« Ce sont deux mondes très différents… ». Lorsqu’on demande aux associations de solidarité si les SDF pensent voter, le sujet semble a priori trop éloigné de leurs préoccupations. « On a reçu quelques cartes d’électeur », explique Pierre Frotté, membre de l’association Solidarité Jean Merlin. « Mais ce n’est franchement pas leur priorité. En général, les personnes sans domicile stable se demandent “Où est-ce que je vais dormir ?”, “Où est-ce que je vais manger ? Mais pas ‘pour qui je vais voter” ».
Une partie de la population « classique » s’estime déjà en marge de tout discours politique. Avec les SDF, le gouffre est immense. « En général, les sans-abris ne se sentent pas concernés », explique Laura Gruarin, de l’association d’aide solidaire Le Carillon. « Ils éprouvent une lassitude, ont l’impression que le politique est déconnecté de la réalité. Un SDF m’a dit « Il faudrait que le président soit un ancien SDF. Là, il comprendrait ce qu’on vit ».
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Pourtant, certains SDF comptent bien se rendre aux urnes dimanche à l’occasion du premier tour des élections présidentielles. Encore faut-il semer le parcours d’embûches qui les attends pour honorer leur devoir citoyen. Pour voter en France, il faut obligatoirement avoir 18 ans, une carte d’identité française et un justificatif de domicile. C’est cette troisième condition que les SDF peinent à remplir. Une mesure leur permet de résoudre ce problème : la « domiciliation » permet aux personnes sans résidence d’élire domicile auprès d’un centre communal d’action sociale (CCAS). Et ainsi de recevoir leur courrier et faire valoir certains droits, notamment l’inscription sur les listes électorales.
Pour mieux comprendre, on a rencontré Christian, sans-abri, lors d’un après-midi ensoleillé sur la place de la République à Paris. Ce 17 avril, cela fait pile deux ans qu’il s’est fait expulser. Ancien sommelier en Suisse, le trentenaire, au bandana rouge et aux petites lunettes, a travaillé pendant vingt ans dans la restauration. Ça lui a coûté « un mariage, une dépression et une expulsion ». Sur son Twitter, qui compte plus de 10 000 abonnés, Christian parle de sa vie dans la rue, mais aussi de politique. On lui a donc demandé son avis sur la campagne.
VICE News : Vous pensez aller voter dimanche ?
Christian : Non, malheureusement. Pas parce que je n’ai pas envie, mais comme la plupart des SDF, j’ai un problème administratif. Je n’avais pas de pièce d’identité pour faire mon changement d’adresse avant le 31 décembre. Donc techniquement, je ne peux pas voter. Mais sinon, j’ai toujours voté.
Autour de vous, dans la rue, ça parle beaucoup de politique ?
Je connais beaucoup de sans-abri qui ont leur carte d’électeur. Je ne sais pas s’ils vont voter. En revanche, je sais à peu près pour qui. L’arrivée des migrants depuis plus de deux ans a fait monter le Front national d’une force inimaginable dans la rue. Si les SDF étaient les seuls à disposer du droit de vote, Marine Le Pen passerait au premier tour. Dans les faits, comme personne n’a anticipé les vagues de migrants, l’État est obligé de les recaser dans des foyers destinés aux SDF. Ça a fait exploser le sentiment raciste. C’est des connards hein, mais tu peux pas les empêcher de penser comme ça…
Comment jugez-vous le discours des politiques par rapport aux SDF dans cette campagne ?
On ne s’occupe pas du tout des SDF dans cette campagne. Déjà, il faut rappeler que les sans-abri, c’est le problème de l’État. Ça ne sert à rien d’engueuler son maire ou un conseiller municipal. L’État ne fait walou, que dalle, zéro. Les candidats à la présidentielle parlent beaucoup de chômage. Mais le logement, l’hébergement, le problème des sans-abris, personne n’en parle. Un petit peu dans le programme de Mélenchon… évidemment, un petit peu dans tous les programmes. Mais lorsqu’ils s’expriment dans les débats, le sujet n’est jamais abordé.
Plusieurs candidats se sont tout de même rendus à la manifestation de la Fondation Abbé Pierre le 31 janvier dernier.
