Pour Ian Svenonius, ça fait 20 ans que le rock et le monde foncent dans le mur, main dans la main
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Pour Ian Svenonius, ça fait 20 ans que le rock et le monde foncent dans le mur, main dans la main

« Le rock est devenu cette petite chose affreusement conservatrice. Il n'y a plus de provocation, plus de personnalités, alors que c'est ça qu'on cherche. Plus d'excitation, plus de communication, plus de gestes héroïques. »
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR

Ian Svenonius s’est toujours trainé une réputation d’encyclopédiste du rock. Sans le côté édifiant, avec des théories souvent fumeuses mais toujours passionnantes. Au travers de ses livres -le dernier en date, Stratégies occultes pour monter un groupe de rock, est paru l'été dernier en France aux éditions Au diable Vauvert- on a pu découvrir, mi amusé mi fasciné, des relectures marxistes de l’histoire du rock’n’roll et des contre-cultures en général, sous le prisme du délire et de l’emballement, jamais trop loin de thèses doucement complotistes - même si on imagine que c’est (à moitié) pour rire.

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Issu de la prolifique scène punk/hardcore de Washington D.C. (il a fait ses armes dès ses dix-huit ans en tant que frontman de Nation Of Ulysses), Svenonius ne s’est jamais considéré comme un pionnier, mais plutôt comme un observateur avisé, tout en étant un acteur concerné de sa ville de cœur, qu’il n’a jamais vraiment quittée. D’abord comme chanteur post-hardcore juvénile donc, puis en fondant The Make-Up dans les années 90, sorte de supergroupe à la fois garage, rhythm and blues et post moderne dans sa manière d’appréhender le monde à travers des codes musicaux surannés et une lecture distanciée des soubresauts du capitalisme tardif. Aujourd’hui, à l’arrivée de la cinquantaine, Svenonius continue de sortir des disques, des livres et de se produire en concert. L’année dernière, il reformait The Make-Up pour une série de concerts mémorables et reprenait Chain and The Gang, qui joue cette semaine à Paris et qui a sorti un album, Experimental Music, en septembre dernier. Entre temps, il y a toujours son projet solo Escape-ism, suite de soliloques post-modernes sur la Guerre Froide, le mercantilisme et l'Internet. C'est avant un concert de celui-ci qu'on s’est entretenu avec Svenonius, complètement décalqué par le décalage horaire, mais tout de même suffisamment avenant pour répondre à nos questions avec un calme posé et une attention non feinte.

Noisey : La dernière fois que je t'ai vu, c'était à Villette Sonique avec The Make-Up. J'ai trouvé le concert génial, alors que les reformations ont tendance à me filer des boutons d'habitude.
Ian Svenonius : Merci beaucoup, j'en garde un excellent souvenir aussi.

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J'ai l'impression que les concerts de rock ne sont plus du tout excitants comme avant, tu es d'accord ?
Depuis un paquet d'années maintenant, le rock est devenu cette petite chose affreusement conservatrice. Il n'y a plus cette part de provocation comme il a pu y avoir. Il n'y a plus de personnalités, alors que c'est ça qu'on cherche. Plus d'excitation, plus de communication, plus de gestes héroïques. Tout ça est devenu extrêmement rare.

Il y a souvent quelque chose de très emprunté, aussi.
C'est vrai. Et d'une manière générale, la technique des musiciens est devenue suffisamment au point pour que les gens ne se contentent que de ça. Comme si la finalité était de savoir jouer. Tu sais, les prouesses des gens viennent souvent de leur manque d'amour-propre.

Comment ça ?
La bonne musique, en tout cas la bonne pop music, vient très souvent d'une insuffisance, d'une déficience. Ou en tout cas du fait de vouloir compenser celle-ci. Et si tu ressens un manque, une frustration, alors peut-être que tu auras envie d'affirmer quelque chose, notamment à travers la musique. Faire un statement. Pense à la grande musique populaire qui a été produite aux Etats-Unis. La plupart a été faite par des Afro-Américains, au temps de la ségrégation, des luttes sociales. Tu penses au suprémacisme blanc, ce que ces gens ont dû endurer à l'époque, etc. Bon, c'est peut-être un peu réducteur.

En tout cas toutes les grands étapes de la pop music du XX siècle, la techno, le hip-hop, la disco, le rock'n'roll, ont été initiées par des Afro-Américains, ça c'est sûr.
Oui, même le rock'n'roll vient de gens comme Little Richard ou Chuck Berry. En tout cas il y a toujours quelque chose, une inadaptation. Le chanteur de Huey Smith and the Clown, Bobby Marchan, était un travesti, et il a chanté parmi les plus gros tubes des années 50. Et bien sûr, Little Richard aussi donc. Même James Brown était quasiment une drag-queen, dans un sens. Tous ces gens qui se maquillaient, Elvis…

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Elvis se maquillait ?
Enfin je veux dire, il était draggy. Il se teignait les cheveux en noir, il avait tous ces costumes flamboyants, tout ça.

