Crime

Palerme pendant la seconde guerre de la mafia

Mafia Sicile cosa nostra

Le 23 avril 1981, dans une rue de Palerme un peu avant minuit, Stefano Bontate dit le Faucon est abattu au volant de son Alfa Romeo Giuletta de plusieurs coups de lupara – fusil à canon scié local. Chef d’une des familles qui composent Cosa Nostra et membre du triumvirat qui gère la « commission » à la tête de la mafia sicilienne, Bontate rentrait de sa propre soirée d’anniversaire.

Ce meurtre est un des premiers de la seconde guerre de la mafia, aussi baptisée Mattanza (massacre), qui voit Palerme et ses environs devenir un champ de bataille. Une explosion de violence qui ne cadre pas avec la discrétion habituelle des règlements de compte entre mafiosi – les pieds dans le ciment et le corps lesté au fond d’un point d’eau comme le voudrait la tradition.

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La méthode novatrice employée est celle choisie par Salvatore « Totò » Riina, chef des Corleonesi – autre famille de Cosa Nostra – qui cherche à se débarrasser de tout ce que l’île compte de rivaux ou de quidams susceptibles de lui mettre des bâtons dans les roues. Lancé dans une sanglante quête du pouvoir, Riina donne une autre dimension au vieil adage : « Commandare è meglio che fottere » (commander, c’est mieux que baiser).

Franco Zecchin a rejoint la Sicile quelques années plus tôt. Né à Milan en 1953, diplômé de physique nucléaire, le photographe débarque sur l’île alors qu’il n’en est pas encore un : « Je suis arrivé à Palerme par l’intermédiaire du théâtre que j’ai toujours aimé, moins comme un spectacle ou une mise en scène que comme une expérience de vie. C’est le théâtre qui m’a formé dans mes relations avec les autres. »

Attablé au café du musée du quai Branly, Zecchin revient avec entrain sur ses débuts alors que Continent Sicile, ouvrage réunissant une sélection assez démente de ses photos de l’époque, sort aux éditions Contrejour. « Je connaissais la technique, j’avais déjà utilisé une chambre noire, mais je n’avais jamais fait de la photographie de manière professionnelle. J’ai commencé à Palerme avec Letizia [Battaglia, rencontrée sur les planches] et mes débuts ont coïncidé avec cette escalade de violence. »

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Le fils de Salvatore Rivello regarde pour la dernière fois le corps de son père tué, Isola delle Femmine, Palerme 1980 © Franco Zecchin.

Dans un noir et blanc qui secoue, ce disciple et ami de Josef Koudelka immortalise la ville, ses habitants et ses cadavres que Riina et ses « hommes d’honneur » laissent derrière eux. Comme les rues de New York dévoilaient leur violence presque poétique sous l’objectif de Weegee, les ruelles de Palerme se révèlent sous celui de Zecchin. Les corps sans vie, quand ils ne sont pas recouverts d’un linceul blanc qui rappellent les procession religieuses, apparaissent allongés, assis, ou recroquevillés dans ce qui laisse deviner un dernier geste inachevé.

« Il souligne qu’en général, l’homicide est utilisé pour rétablir un équilibre et non semer le chaos. »

Ces photos sont d’abord destinées à la presse et notamment au quotidien du soir palermitain L’Ora avec qui Zecchin et Battaglia collaborent. « On était un petit groupe de photographes avec qui le journal avait une espèce de contrat de sous-traitance. On fournissait les images qu’on nous demandait et, en échange, on était totalement libre de les diffuser au niveau national ou international. C’était important de rester autonome par rapport à la gestion de notre matériel. »

Zecchin a une excellente mémoire des événements. Il peut retracer en détail l’histoire du carabinier qui a fait disparaître l’agenda du juge anti-mafia Paolo Borsellino alors que l’épave de la voiture piégée dans laquelle il vient de perdre la vie était encore fumante comme le parcours de Totò Riina, fils de paysan pauvre devenu capo dei capi. Il sait tout de la mafia, de son organisation pyramidale à sa coupole qui sert de gouvernement et fonctionne comme une démocratie. « Riina était lui plutôt partisan d’un régime totalitaire », glisse-t-il.

Zecchin souligne qu’en général, dans la pratique mafieuse, l’homicide est utilisé pour rétablir un équilibre et non semer le chaos. Riina rebat donc les cartes. « Cosa Nostra a toujours cherché à infiltrer le pouvoir sans le revendiquer publiquement. Riina veut lui se positionner comme interlocuteur face à l’État et ne s’en cache pas », explique-t-il. « Il commence à tuer magistrats, policiers, journalistes et entrepreneurs. Même à l’intérieur de sa propre organisation, il se débarrasse de gens qu’il a utilisés pour commettre des crimes atroces. »

En 1978, un événement va marquer le photographe au point de transformer sa manière de penser son métier : l’assassinat de Giuseppe Impastato, militant d’extrême-gauche.

Impastato habitait Cinisi, une petite ville qui, du fait de sa proximité avec l’aéroport de Palerme, était devenue une plaque tournante du trafic de stups et le fief de la famille du boss Gaetano Badalamenti, membre de la coupole. « Impastato était résolument engagé, il dénonçait sur les ondes de sa radio libre les agissements de la mafia et la corruption du maire, accusé de s’organiser avec Cosa Nostra pour l’attribution illégale de permis de construction », décrit le photographe.

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Portrait de Carnaval, Palerme 1980 © Franco Zecchin.

Impastato est un temps protégé par son père, proche des mafiosi – « une cassure familiale typique dans les territoires sous influence de la mafia qui pénètre toutes les couches sociales », précise Zecchin. Problème, le géniteur meurt dans un accident de voiture. Peu après, Impastato est assassiné.

