deux copains au comptoir
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sobriété

L'histoire de deux copains de comptoir et de leur passion pour l'alcool, qui a presque détruit leur vie

Une barman et l'un de ses clients réguliers se retrouvent toujours dans le bar qui a autrefois accueilli leurs pires bitures.
Drew Schwartz
Brooklyn, US
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

Pendant deux ans, Sara était incapable de démarrer une journée sans avaler un shot de vodka. Pendant deux ans, Sara était incapable de s'endormir à moins de faire un black-out. Elle commençait son service dans un rade d'East Village appelé le B-Side à moitié bourrée et le terminait sur les rotules. Elle vivait de pourboires et dépensait tout ce qu'elle avait dans l'alcool. Elle a perdu son appartement, dormi sur des canapés et bu à chaque heure de sa vie éveillée.

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Sara va avoir 39 ans en octobre prochain. Son anniversaire marque ses cinq ans de sobriété. Sa vie ne ressemble en rien à ce qu'elle était à l'époque : entre-temps, elle a quitté New York pour Saint-Louis, a passé six mois en cure de désintoxication, a vécu deux ans chez sa mère et a appris à vivre sans alcool. À présent, le cercle se referme.

Elle est de retour à New York. Et de retour au B-Side.

L'idée qu'une ancienne alcoolique revienne tenir le bar qui l'a fait plonger dans la dépendance pourrait retentir comme une sonnette d'alarme, mais il est plutôt commun que des barmen ne boivent pas ; les mixologues les plus réputés ne s'autorisent même pas à goûter ce qu'ils servent.

Sa décision de rester dans ce milieu comporte ses risques, mais à New York, cette ville de l'impossible, Mme Sara Ann Rutherford semble s'en sortir très bien.

Une fois devant le B-Side, elle tire d'un coup sec la serrure de la grille de protection et sort un trousseau de clés de sa poche. Elle trouve la bonne et – après un clic satisfaisant – entame sa routine.

Elle défait la chaîne et la grille s'élève comme un rideau de scène, révélant la devanture du bar dans lequel elle travaille depuis près d'une décennie. Elle passe le pas de la porte, inhale les premières odeurs de bière et d'agrumes de la journée et allume l'interrupteur. Le néon rose « B-Side » accroché à la fenêtre se met à clignoter. Seuls le bourdonnement monotone du réfrigérateur et le faible vrombissement de la climatisation viennent perturber le silence. Puis, le trémolo d'un violon, le tourbillon d'un organe et le crescendo d'une cymbale viennent emplir la pièce.

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« We don't… do the same drugs no more. »

Sara fredonne l'hymne de Chance the Rapper tandis qu'elle se faufile entre le cellier et le bar, prépare ses seaux de glace, coupe des citrons et déballe des Corona d'un carton.

« We don't do the, we don't do the same drugs. »

Elle ouvre la porte d'entrée et place un tableau en forme de « A » sur le trottoir.

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Perchée sur le réfrigérateur situé derrière le bar, elle se sert un coca en attendant Mike.

Sara Ann Rutherford derrière le bar au B-Side. Photo de Drew Schwartz

Dans 15 minutes, Mike va arriver et s'asseoir sur le tabouret du coin, sur lequel il s'assied presque tous les samedis, de trois heures trente à neuf heures, depuis près d'un an. La barman et son client préféré vont alors passer la journée ensemble comme ils l'ont toujours fait : sobres comme des funérailles.

Dix mois ont passé depuis le dernier verre de Mike, cinq ans depuis celui de Sara. Mais leur rituel hebdomadaire au B-Side remonte beaucoup plus loin que cela.

Mike a rencontré Sara en 2008, lors d'une matinée d'été qui a commencé – comme tant de matinées à l'époque – par une gueule de bois.

Il a décidé d'y remédier à l'aide d'une promenade. Une longue promenade – il a passé le pont de Brooklyn, traversé Chinatown, le Lower East Side et le Village – mais il avait beaucoup de choses à l'esprit. De quoi le garder occupé.

Cela faisait un an que le père de Mike était décédé, et depuis ce jour, il noyait dans l'alcool le mélange amer de culpabilité, de colère et de regret qu'il ressentait depuis la mort de ce dernier. Il essayait de réprimer son chagrin en passant plus de temps avec ses amis, mais il ne pouvait s'empêcher de parler de son père. Les gens qu'il connaissait depuis des années ont cessé de répondre à ses appels. Au travail, il ne pouvait rester concentré plus de 15 minutes à la fois, après quoi il allait boire, et buvait jusqu'au moment du coucher.

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Malgré un mal de tête et une douleur dans les jambes – il marchait depuis plus d'une heure – Mike s'est retrouvé sur l'avenue B, devant la porte d'entrée du B-Side. Ce rade semblait parfaitement faire l'affaire pour le premier verre de la journée. Il est entré.

Derrière le bar se trouvait Sara, une punkette tatouée, vêtue d'une robe tout droit sortie des années 1950.

« Salut chéri, lui a-t-elle lancé. Tu veux boire un verre ? »

Mike (qui a demandé que son nom de famille ne soit pas divulgué) s'est assis avec les habitués rassemblés autour d'elle. Toute la journée, ils ont bu. Ils ont raconté des blagues, regardé des films, joué aux dés, commandé à manger, écouté de la musique et bu, bu et encore bu.

Mike n'avait pas passé une journée comme celle-ci – une journée aussi amusante, aussi new-yorkaise dans sa combinaison mythique de hasard, d'inconnus et de bar inhabituel – depuis l'enterrement de son père.

