Music

Où en est la musique engagée en 2019 ?

Une illustration avec des bouches des et feuilles

Les relations entre pop music et politique ont toujours été conflictuelles. Dans les années 60, le philosophe allemand Theodor Adorno (toujours lui) déclarait déjà, à propos de la folk anti-guerre de Joan Baez : « Quand quelqu’un se met en scène et chante des chansons larmoyantes sur le fait que la guerre du Vietnam soit insupportable, je pense que c’est la chanson en elle-même qui est insupportable. Car en se servant de l’horreur pour la rendre consommable, cela produit l’effet inverse, et finit par faire de la guerre un bien de consommation comme un autre. »

Et si on peut dire la même chose d’à peu près toutes les formes d’art, et que le point de vue d’Adorno, marxiste et issu de l’école de Francfort, peut aujourd’hui être considéré comme daté (il a d’ailleurs été nuancé, si ce n’est contesté, par de nombreux universitaires), le cas de la pop music est particulier. Ce dont l’Allemand parle, c’est une tradition de la protest song à l’américaine, qui a quasiment constitué un genre en soi depuis le XIXe siècle et qui a connu un pic des années 40 aux années 60, de Woody Guthrie à Bob Dylan. Un genre traversé par des contradictions, très attaché à des valeurs universalistes « de gauche » et aux codes formels précis (guitare en bois, trémolo dans la voix, paroles et cœur qui saignent), dont on peut reconnaitre aujourd’hui une certaine forme de naïveté dans la forme – désolé pour les fans de Bob Dylan. Mais qu’en est-il aujourd’hui ?

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Accompagner les évènements

Musicalement, si les États-Unis ont tout de même été plutôt bien servis, en France, cette forme de protest song a été incarnée par une chanson française plus ouvertement politique qu’à l’accoutumée, à la manière de Léo Ferré et Jean Ferrat, ou plus tard des Béruriers Noirs ou de Noir Désir pour les cas les plus connus – des couleurs musicales diverses qui partagent néanmoins toutes ce trope du cœur vaillant et du regard porté vers l’horizon. Toujours dans le mainstream (l’underground français est un cas particulier, trop vaste pour être traité ici), les souvenirs récents sont assez douloureux si l’on reste sur un plan purement musical : au hasard, on pense surtout à des trucs comme Tryo, Benjamin Biolay qui reprend « le Chant des Partisans » (l’hymne de la Résistance pendant l’occupation, rien que ça) pour s’opposer à la montée du FN, ou encore Yannick Noah avec « Ma Colère » en 2014 – toujours contre le FN, ce qui nous fait penser qu’elles sont peut-être là, les heures les plus sombres de notre histoire. On pourrait croire, un peu de manière simpliste, que cette tradition a plus ou moins cessé à mesure que la qualité s’est dégradée, ou que les auditeurs, en plus d’en avoir marre d’écouter de la musique de merde, en ont eu simplement assez qu’on leur dise quoi faire, pour qui voter, quels vêtements porter, et n’oubliez pas de manger 5 fruits et légumes et de vous brosser les dents 3 fois par jour surtout.

Mais lorsqu’on observe la musique à tendance politique, sociale, contestataire ou humanitaire (appelez-la comme vous voulez) des dernières années, on se rend compte que celle qui se présente comme ouvertement « à message », si elle s’est plutôt raréfiée, est toujours présente. Seulement, elle accompagne exclusivement les évènements et les soubresauts politiques majeurs, dont elle entend se faire le porte-voix et/ou la contre-proposition. En somme, elle a cessé d’être une forme en soi, et agit toujours de circonstance. Que ce soit avec Bush et la guerre en Irak (NOFX), l’élection de Trump (avec YG et Nipsey Hussle), la montée régulière du Front National en France, le grime et Jeremy Corbyn en Angleterre, la musique rebondit sur l’actualité. Surtout, ce sont souvent des morceaux qui ont un caractère éphémère, au potentiel « chaud » mais à la durée de vie limitée. Prenons l’exemple de « When The President Talks To God » de Conor Oberst en 2005, contre l’administration Bush. À peine enregistrée et sortie, la chanson avait déjà un air fatigué, et son auteur marre de la jouer.

La disparition du rap conscient ?

Comme si la forme était déjà usée, peu d’artistes s’emparent également aujourd’hui du rap conscient. Il n’y a qu’à observer les charts américains pour se rendre compte qu’il n’y a guère que Kendrick Lamar, exception éclatante mais qui confirme la règle, qui trône sur le reste du monde comme un roi sans royaume. Parfois peut-être avec un poil trop d’emphase, mais passons.

