Le jour où j'ai couru un marathon en prison

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Monde carcéral

Le jour où j'ai couru un marathon en prison

Quoi de mieux que la douleur pour échapper à la monotonie de la vie carcérale ?

J'étais dans la cour de la prison en train de me débattre contre la crise cardiaque qui me guettait. L'asthme affaiblissait dangereusement ma respiration, tandis qu'une douleur tenace parcourait mon corps, des genoux jusqu'au foie. A demi-inconscient, je ne savais plus vraiment où j'étais. Tout ce que je savais distinctement, c'était qu'il me fallait continuer. D'ailleurs, je le murmurais pour moi-même : « Continue, continue. »

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La scène que je décris n'a rien à voir avec les bastons entre prisonniers où les émeutes dont les médias et l'industrie culturelle s'emparent avec plaisir. En fait, ce jour-là, je participais à un marathon qui se disputait entre prisonniers.

Mais revenons quelques temps avant la course, ce 16 novembre 2016. Ce jour-là, alors que j'empruntais les escaliers menant à la cour inférieure de la prison, tout semblait irrémédiablement normal. Et surtout monotone, un vendredi comme un autre en somme : des mecs se dirigeant vers l'atelier pour travailler, d'autres sortaient de leurs cellules pour satisfaire au rituel de la promenade quotidienne. Nous, les autoproclamés athlètes de la prison, nous nous retrouvions sous le tableau de marque qui sert lors de nos matches de basket. Pour nous, c'était la ligne de départ d'une longue course. Nos entraîneurs, tout de noir vêtus, nous attendaient là. Il n'y avait évidemment aucun panneau publicitaire, aucun sponsor, et encore moins de public. Simplement une horloge, prête à décompter les minutes de souffrance que nous nous apprêtions à passer.

Nous courons sous la surveillance de matons armés, embusqués dans leur miradors.

Vient alors le moment du compte à rebours avant le top départ. 3, 2, 1, puis Frank Ruona, l'un de nos coaches, balance le fameux « Go » tant attendu. Comme un seul homme, les 30 participants, dont moi-même, osons nos premières foulées sur la piste, faite d'un mélange de poussière et d'asphalte. Tout se déroule comme n'importe quelle autre course, à la seule exception, notable tout de même, que nous courons le long de hauts murs en béton, de fil de fer barbelé, sous la surveillance de matons armés, embusqués dans leur miradors.

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Nous avions tous suivi un entraînement sérieux tout au long de l'année. Jusqu'au 24eme kilomètre, il me permet de bien figurer. Puis d'un coup, d'un seul, une intense douleur me traverse le genou. Ça peut vous paraître surprenant que je vous parle de cette douleur au genou, beaucoup d'entre vous doivent se dire qu'être en prison constitue en soi une douleur bien plus vive. D'ailleurs, ai-je vraiment besoin de courir pour en ressentir ? Quand le juge m'a envoyé en prison pour la première fois, je me souviens bien de m'être dit : « Là, à ce moment précis, ma vie dans tout ce qu'elle a de cool et d'agréable, vient de se terminer. »

Aujourd'hui, quand je m'attarde sur ma situation, je me dis surtout que ma vie a le mérite d'exister, contrairement à celles de mes victimes. C'est ce que je me suis dit au moment où j'ai ressenti cette douleur. J'ai donc continué à courir, déterminé à boucler mes 105 tours.

En plein effort et alors qu'il ne me reste plus que quatre kilomètres et demi à avaler, une alarme stridente se met à hurler dans la cour. Ce bruit, tout prisonnier le connaît. Il signale qu'un problème – bagarre, mutinerie ou autre esclandre – a éclaté dans l'établissement, et que tous les détenus doivent immédiatement s'asseoir, ce que je fais sans plus réfléchir. Je suis alors partagé entre des sentiments contradictoires : quel soulagement pour mes poumons et mes jambes, me dis-je d'un côté. Mais de l'autre, je sais qu'il ne reste que 12 tours pour en finir. J'ai envie d'aller au bout, et je veux le faire avant que mon corps me lâche.

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Pendant un moment, je reste scotché au sol en regardant le ciel. Pendant cet instant, l'espace d'un regard, j'ai presque l'impression de ne plus être en prison. A chaque inspiration, je sens mon rythme cardiaque revenir à la normale et le sang affluer dans tout mon corps.

Je veux aller au bout avant que mon corps me lâche.

