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On est allés à la vente aux enchères de Radio France avec Fuzati

MC masqué, misanthrope notoire, Fuzati est aussi, et on le sait moins, un fou de production et de digging. Après de longues nuits passées sur Discogs et des matinées interminables à arpenter les vide-greniers de banlieue et les conventions internationales – comme la Mega Record & CD Fair d’Utrecht – l’homme-orchestre du Klub des Loosers a accumulé près de 4000 références, entre musique brésilienne et library music italienne. « Ce n’est pas énorme », nous confie-t-il modestement.

Jalousies, spéculations et délires de collectionneurs mégalomanes : Fuzati a tout vu et compris du business du vinyle. Digger apaisé, il vient récemment de lancer un label de jazz, spécialisé dans les rééditions, le Très Jazz Club, dont les deux premières sorties mettent à l’honneur la passionnante scène japonaise. On lui a demandé de nous accompagner à la vente aux enchères des 10 000 vinyles de Radio France, samedi dernier, 23 septembre. Histoire d’évoquer son passé de producteur, son avenir en tant que directeur artistique et comprendre ce qui motivait tous ces quinquagénaires à se ruiner pour des bouts de plastiques.

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Noisey : Après quoi tu cours quand tu digges du vinyle ?
Fuzati : J’ai longtemps acheté des albums pour un seul track que je trouvais mortel. Aujourd’hui, je cherche plutôt de bons albums, des disques qui vont m’éduquer, des disques inclassables, qui ne ressemblent à aucun autre et sur lesquels je suis prêt à mettre pas mal d’argent. En fait il y a un vrai effet d’entonnoir lorsque tu produis. Au début, tu te focalises sur un son, un effet en particulier. Moi, c’était le moog. Dès que j’en entendais, je trouvais ça cool. Après avoir écumé une trentaine de son de moog différents, ton oreille commence à se former. Tu élargis alors ta palette, tu apprends d’autres formes de langage sonore. Aujourd’hui, j’arrive à peu près à me repérer dans la scène free-jazz alors qu’avant je ne discernais rien, je n’entendais que du bruit. Pareil pour le rock progressif d’ailleurs. Aujourd’hui j’adore. En fait, ce qui fait de toi un producteur, c’est ta capacité à aller chercher des sons dans une multitude d’albums différents, tout en parvenant à produire un album qui va sonner comme le Klub des Loosers.

Tu te sers de dizaines de références pour aller vers un seul objectif.
C’est ça. Regarde Daft Punk, c’est que du sample et pourtant, il ont une identité très forte. Moi je bosse sur les émotions. Je cherche des choses belles et tristes à la fois. La library music italienne est, à ce titre, une grande source d’inspiration. Compte tenu de certaines de mes paroles, qui peuvent être dures, je ne peux pas me permettre de rapper sur de l’indus. Ça ferait du dark sur du dark, ça ne fonctionnerait pas. Et puis tu sais, même si je viens du Hip-hop à la Pete Rock, je me suis vite retrouvé à je parler de ruptures amoureuses, du fait de se sentir à l’écart du reste du monde. Ou de l’incapacité à se reproduire…

Des thématiques pas très caillera…
Carrément pas, ça m’a quasiment mis dans une case pop à l’arrivée.

Pourtant c’est clairement toi qui a ouvert le game hexagonal aux petits blancs névrosés middle-class. Et ils sont un paquets aujourd’hui sur ce créneau.
Mais je ne l’ai jamais fait pour ça. Par esprit de solidarité envers une certaine classe sociale, j’entends. Tant mieux si ça a permit à des mecs de pouvoir s’exprimer et faire de la musique, mais de mon côté ça n’a jamais été une posture. Au contraire, au départ j’ai limite surjoué le côté versaillais, un peu décadent, alors que je ne viens pas du tout d’un milieu bourgeois. Ma première MPC je l’ai achetée quand j’ai signé en maison de disque. Mais ça me faisait rire d’être comme ça en 2000 alors qu’à ce moment-là, le rap français était hyper caillera. Après je l’ai aussi pas mal payé : Generations ne me jouaient pas, j’étais abonné à la case des mecs chelous… On m’a collé une grosse étiquette alternative alors que des MCs aux délires très proches et arrivés peu de temps après moi n’ont jamais eu droit à ce traitement. Ni aux mises à l’écart, dont certaines se perpétuent d’ailleurs. Ouais, j’ai pas mal mangé.