(Il fouille dans son blouson et en sort un pin’s blanc barré du mot “presse” de sa poche intérieure) Ouais ! J’y étais. J’ai un pote qui travaille à la chaîne Franceinfo. Il m’a fait accréditer en tant que journaliste France Télévisions, c’est une embrouille pas possible. Lui filmait et moi je posais des questions. J’ai tenté de voir Macron, impossible. Hamon, il y avait des Goldorak tout autour de lui, et Fillon n’était même pas là, il avait envoyé une porte-parole. Mais j’ai pu demander à Emmanuelle Cosse si elle avait séché les cours de maths à l’école. Ben oui, au plus fort de l’hiver, le plan grand froid c’est un déploiement de 130 000 places d’hébergement. Le même jour, la Fondation Abbé Pierre annonce 143 000 SDF. Donc il y a un petit problème mathématique… J’ai rencontré Mélenchon, aussi. Comme il habite dans le 10ème, je lui ai dit « Hey, je suis SDF de ton quartier mec ! (rires) » Il était très sympathique. Bon après, je voulais lui parler du logement, mais il m’a raconté le mythe de Sisyphe pour détourner la conversation. Les SDF, c’est comme les cités : c’est un petit électorat dont les candidats se foutent.
Est-ce qu’il manque une figure médiatique pour représenter les SDF ?
Évidemment, c’est un gros problème. Avant, on avait l’Abbé Pierre, Coluche, Léon Schwartzenberg, Albert Jacquard, Monseigneur Gaillot…. Maintenant, que dalle. Pourtant, c’est justement en période électorale que quelqu’un doit taper du poing sur la table et dire « Oh les gars, dehors il y a des gens qui meurent ». L’année dernière, le Collectif des Morts de la Rue a annoncé qu’au moins 501 personnes avaient perdu la vie dans la rue. Dans le XIème, il y a même un bébé de dix-huit mois qui est mort l’année dernière. En 1995, quand Chirac a été élu président, l’Abbé Pierre était omniprésent. Monseigneur Gaillot faisait pression aussi. Et bam ! Chirac annonce tout de suite 400 réquisitions de logement sur Paris. Il y avait un lien de cause à effet. Aujourd’hui, quand tu vois que les Restos du Coeur font des concerts avec des budgets énormes, que sur scène il y a 500 millions d’albums cumulés, et pas un représentant pour parler de nous le reste de l’année, c’est dommage.
Et pourquoi pas vous ?
Je me représente déjà moi-même, je dis ce que je vois et ce que je pense, je ne peux pas parler pour tous les SDF. Chaque situation est différente. Après, moi, sur Twitter, je parle politique au sens propre du terme : la politis, vie de la cité. Quand je parle de la politique politicienne, souvent, je les rate pas. Si la ministre du Logement est aussi impopulaire sur les réseaux sociaux, je pense que j’y suis un peu pour quelque chose. Fillon… c’est du pain béni. Quand j’ai envie de rigoler, j’en envoie une petite sur Fillon. C’est magnifique. Mais à travers mes tweets, je parle plus d’une mobilisation citoyenne. Je dis aux gens « Tu prends deux thermos de café, des pulls, des chaussettes, tu fous ça dans ta bagnole, tu tournes dans ton quartier et dès que tu vois un SDF tu lui files et tu discutes. » J’ai des échos dans plein de villes de France, de gens qui s’étaient mis à faire des maraudes citoyennes. Je pense que la solution viendra davantage de là.
Plus que de la politique, du coup ?
Je pense, oui. Excuse-moi, mais t’écoutes le discours du Bourget, cinq ans après on en est où ? Non, mais j’étais mort de rire parce qu’en t’attendant je regardais un type qui tractait pour Nathalie Arthaud. (Il pointe du doigt une affiche de Nathalie Arthaud sur la bouche de métro, barrée du slogan “Le camp des travailleurs”). Le camp des travailleurs, d’accord, mais quand je lis ça en tant que chômeur, je me dis : mon cas ils s’en foutent en fait ? Je me sens exclu.
Quel regard portez-vous sur l’action du gouvernement en faveur des SDF ces dernières années ?
Ça doit être un des pires gouvernements pour les SDF. Presque rien n’a évolué. Emmanuelle Cosse, on ne sait même pas à quoi elle sert. Il y a peut-être eu une ou deux mesures… (il marque une pause) Si, il y a quand même la loi d’encadrement sur les loyers de Cécile Duflot. Après, ça concerne pas directement les SDF, mais ça peut en empêcher certains mal-logés de finir à la rue. Mais il y a un truc qu’il faut arrêter. Pourquoi on nous fout toujours des écologistes au ministère du Logement ? C’est comme si on mettait un plombier au ministère de la Boulangerie… (rires). Qu’est-ce qu’il y connaît à la fabrication du pain ? Tu sais, il y a quelque chose de symbolique : cet hiver, le plan grand froid a été annoncé par Bruno Le Roux, ministre de l’Intérieur. Pas par la ministre du Logement… Si les écolos sont là, c’est en vue d’une alliance avec les socialistes, untel et untel… ça n’a aucun intérêt pour nous. Les politiques ne sont plus en phase avec la réalité. Pendant ce temps, on est dans la rue.
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