Colombo Indiens Guadeloupe
© Lisa Pham

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Le colombo ou l’odyssée des Indiens en Guadeloupe

Aux racines de l'emblématique plat créole, la douloureuse arrivée des Indiens aux Antilles, engagés pour remplacer les esclaves dans les plantations.

La lourde cocotte pesait de tout son poids sur mes épaules. Mes regards inquiets ne lâchaient plus la viande noyée dans son épaisse sauce vert-doré. En bonne drama queen, j’avais fait de la saveur de mon premier colombo un enjeu crucial. Il en relevait de mon histoire familiale. De ces dimanches passés attablée à la droite de ma mère, dégustant avec voracité son plat jusqu’à l’os, et surtout, de mon fragile sentiment d’appartenance.

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Souvent, être une métisse guadeloupéenne et congolaise née en France, c’est être perdue au milieu de l’Atlantique. Au carrefour d’une île dont on m’a dit mille choses mais où je n’ai jamais vécu, du vaste pays qu’est le Congo et dont il me reste tout à apprendre, et enfin de l’Hexagone où j’ai grandi, sans pour autant que l’on me reconnaisse Française à part entière — à l’exception des mois de juillet 1998 et 2018.

Rater ce colombo reviendrait à me couper un peu plus de mes racines : comment pourrais-je assurer une quelconque transmission sans savoir faire le plus emblématique des plats créoles, celui reconnu à travers le monde ? Après tout, la cuisine n’est-elle pas ce qui nous raconte le mieux ?

Si le mélange d’épices indiennes qui fait le colombo s’est retrouvé dans les assiettes caribéennes, c’est parce qu’il est le vestige d’un des grands mouvements migratoires du XIXe siècle

J’ai d'ailleurs longtemps ignoré ce que la cuisine antillaise racontait, alors qu'entre toutes, c’est sûrement l’une de celles qui narrent le mieux l’histoire complexe, violente et fascinante rattachée à son territoire.

Si le mélange d’épices indiennes qui fait le colombo s’est retrouvé dans les assiettes caribéennes, c’est parce qu’il est le vestige d’un des grands mouvements migratoires du XIXe siècle, commémoré en Guadeloupe et en Martinique, méconnu voire oublié en France. Pourtant, le point de départ de cette histoire tient du jouissif : 1848 et la seconde abolition de l’esclavage dans les colonies françaises marquent l’amorce d’une longue névrose pour les planteurs.

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« Inévitablement, et malgré la mise en place d’un salariat, la production de sucre connaît de forts ralentissements », raconte Christian Schnakenbourg, historien et auteur de plusieurs livres sur l’évolution de l’industrie sucrière en Guadeloupe. Il aura fallu un peu plus de six années de lobby des colons pour que l’État fasse appel à une nouvelle main d’oeuvre dans les plantations de cannes à sucre.

Aux yeux des planteurs, l’immigration paraît comme une solution logique à l'amoindrissement du rapport de force dans les îles depuis l’abolition. Pourquoi renoncer aux privilèges garantis par l’asservissement d’être humains quand on peut continuer à s’enrichir sur le dos de personnes colonisées ?

Après plusieurs tests vains sur différentes populations, le voilier L’Aurélie arrive au large de Pointe-à-Pitre le jour de Noël 1854, après avoir traversé deux océans. « À son bord, en plus du riz et des graines d’épices à cultiver pour le commerce, quelques 314 paires de bras d’Inde offerts aux planteurs », affirme Jean Samuel Sahaï, auteur d’Adagio pour la Da : les Indiens des Antilles de Henry Sidambarom à Aimé Césaire.

Sept ans plus tard, seule l’Inde a fourni sa main d’oeuvre aux planteurs français. C’est le début d’un long calvaire pour ces engagés et ceux qui les suivront jusqu’en 1889. Ils s’apprêtent à connaître des conditions de travail déplorables, « comparables en plusieurs points à celles de l’esclavage », déplore Christian Schnakenbourg.

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Les Indiens plantent du curcuma, du cumin, reproduisent le massala (une pâte d’épices mélangées) en plus d’autres épices originaires de leur pays et insistent pour être approvisionnés en riz.

Selon l’historien, en 35 ans, plus de 40 000 Indiens s’entasseront dans 93 convois à destination de la Guadeloupe. Ils y resteront au moins cinq ans, selon les termes de leurs contrats. Au final, « un peu moins de 10 000 d’entre eux retourneront dans leur pays d’origine », ajoute Jean Samuel Sahaï.