Je me souviens d’une conférence de presse en 2005 au Printemps de Bourges, où tout le monde t’étais tombé sur la gueule justement. Le mec du Monde qui te traitait de bourgeois, jusqu’à certains organisateurs du festival qui voulaient que tu enlèves ton masque.
Marrant que tu te souviennes de ça. C’est effectivement un très mauvais souvenir. Ça fait partie des moments durant lesquels je me dis que j’allais arrêter de faire de la musique dans le circuit soi-disant professionnel. Si le métier c’est d’être jeté en pâture comme une bête de foire face à des mecs qui n’ont pas une once de respect pour ce que tu fais, non merci. J’ai un couplet qui parle de ça sur mon nouvel album, le morceau s’appelle « Deux Clowns ».

Photo – Alban Coret

Et puis il y a l’effet masque aussi. Ce n’est pas un masque symbolique de gentil ou de méchant. C’est un visage vide, qui renvoie les gens à eux-mêmes.

Les gens n’aiment pas trop se regarder dans un miroir… Ils détestent ça. Ils font tout pour ne pas se regarder en face. D’où l’agressivité lors de cette fameuse conférence. Je fais parti des artistes qui ont dû d’abord se justifier de ce qu’il sont, avant de pouvoir s’exprimer sur ce qu’il font vraiment. C’est ainsi. Et en même temps désormais, j’ai un backing band sur scène avec moi, on est vraiment sur une configuration Pop, donc ça devient vraiment clair dans l’esprit des gens, c’est fini le Rap.

Ça fait une heure qu’on est à cette vente aux enchères, et tu n’achètes rien…
Déjà, je ne sample plus. Je suis aussi un gros geek des synthés. Pour mettre en boîte Le Chat et Autres Histoires mon nouvel album, je me suis enfilé trois ans de conservatoire, avec cours de piano et de solfège pour adultes ! Tout interpréter moi-même, j’y tenais beaucoup. Après, pour revenir sur cette vente aux enchères, je reconnais qu’il y a quelques beaux lots mais ce qui m’intéresse, je le choperai au Japon [Rires]. Mec, t’as vu les chiffres ? Auxquels tu dois ajouter le pourcentage de la maison de vente ! Non, ce n’est pas sérieux.

Les commissaires de Drouot se prennent 18 % de commission sur la vente de cet après-midi.
Même pas sûr que ça couvre les frais sur leurs mauvaises vannes de droite. Il y a de bons disques aujourd’hui, mais les prix de ventes sont indécents. C’est d’ailleurs un des principaux problèmes du digging aujourd’hui. En une décennie, c’est devenu un véritable sport de riche, un truc limite luxe.

Comment expliques-tu ce phénomène ?
Parce que la matière vinyle est limitée. Le stock n’est pas inépuisable. On le sait tous. Une base de donnée en ligne comme Discogs à tout inventorié, rationalisé. Les vendeurs savent exactement ce qu’ils ont entre les mains. Résultat ? Aujourd’hui sur un vide grenier, que tu arrives à l’aube ou en toute fin de brocante, tu ne trouves quasiment plus rien. Les ventes se font directement à domicile, les acheteurs se déplacent pour ratisser directement les caves des particuliers. Les gens qui bossent à Emmaüs se font graisser la patte. Le vinyle est devenu un marché hyper spéculatif, avec ses propres opérateurs, ses intermédiaires autorisés, ses collectionneurs. Là, cet après-midi dans la salle, il y a de vrais passionnés mais également des mecs qui gèrent des portefeuilles pour des collectionneurs étrangers, qui jouent parfois en no-limit, des acheteurs de lot qui viennent juste spéculer. D’autant qu’il y a désormais tout un délire de trophée et de starification, notamment par l’entremise d’Instagram, qui rend le truc encore plus insupportable. Les héros sont ceux qui ont enregistrés tous ces albums, pas nous. Tant mieux pour les mecs qui ont les moyens de se faire une collection en deux-trois enchères, mais il y a quelques chose d’assez élitiste qui laisse finalement assez peu de place pour le partage. On parle de musique, pas d’une collection de timbres.