S’il y en a encore qui s’y frottent, c’est quasiment toujours de manière biaisée. JPEG Mafia, par exemple, va sortir les morceaux « Libtard Anthem » (du surnom donné par les Conservateurs aux Démocrates aux États-Unis), ou « I Cannot Fucking Wait Until Morrissey Dies » – l’ironie est toujours de mise. On va plus s’extasier sur la folie du verbe de Young Thug, sa manière de placer des « carottes » dans ses morceaux, ou en France sur des lignes comme « Midi, départ, Neymar, Nasser, Qatar, voiture très rare » d’Heuss l’Enfoiré, que leur demander, au hasard, s’ils n’oublient pas d’où ils viennent.

À New-York, autrefois véritable carte postale du rap conscient (alors qu’il y a toujours eu du rap « idiot » là-bas aussi – prenez Slick Rick, ou Kool Keith, d’ailleurs si quelqu’un pouvait nous dire ce qu’il raconte, il n’est jamais trop tard), le boom bap semble, en apparence, avoir perdu de sa superbe, dont on pourrait croire qu’il a été balayé par la trap toute-puissante, et les couplets absurdes en triplet flow de Migos, au hasard. Pourtant, certains jeunes pousses continuent d’user du verbe et des instrus, avec une forte influence late 90’s, Company Flow et MF Doom en tête. Les Medhane, Mike et autres Caleb Giles sont tous chapeautés plus ou moins directement par Earl Sweatshirt, transfuge de feu Odd Future qui utilise les codes boom bap d’antan pour les détourner, dans un rap enfumé, tortueux, dissonant et obliquement politique – sur disque, il cite désormais régulièrement son père poète et activiste sud-africain Keorapetse Kgositsile, décédé au début de l’année 2018. Et comme ses (très) jeunes disciples, il faut souvent débroussailler et tailler dans les saillies absconses pour y dénicher un quelconque message.

Deux voies possibles

Autant de signes qui montrent que l’engagement ne passe souvent plus par la musique en elle-même, mais par sa manière d’exister – personne ne supporte plus le prêche, sauf peut-être les fans de Kanye West. Par exemple le grime, comme le disait Jason Williamson, le chanteur-cracheur de Sleaford Mods, peut être considéré comme politique, non pas dans ce qu’il raconte, mais dans l’énergie qu’il met à la raconter, et qui témoigne d’une nécessité bien plus urgente que tout ce que les gentils Adele ou Sam Smith peuvent chanter.

« Personnellement, je trouve l’idée que des gens n’acceptent de donner de l’argent qu’en échange de divertissement vraiment révoltante. »

Le duo anglais est, avec Fat White Family, l’un des rares aujourd’hui en Angleterre à porter une parole qui n’ait pas l’air dictée par des impératifs commerciaux ou composée par une armée de ghostwriters sans visage – même si pour ça, ils parlent essentiellement de clubs qui sentent la pisse, de kebabs froids et de conquêtes qui ressemblent vaguement à Primo Levi dans leurs paroles.

Deux voies s’ouvrent alors : celle de la musique politique en elle-même – et elle le sera toujours, d’une manière ou d’une autre – sur ce qu’elle dit de ceux qui la fabriquent, qui la produisent, qui la financent. Il y aura toujours plus de politique dans les morceaux de The Rhythm Method, ce duo du sud de Londres qui nous raconte leur vie de garçons-coiffeurs, ou les morceaux-dèche de Slowthai, que dans les campagnes de Make Poverty History. Et ce n’est pas la mort de la musique engagée qu’on y voit alors, mais plutôt celle de la musique-charité – ce qui est peut-être une bonne nouvelle.

L’autre réside sans doute dans les lieux de diffusion, et les manières de faire vivre la musique. La musique électronique a longtemps été un terrain d’expérimentation essentiel dans ce domaine : les caves, clubs, free parties, warehouses et autres friches ont longtemps déterminé de l’intention et de la couleur de ce qu’ils allaient proposer – même si ces dernières sont devenues ces dernières années un argument de vente « alternatif » comme un autre. Et ce glissement, réel ou supposé, du rôle politique du DJ, a accompagné le mercantilisme grandissant des espaces de club music, autrefois réservés aux marges. Même si certains tentent encore d’y insuffler un espace politique. Lorsqu’on interrogeait l’année dernière DJ Sprinkles sur les collectes de fonds organisées en faveur des réfugiés lors de soirées, elle nous disait :