Pour beaucoup, l’heure est à la survie. En plus des mauvais traitements et des conditions de travail indignes infligées par les colons, les nouveaux arrivants souffrent du voyage et du climat antillais. Mais certains réflexes ne s’oublient pas et les Indiens se tournent vers ce qu’ils avaient jusqu’à présent connu :

« L’Inde et la Chine ont hérité d’une tradition culinaire millénaire, c’est inscrit dans l’art de vivre des gens, dans leur vécu, explique Jean Samuel Sahaï. Ils fonctionnaient en harmonie avec leur environnement et entretenaient un contact très intime avec les plantes de leur région, ils connaissaient tout ou presque de leurs vertus médicinales et savaient les combiner pour leur survie et leur plaisir. »

Colombo Inde Guadeloupe

Même s’il n’a pas été possible de tout emporter, les Indiens n'ont pas migré les mains vides. Ils plantent du curcuma, du cumin, reproduisent le massala (une pâte d’épices mélangées) en plus d’autres épices originaires de leur pays et insistent pour être approvisionnés en riz. « Tant et si bien que l’embarquement d’une certaine quantité de riz par émigrant devient obligatoire », rapporte Christian Schnakenbourg.

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Si certains plats indiens ne survivent pas dans la mémoire des engagés, faute des ingrédients nécessaires à leur préparation, d’autres vivent leurs premières heures dans les Caraïbes : du tamoul kolbu, le kolonbo kreyol devient le colombo tel qu’écrit en français. Selon la recette, le mélange d’épices réunit curcuma, cumin, coriandre, clous de girofle, poivre et fenugrec.

Si le riz est l’aliment de base du plat, les légumes, les fruits et la viande qui l’accompagnent varient selon ce qu’on a sous la main. « Bien sûr, avec l’immigration des Indiens dans de nombreuses îles de la Caraïbe (notamment la Martinique, Trinidad et Tobago), il n’existe pas une seule et unique recette de colombo. Il y a certains basiques, mais la recette du colombo est adaptable à la tradition familiale », commente Jean Samuel Sahaï. Il peut être dégusté avec du cabri, du poulet et même du porc — jamais avec du boeuf puisque, dans la religion hindou, les vaches sont sacrées.

Un mélange d'adaptations forcées et d'improvisations géniales dont ni le nom, ni le goût n'ont d'équivalent dans les grands 'classiques' de la cuisine indienne, pas même le curry madras.

« Un mélange d'adaptations forcées et d'improvisations géniales dont ni le nom, ni le goût n'ont d'équivalent dans les grands 'classiques' de la cuisine indienne, pas même le curry madras, pourtant le plus proche de lui par ses origines, sa composition et sa saveur », salue Christian Schnakenbourg dans son ouvrage L’immigration indienne en Guadeloupe.

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Le colombo, parmi tant d’autres éléments politiques, sociologiques et linguistiques, a joué un rôle essentiel pour les engagés dans la préservation d’un lien culturel avec l’Inde. Paradoxalement, il est aussi révélateur de la créolisation des Indiens aux Antilles, de leur intégration lente, douloureuse mais résiliante. Et surtout, d’une histoire commune. « Les Indiens ont partagé plantes et recettes avec les nouveaux libres et les engagés d’Afrique. Ces derniers ont facilement adopté le colombo puisqu’ils avaient le point commun de le manger avec les mains », justifie Jean Samuel Sahaï.

Les dimanches, la fin des cérémonies tamoules en l’honneur de la déesse Mariamann (devenue Maliémin aux Antilles) regroupait indifféremment engagés et « nouveaux libres » dans les habitations sucrières. Tous étaient invités à profiter des sacrifices de coqs ou de moutons cuisinés en colombo et servis dans une feuille de bananier.

Le plat ne tarde pas à faire son entrée dans les soirées lewoz, tenues elles aussi dans les habitations le samedi soir depuis l’esclavage : le temps d’une nuit, les esclaves chantaient et dansaient au rythme du ka, un tambour qui a perpétué les sonorités de la musique africaine en Guadeloupe. Après une dure semaine de labeur, ces soirées représentent encore aujourd’hui l’occasion de se retrouver autour de choses essentielles : la musique, la danse, l’amitié et la bonne bouffe.

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Ces occasions religieuses ou festives sont précisément ce qui fait du colombo un incontournable de la cuisine antillaise. À travers les repas dominicaux, ceux-là même que j’ai passé attablée à sa droite, ma mère a fait de moi une héritière du partage et du métissage qui caractérisent la société guadeloupéenne.

Et je l’avais peut-être oublié quand j’ai essayé de réaliser seule mon premier colombo, paniquée à l’idée de ne rien pouvoir transmettre. Même à des milliers de kilomètres de la Guadeloupe, la famille reste au coeur de la recette.


Pour aller plus loin :

- L’immigration indienne en Guadeloupe (1848-1923): histoire d'un flux migratoire , de Christian Schnakenbourg, Université de Provence
- Adagio pour la Da : les Indiens des Antilles de Henry Sidambarom à Aimé Césaire, de Jean Samuel Sahaï, aux éditions Atramenta.

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