L'alarme s'est tue au bout de 30 longues minutes, largement de quoi récupérer des forces. Je me suis relancé dans ma course comme si je courais un 400 mètres. Mauvais idée, puisque l'asthme est vite revenu.

Quand j'ai commencé à courir, je le faisais pour éviter ou oublier certaines choses. Eviter les gens, et éviter les sports dans lesquels je n'excellais pas. J'étais en surpoids et je faisais 1m65. En fait, j'étais typiquement le genre de type incapable de lancer une balle, et encore moins de l'attraper ou de dribbler quelqu'un.

Lors du dernier tournoi de basket de la prison, pour vous donner un exemple, j'ai commencé et fini la plupart des matches sur le banc. La seule fois que je suis entré sur le terrain, c'était pour le dernier match de poule, qui comptait pour du beurre puisque notre équipe était déjà qualifiée pour les play-off. Mais même là, je n'ai pu jouer que trois minutes en tout et pour tout. Le temps pour moi de foirer dans les grandes largeurs un tir ouvert super facile, et de me faire rappeler sur le banc.

Courir m'a permis de sortir de ce carcan, de rencontrer d'autres gens qui me considéraient différemment puisqu'ici, il n'y a personne à dribbler et aucun panier à rentrer. Voilà pourquoi j'aimais le running avant de rentrer en prison.

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Ici, alors que je zonais dans la cour du bas, j'ai vu une bande de types en train de courir sans réaliser qu'ils faisaient un marathon. Je ne pouvais pas y croire : des prisonniers qui se lançaient dans une telle performance ? Je pensais que c'était réservé aux élites de Boston, New York ou Los Angeles.

J'ai donc dépassé ma flemme et mon appréhension pour m'inscrire au club de course à pied de la prison. Sans grande conviction ni assurance que cela allait me pousser à faire plus de choses, mais je l'ai fait.

Les membres du groupe, âgés de 30 à 70 ans, sont tous beaucoup plus énergiques et motivés que moi. C'est ce qui m'a poussé dans le bon sens. Dès que j'avais la flemme ou que j'étais trop fatigué, je les regardais et j'en retirais une motivation supplémentaire.

J'admire particulièrement l'un d'entre eux. Il s'appelle Tommy Wickerd, il a adhéré au groupe il y a peu. Il a 50 ans, et une motivation incroyable. Il s'investit pleinement depuis qu'il est là, et en un an, il a couru bien plus de 1600 kilomètres, qui est l'objectif qu'on se fixe. Tous les jours je le croise dans la cour, il enchaîne les tours, et tout ce que je veux, c'est être près de lui, à ses côtés, ressentir la même douleur, m'émanciper et m'affranchir de la prison, en quelque sorte.

C'est à lui que je pensais pendant que ma crise d'asthme reprenait de plus belle. J'étais au 104e tour, personne ne m'a demandé de m'arrêter, donc je suis allé au bout et j'ai franchi la ligne d'arrivée après 4:01:20 d'effort. C'est le troisième temps de tous les détenus.

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On dit souvent pour motiver les plus fainéants que la douleur est temporaire alors que la gloire, elle, est éternelle. Et bien c'est faux. A chaque fois que je cours depuis ce jour-là, mes genoux grincent et mes poumons donnent des signes inquiétants de faiblesse qui me laissent croire que je frôle l'agonie.

Mais je veux faire mieux, être meilleur, être quelqu'un qui n'abandonne pas, qui court jusqu'à la ligne d'arrivée. Courir m'aide à ressentir de la fierté, un sentiment difficile à éprouver quand on passe le plus clair de son temps dans un cagibi muni d'une chiotte qu'on appelle cellule.

Mes entraîneurs ne demandent jamais aux membres du club comment ils ont atterri en prison. Ils se contentent de nous encourager, et c'est quelque chose que la plupart d'entre nous n'avons jamais eu la chance de connaître dans nos vies jusque-là. En courant, nous ne fuyons pas nos problèmes. Nous courons derrière le temps perdu, dans l'espoir de rattraper un peu de cette vie qui nous file entre les mains.

Jonathan Chiu, 34 ans, purge une peine de 50 ans de prison pour meurtre à la prison d'Etat de San Quentin, en Californie. Un documentaire sur les marathoniens de la prison de San Questin est actuellement en cours de tournage.

Cet article a initialement été publié sur VICE UK