Cet après-midi on pourrait effectivement substituer le public à celui d’une convention sur les soldats de plombs des campagnes napoléoniennes.
Ouais. Observe bien les gens ici. Y’a que du cinquantenaire blanc CSP +. D’ici à ce qu’ils chopent leur cancer et qu’ils revendent toute cette précieuse matière sonore, il va se passer vingt, trente piges. Entretemps, la musique va rester immobilisée dans des collections privées.

D’où l’envie de lancer ta propre maison de réédition, le Très Jazz Club ?
Exactement. Je suis pour le principe des rééditions, ça brise la rétention qui s’exerce parfois sur une partie du patrimoine musical. En tant que digger, lorsque je me suis intéressé à la scène jazz japonaise, je me suis vite rendu compte qu’il y avait un gros problème d’accessibilité. En France les disques n’arrivent quasiment pas. Au Japon on est sur une niche tellement serrée, avec des pressages à 500 exemplaires, qu’au final, les albums sont très rares. Pourtant la scène nippone, avec notamment un projet aussi progressif et spirituel que celui du Kosuke Quintet, est majeure.

D’où l’idée du label de réédition ?
Un label dont je travaille la direction comme une véritable collection. Il s’agit d’un projet sur lequel je bosse depuis près de trois ans, on a une dizaine de sorties déjà prêtes, avec notamment une autre division Le Très Groove Club, qui sera dédié aux sorties hors jazz justement.

T’es carrément passé de l’autre côté du miroir par rapport au digging.
Oui, même si, dans le monde du digging comme des rééditions, personne ne t’accueille les bras ouverts. Il s’agit de milieux clos, fermés, où par principe, on commence d’abord par te détester. Mais ce rôle de DA va effectivement beaucoup plus loin que juste chiner des disques. Avec les rééditions, on a vraiment les mains dedans. Je me suis récemment occupé de tout un insert explicatif d’un disque de jazz incroyable qui sortira d’ici deux ou trois mois. Je me charge également de la reproduction de certaines oeuvres, des retouches sur les covers et du long travail d’enquête qu’il faut parfois mener pour comprendre qui a les droits sur un album. C’est chronophage, passionnant et bien plus fort que le digging !

Et puis tu évolues dans des formats d’albums, qui peuvent presque paraître longs au regard de la frénésie des sorties digitales et des clips sur YouTube…
L’album confère une temporalité suffisamment étendue pour qu’un artiste, s’il est complet, puisse s’exprimer pleinement. Après il n’y a pas une seule manière de faire de la musique. Et je n’irais pas à juger la façon dont les gens gèrent leurs carrières. T’as des mecs qui montent super haut, en deux ans, d’un coup. Moi je n’ai pas de disque d’or à la maison mais ça vingt vingt ans que je suis là. Mais il n’y a pas d’un côté les vrais qui s’opposeraient aux faux. C’est ça qui est d’ailleurs un peu puant dans le digging, tous ces albums ne sont pas de nous, il ne faut jamais oublier ça. On a eu la chance de les trouver dans une brocante, un dimanche à six heures du matin. Cela ne fait pas de nous des super-héros, faut se calmer. Mon rôle dans Le Très Jazz Club, c’est de passer les plats. Comme le font Jazz Man Records ou Mr Bongo. Comme les éditions Saravah, des disquaires comme Superfly Records, Sofa Records à Lyon ou un mec comme Gilles Peterson – en voilà un vrai de super-héros, tiens.

En digger averti, Fuzati n’annoncera aucune sortie à l’avance de son Très Jazz Club pour éviter les bootlegs. Il consacrera encore quatre rééditions à la scène japonaise. Des rééditions de jazz américain sont également prévues.

Des deux premières rééditions du Très Jazz Club, sachez que le Green Caterpillar est déjà épuisé. Mais le LP du Mine Kosuke Quintet – pour nous, le meilleur des deux – est encore disponible chez Modulor.

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