Ses sœurs vivaient à Los Angeles, sa mère dans le Connecticut, et son père était enterré six pieds sous terre. Mais sa famille – comme il en est venu à appeler les gens qui se blottissaient autour du bar en bois écaillé chaque semaine – était au B-Side.

Le néon qui orne l'entrée du B-Side. Photo de Drew Schwartz

Pendant trois ans, Sara et lui ont passé presque tous leurs dimanches dans ce bar. Ce rituel semblait pouvoir durer le reste de leur vie. Jusqu'au jour où, comme le font inévitablement la plupart des choses dans la vie d'un alcoolique, les « dimanches en famille » se sont effondrés.

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Sara a disparu. Comme tant d'amis de Mike avant elle, elle a cessé de répondre à ses appels. Personne ne savait où elle était partie.

Quelques semaines plus tard, Mike s'est rendu à la fête de départ de Laura, la sœur de Sara. Il a reconnu quelques habitués du B-Side. Il y avait principalement des inconnus. Il a trouvé Laura et l'a emmenée dans un coin tranquille de la pièce.

« Qu'est-il arrivé à ta sœur ? », a-t-il demandé.

Laura a siroté son verre. « Nous avons organisé une intervention, a-t-elle répondu. Sara est en cure de désintox. »

Laura lui a expliqué que l'alcoolisme de Sara était devenu grave : un shot de vodka le matin, plusieurs au B-Side, des bières toute la nuit, des spiritueux partout où elle pouvait en trouver. Elle a dépensé tout ce qu'elle avait dans l'alcool et a fini sans-abri. Sa mère est venue la chercher à New York et l'a fait entrer dans une clinique.

Sara était partie, et personne ne savait vraiment quand – ni si – elle reviendrait.

Mike est retourné au B-Side après cette soirée-là. Mais sans Sara, les dimanches n'étaient pas les mêmes. Les serveurs avaient changé, la musique avait changé – tout semblait avoir changé, sauf, semble-t-il, cette vieille odeur de bière et d'agrumes. Les clients réguliers qui venaient depuis des années avaient cessé de venir. Mike a fini par faire de même.

L'été dernier, cinq ans après que Mike soit allé au B-Side pour la dernière fois, il a reçu un texto. C'était Sara.

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« Je suis de retour au B-Side !, a-t-elle écrit. Viens me voir si tu peux. Je travaille les samedis. »

Mike a hésité – Sara buvait-elle à nouveau ? Avait-elle changé ? –, mais a tout de même accepté d'aller la voir.

À l'issue de cet après-midi, la demi-décennie qui venait de s'écouler semblait n'avoir duré qu'une demi-journée.

Sara lui a expliqué qu'elle avait perdu son emploi dans le commerce de détail, ce qui l'a contrainte à se tourner vers le seul endroit qui pourrait la reprendre au plus vite : le B-Side. Le propriétaire l'a laissée faire quelques services, et Sara a réussi à reprendre des horaires stables et réguliers.

Elle était sobre, et à ce moment-là, Mike parvenait à maîtriser sa dépendance. Ils ont réinstauré les dimanches en famille – dorénavant les samedis – et Mike s'est dit que si Sara ne buvait plus, le moment était venu pour lui d'arrêter aussi.

C'était il y a dix mois. Mike n'a pas bu un seul verre depuis.

Ce qui nous ramène à ce samedi ensoleillé sur l'avenue B, où Sara est perchée sur le frigo situé derrière le bar, en attendant que Mike arrive.

La porte s'ouvre.

« Salut ! », s'écrie Sara en sautant du frigo.

« Quoi de neuf ? », demande Mike, agitant un sac en plastique noir devant le bar. Il s'assied sur son tabouret habituel.

« Qu'est-ce que tu m'amènes ? », demande Sara.

« Voyons voir. » Il fouille dans le sac. « J'ai un peu de détergent. Quelques tickets à gratter. »

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« Super ! »

« Du café pour moi, une Push Pop pour toi. »

« Tu veux des glaçons ? »

Elle en met quelques-uns dans un verre et le place devant lui. Elle ouvre le café Starbucks et le verse.

Mike sort deux pièces de sa poche. « C'est peut-être notre jour de chance », espère-t-il.

Accoudés au bar l'un en face de l'autre, ils grattent leur ticket.

« Je me suis fait baiser », dit Sara.

« Ooh, 20 dollars ! »

« Quoi ! », s'exclame-t-elle.

« Tu sais bien que je te donne toujours le mien », la rassure Mike. Il lui tend le ticket. « Vérifie pour moi. »

Un "samedi en famille". Photo de Drew Schwartz

Ils passent la soirée ensemble, Mike ne se lève de son siège que pour se rendre aux toilettes couvertes de graffitis, Sara s'éloigne du bar uniquement pour la même chose. Un livreur leur apporte une salade de betteraves et 15 wings qu'ils se partagent. There Will Be Blood passe à la télé – ils lèvent les yeux de temps à autre pour suivre le drame violent et alcoolisé qui se déroule à l'écran. Ils font quelques blagues. Ils parlent d'histoires anciennes. Mais surtout, ils partagent les silences.

Cinq parties de « cadavre exquis », deux films, quatre glaces, trois livraisons et six heures plus tard, le service de Sara est terminé. Elle fouille dans les factures et range ses pourboires dans son porte-monnaie.

Elle se dirige vers la porte et se tourne vers Mike.

« On se voit samedi », dit-elle en le serrant dans ses bras.

« À plus. »

Sara et Mike au B-Side. Photo de Drew Schwartz.

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