de l’appartement familial et ils confectionnent leurs costumes à la maison. Cette approche DIY demeurera la manière de faire des Shaka Dancers durant plusieurs années.
Leur premier spectacle est donné quelques mois plus tard au Negro Community Centre de la Petite-Bourgogne où ils sont chaudement applaudis. « Je peux encore le sentir, s’enthousiasme Eugene. Nous portions des costumes noir et blanc qu’on avait faits nous-mêmes et on dansait sur Make Your Body Move de B.T. Express. »
Eugene vit alors un moment d’épiphanie. Toute la tension raciale qu’il vit depuis sa jeunesse vient de trouver un exutoire.
« Je me souviens de m’être posé la question, pourquoi ai-je toujours autant de colère? Pourquoi toute cette haine? Et je me souviens qu’après mon premier spectacle, soudainement, je me suis senti libre. Cette haine et cette colère ont commencé à partir et j’ai réalisé que [la danse] était magique, et c’est pourquoi j’ai continué. Parce que si je n’avais pas dansé… j’aurais sûrement tué des gens. Et si tu regardes le hip-hop… C’est comme ça que ça a commencé. Les gens devaient trouver des façons pour prendre cette négativité et la transformer en quelque chose de positif », rappelle Eugene.
Vers 1976, Jone vit une période de dépression lorsque son rêve d’être repêché par une équipe de la Ligue de hockey junior majeur du Québec ne se réalise pas. Après avoir broyé du noir pendant un an, il se tourne lui aussi vers la danse, inspiré par son petit frère, pour sublimer sa colère. En 1977, il se joint à la troupe familiale et adopte le nom Johnny Shaka.
Vedettes du show-business québécois
Vers 1978, le quatuor de frères et sœurs assiste à un concert de la mégavedette disco afro-québécoise Boule Noire à la Place des Nations de Montréal. Durant le spectacle, installés au pied de la scène, ils sortent leurs moves de pop and lock les plus flamboyants. L’attention du public dérive du concert vers eux. Le chanteur aussi est impressionné.
Boule Noire, alias Georges Thurston, invite les frères et sœurs à danser sur scène avec lui. « Il nous a adorés. On a dansé durant, quoi, une heure? Puis il nous a dit qu’il voulait qu’on devienne ses danseurs », raconte Eugene. C’est le début d’une grande aventure dans le star-système québécois, particulièrement pour Eugene et Johnny qui forment dès lors le duo des Shaka Brothers. Leurs sœurs Patsy et Therese continuent de participer à certains contrats.
La visibilité que leur offre Thurston ainsi que leur talent et leur exubérance les mènent à accompagner les plus grandes vedettes québécoises de l’heure et à faire le tour de la province. René Simard, Patrick Normand (à l’époque, il a fait du disco! oui, oui!) et une jeune Céline Dion sont certains des plus grands noms avec qui les frères Shaka travaillent. Ils sont aussi fréquemment invités à différentes émissions de télévision. À ce moment, la danse devient leur unique gagne-pain.
Ils font plusieurs tournées au Québec et se voient même offrir l’occasion d’aller en France, mais ce projet tombe à l’eau au grand dam des frérots qui auraient ardemment souhaité développer une carrière internationale.
Quand le rap arrive en 1979 avec Rapper’s Delight, suivi du breakdance au début des eighties, les frères intègrent ces nouvelles tendances à leur art.
En offrant des spectacles en tant que vedettes de la soirée ou danseurs accompagnateurs dans les bars de région, salles de spectacle prestigieuses, festivals familiaux ou émissions de variétés à la télé, ils se font découvrir d’une nouvelle génération et s’imposent comme les leaders de la danse de rue au Québec. Ils contribuent grandement à faire essaimer la culture hip-hop dans la province.
De sorte qu’en 1984, lorsqu’une grande compétition de breakdance est organisée au Spectrum de Montréal, les frères Shaka sont invités à donner une prestation hors concours. Les jeunes membres des crews de breakdance qui sont sur place pour participer à la compétition ne peuvent que regarder et apprendre des maîtres de la discipline.
Pionniers du rap aussi?
Fait important, lors de cet événement, les frères Shaka interprètent sur scène une chanson qu’ils ont enregistrée en studio quelques mois auparavant, à la fin de 1983. Elle s’intitule Shake Your Pants (Break Dance).
« C’est l’histoire de venir ici, dans une autre dimension. Parce que c’est comme si nous étions arrivés dans une autre dimension… Les choses étaient si différentes : la neige, le climat, les problèmes… Shake Your Pants, c’est à propos de “ shake your problems off of you”, tu vois? Shake your pants, take a chance, take a chance on life », explique Johnny.
Sur ce morceau d’électro-funk écrit et composé par Johnny Shaka, Eugene lance quelques lignes rappées.
La chanson est finalement lancée sur vinyle 12 pouces au cours de l’été 1984. S’agit-il du tout premier disque hip-hop de l’histoire du Québec?
La carrière musicale de Johnny ne s’est pas développée comme il l’aurait désiré, mais encore aujourd’hui, il compose ses propres chansons. La musique demeure un passe-temps pour lui.
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AcroYoga et Sénateurs d’Ottawa
Au fil du temps, Eugene Poku n’a jamais lâché la danse. Au contraire, avec sa femme et partenaire de danse Jessie Goldberg, il forme dès 1984 un duo nommé Special Blend qui intègre plusieurs autres styles de danse et récolte de nombreux engagements, notamment dans des vidéoclips. Plus tard, il fonde l’école AcroYoga, où depuis il enseigne le yoga acrobatique.
Johnny Shaka continue en solo quelques années, puis il rencontre une femme d’Ottawa et s’installe là-bas où il décroche un contrat inusité… « J’ai été payé par une équipe de la Ligue nationale de hockey, lance-t-il avec fierté. J’ai été danseur pour les Sénateurs d’Ottawa pendant 20 ans! Je me suis approché de mon rêve d’être un joueur de hockey, seulement, sans patin! »