« Les collectes de fonds sont-elles vraiment les moteurs d’action politique que les participants souhaiteraient qu’elles soient ? C’est quoi, sérieusement, l’engagement politique du clubber ? L’attachement à une vague idée qu’un réfugié sera aidé ? Mais comment sera-t-il aidé ? Par qui ? Et quels réfugiés seront aidés ? Qui de cette soirée va vraiment faire un suivi, regarder comment l’argent est dépensé ? Les collectes peuvent être nécessaires, mais ne confondons pas ça avec un acte politique ou de l’organisation collective. Personnellement, je trouve l’idée que des gens n’acceptent de donner de l’argent qu’en échange de divertissement vraiment révoltante. »

« L’idée que le clubbing en soi puisse être une façon de s’organiser politiquement est débile. »

Plus loin, elle se montre encore plus intransigeante sur l’idée du club (et de la musique en général) comme vecteur d’émancipation :

« Tu sais, aujourd’hui j’ai déjeuné au restaurant et la musique en background était un morceau de dub techno de merde où un mec criait avec un faux accent jamaïcain : « Music has the power to change the world ! Music changes minds ! We bring power to the people! ». Et pendant les quatre minutes suivantes, on entendait ce concept reformulé de différentes façons. Mais est-ce qu’à un seul moment il a dit une seule chose qui soit réellement d’ordre politique ? Ne serait-ce qu’un truc qui fasse référence à un agenda politique ? Absolument pas. Et est-ce surprenant qu’un morceau qui décrit la musique comme vecteur politique ne dise en fait absolument rien qu’on pourrait identifier comme de la politique ? Absolument pas, n’est-ce pas ? Voilà juste une énième déclaration de foi masturbatoire sur le potentiel de la musique. Le genre de morceau sur lequel les blancs hétéros apolitiques dansent comme des fous en se sentant émancipés. L’idée que le clubbing en soi puisse être une façon de s’organiser politiquement est débile. »

L’écologie à la rescousse ?

Il n’empêche, ceux qui se désolent aujourd’hui que la musique populaire ait laissé tomber toute forme d’engagement social et politique sont souvent des rockeurs nostalgiques – et qui plus est un peu révisionnistes, mais remarquez ça va souvent ensemble. À l’image de Ty Segall, sympathique petit rockeur passéiste obsédé par une certaine idée de pureté du genre, se désolait dans une interview en 2013 pour le site The Drone de la disparition d’une époque où les gens se réunissaient pour parler « de choses importantes » et pour essayer de « changer le monde » – une époque qu’il est évidemment trop jeune pour avoir connue. Dans « Le Monde Diplomatique », la journaliste Evelyne Pieiller s’interrogeait très sérieusement sur la légitimation culturelle et la dépolitisation du rap et de la club music, en occultant leur histoire, et termine par une phrase qui se veut prophétique mais qui est surtout un peu à côté de la plaque : « On ne peut qu’espérer que, péniblement mais flatteusement repoussé dans les marges, le rock pourra discrètement jouer son rôle de perturbateur de la résignation. »

Comme nous le disait la philosophe et musicienne française Agnès Gayraud, que Pieiller cite d’ailleurs dans l’article (mais mal), la pop a depuis toujours été travaillée par ses contradictions, son statut bâtard d’art et d’industrie, de divertissement et de quelque chose d’un peu plus noble. C’est, en outre, pour ces raisons que son engagement politique sera toujours suspect – on en revient toujours et encore à Adorno.

S’il y a une thématique qui semble aujourd’hui faire consensus, elle concerne le changement climatique – même si les choses mettent un peu de temps au démarrage. Mais y a–t-il une bonne manière de s’emparer du sujet sans tomber dans le prêche, la démagogie ou le paternalisme ? Qui sommes-nous pour juger de l’opportunisme de The 1975 de faire apparaitre Greta Thunberg sur leur dernier album, rire au nez de Grimes dont le prochain album sera vraisemblablement « un concept album autour de la déesse anthropomorphique du changement climatique », ou des éternelles têtes de turc Bono et Chris Martin, dont on ne se lassera jamais de se foutre de la gueule, juste parce que c’est marrant. Et dans ce marasme incessant, d’où surnagent de temps en temps quelques albums de fin du monde qui disent quelque chose sur l’époque, cette question du bien-fondé de l’engagement en musique semble éternellement insoluble. Une seule certitude demeure : personne n’a envie d’écouter Sean Paul et Paul McCartney nous dire que la planète est en train de crever.

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