« Il a été tué le jour où le cadavre d’Aldo Moro a été retrouvé dans le coffre d’une voiture. C’était l’époque des Brigades Rouges et un moment de grave crise institutionnel dans le pays », se souvient Zecchin. « Les tueurs ont simulé un attentat à la dynamite qui aurait mal tourné. Ils l’ont fait sauter à l’explosif sur le chemin de fer qui relie Palerme à Trapani. Comme s’il était un terroriste. La police a perquisitionné la maison d’Impastato et conclut au suicide sur la foi de notes écrites où il apparaissait déprimé. Six heures après, l’affaire était classée. Les rails du chemin de fer réparés. [Il se frotte les mains] Terminé. »

La thèse du suicide ne tient pas. Impastato s’était présenté aux élections municipales qui avaient lieu le lendemain de sa mort. « Avec Letizia [Battaglia] et d’autres, on a donc formé ce qu’on peut appeler la première association anti-mafia, le Centro Siciliano di Documentazione Giuseppe Impastato, dont le premier objectif a été de demander la révision du dossier. »

Zecchin et Battaglia parviennent à leurs fins en engageant notamment un expert reconnu par le tribunal. Ce dernier réunit un faisceau de preuves qui, une fois présentées devant le juge Rocco Chinnici, permet la réouverture de l’enquête puis du procès. 25 ans après le premier verdict, il se conclura par la reconnaissance de Gaetano Badalamenti comme commanditaire de l’homicide.

« À partir de là, on a décidé d’utiliser la photographie comme un outil militant. On faisait des expositions sauvages dans l’espace public, dans les rues des villes, sans autorisation. On s’était organisé avec des panneaux en bois qu’on posait sur des pieds après les avoir transportés sur le toit de la voiture. On débarquait dans une ville, on installait, tac tac tac, en 10 minutes, on mettait sur place une expo de 150 photos avec des légendes explicatives. »

Zecchin poursuit : « On ne montrait pas seulement les homicides mais aussi la vie politique, les maisons qui s’écroulaient, la spéculation immobilière, le trafic de drogues. Un panorama de la société sicilienne dont on était les témoins privilégiés dans le sens où l’on avait accès à l’assemblée régionale, au tribunal, aux lieux où se décident la politique ou la finance, aux manifestations des syndicats, aux élections de miss, aux matchs de football ou aux spectacles de théâtre. »

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Banc public, Palerme 1985. © Franco Zecchin.

Une utilisation qui permet de donner une seconde vie à la photo – au-delà de celle immédiate et journalistique – comme le soutient Zecchin. « On avait un regard et une prise directe sur tout ce qui se passait quotidiennement dans la ville. C’était une mine d’information à laquelle on donnait un impact visuel immédiatement perceptible, même par des gens qui n’auraient jamais lu les textes explicatifs. »

C’est la capture de Totò Riina, le 15 janvier 1993, qui marque la fin du séjour de Zecchin en Sicile. « Je suis parti juste après son arrestation. C’était la conclusion de mon cycle. » En tuant aveuglément, le capo dei capi a réveillé la conscience de certains mafiosi qui finissent par se retourner. Le nombre de « collaborateurs de justice » ou pentiti (repentis) augmente jusque dans les plus hauts rangs de l’organisation criminelle – c’est notamment le cas de Tommaso Buscetta, au centre du dernier film de Marco Bellocchio, Le Traître, en salles le 30 octobre.

« L’intérêt médiatique pour Palerme a grandi au fil des années. Au début, il n’y avait que quelques journalistes, photographes ou équipes de télévision qui suivaient l’actualité sur place. À la fin de la Mattanza, il y avait une trentaine de personnes. Ce n’était plus possible de travailler correctement. On peut s’approcher quand on est trois ou quatre, pas trente », explique-t-il avant de glisser un dernier tacle à la justice italienne dans un soupir : « Quand Riina a été arrêté, personne n’est allé fouiller sa villa. Les autorités y sont allées un mois après et, évidemment, ils n’ont rien trouvé. Même les murs avaient été repeints. La maison était vide. Clean. »

Son regard sur les photos de sa période sicilienne a bien évidemment évolué au fil des années. « Il y a une maturation et une distance qui s’installe », raconte-t-il, décrivant un corpus d’images à l’existence autonome. « C’est un matériel avec une valeur historique unique parce qu’il couvre une période révolue et parce qu’il est impossible à reproduire », ajoute-t-il en faisant référence aux scènes de crime : « Aujourd’hui, avec les techniques de prélèvement de la police scientifique, on ne peut plus s’approcher. Avant, les gens fumaient et jetaient leurs mégots à côté. Il n’y avait pas de tests ADN. »

Dans le premier volet de Corleone, documentaire de Mosco Levi Boucault diffusé par Arte sur l’ascension au pouvoir puis la chute de Riina, Battaglia confie face caméra : « Pendant des années, j’ai photographié du sang, du sang et du sang. De la souffrance et encore de la souffrance. » Zecchin préfère lui conclure sur la résilience du peuple sicilien :

« La mafia caractérise fortement la période que j’ai vécue mais ce n’est qu’un composant. Je me suis intéressé à d’autres choses. J’ai fait du théâtre, j’ai travaillé dans un hôpital psychiatrique, j’ai suivi des manifestations religieuses populaires. Je ne veux pas réduire cette expérience à une chronique de la mafia. J’ai aussi voulu montrer les germes d’une rébellion et la naissance d’une opposition. »

Continent Sicile de Franco Zecchin aux éditions Contrejour, 126 pages, 35 euros

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Pour aller plus loin :

Le site de Franco Zecchin
Le Traître de Marco Bellocchio, au cinéma le 30 octobre
Corleone, le pouvoir par le sang/la chute, documentaire en deux parties de Mosco Levi Boucault disponible en DVD


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