Il n'y a plus de flamboyance aujourd'hui ? D'humour aussi, peut-être, qui fait aussi que les gens ne se prennent plus au jeu ?
En tout cas il y a trop d'esprit de sérieux. Mais l'humour, je ne sais pas, c'est tellement dur à faire. Ça peut rapidement devenir très ringard. En tout cas c'est une idée intéressante.

Je te demande ça parce que tu as dit un jour que la bonne pop music était avant tout de la comédie.
Oui, j'ai pu dire ça. Ça a pu être comme ça avant. Maintenant ce n'est plus un jeu, c'est uniquement un marché.

Qu'est-ce qui a changé ?
Oh, plein de choses. La culture des festivals, l'importance de la publicité et des corporations qui régissent désormais tout, y compris la presse, le fait qu'on puisse devenir célèbre du jour au lendemain, et que cette nouvelle donne du succès devienne un facteur-clé dans tes intentions, utilisé à des fins non créatives, mais libérales. Tu t'adresses à une audience de fait mondialisée, avant même que tu ne sois connu. Comment veux-tu que ton message ne soit pas dès le départ dilué et dévoyé ? Alors que les bonnes choses arrivent lorsque quelques personnes s'adressent à d'autres personnes.

Ça a voir avec l'industrialisation de la musique pop, ce qui a toujours été un peu le cas, dans un sens non ? Mais on dirait que la donne a légèrement changé, dans le sens où la pop est aujourd'hui un espace de domination. Même dans les goûts : aujourd'hui ce n'est pas possible de ne pas aimer, disons, Kendrick Lamar. Il ya quelque chose d'hégémonique qui laisse de moins en moins de place aux contre-cultures historiques, peut-être ?
Je ne sais pas. En tout cas je sais que si je prends un Uber aujourd'hui, c'est une expérience assez effrayante. Tu es dans cet espèce de compartiment, et on te passe cette musique affreuse. Et je ne sais pas à qui ça s'adresse. C'est monstrueux, les choses que j'ai pu entendre dans ces voitures. Mais tu as raison, peut-être que la pop music est entrée dans une nouvelle phase de contrôle, même si d'une certaine manière ça a toujours été le cas. C'est ce dont parle Escape-ism, mon projet solo. C'est l'idée que le contrôle des esprits peut arriver à nos cerveaux à travers la pop music, la publicité, la propagande, la machinerie de guerre, etc… Et le rôle que joue le rock'n'roll là-dedans aussi. Ces messages-là structurent la pop music même. Ils font tout pour empêcher d'avoir des conversations.

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Comme celle que nous avons en ce moment ?
Oui. On est tous soumis à ce type de messages. Ces messages que l'on reçoit et que l'on s'approprie comme si ils étaient les nôtres. C'est fascinant, la manière dont cette musique a modelé notre culture, nos valeurs.

Du coup j'ai plutôt tendance à me demander pourquoi tu es resté dans le rock'n'roll toutes ces années, toi qui sembles la voir comme une musique si mercantile, propagandiste, impérialiste…
…pornographique, même.

Dans quel sens ?
Parce que ça relève de l'exploitation de tous les trucs que je t'ai mentionné.

Ok, mais alors pourquoi est-ce que tu n'as jamais lâché l'affaire ? Dans l'espoir de subvertir la chose ?
C'est un paradoxe, je l'admets tout à fait. La raison pour laquelle on est attirés vers ces choses c'est parce qu'elles sont si excitantes ! Et même maintenant, avec la pub et les corporations dont je te parlais avant, où la musique ressemble de moins en moins à de l'art parce que le message qu'elle véhicule est de plus en plus contrôlé par ces gens-là, même maintenant, ça reste la forme d'art la plus démocratique qui soit, la plus inclusive. Tout le monde peut en faire, encore aujourd'hui.

Aujourd'hui plus que jamais.
C'est vrai, tout le monde peut décrocher un concert, tout le monde peut enregistrer un disque. Tu n'as pas ça avec l'art contemporain, où les galeries décident qui est légitime, qui ne l'est pas. Donc même lorsqu'il est dans un état avancé de putréfaction, le rock'n'roll m'excite tout de même encore un peu de ce point de vue-là. [ Rires]

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Et c'est une forme qui est très, disons, mutable. Tu peux voir un groupe en concert et te dire « Oh, c'est le meilleur groupe que j'ai vu de ma vie », et la fois d'après, tu les trouves à chier. C'est un cliché de dire « je préférais ce groupe à l'époque de leurs premières démos », mais c'est souvent une chose légitime à dire. Je pense qu'à l'inverse d'autres formes d'art, la promesse du rock'n'roll peut être détachée du produit. Les systèmes de valeurs peuvent changer au cours de la production. On ne voit pas vraiment ça ailleurs.

On trouve ça dans d'autres formes d'art, quand même.
Oui, mais ce que je veux dire c'est que la promesse et le produit sont très visibles dans le rock'n'roll, et très différents. On peut dire, je ne sais pas, que tel disque est génial, mais que le groupe est merdique en concert. Ou l'inverse. Les deux peuvent s'entremêler. J'aime bien l'idée que le concept puisse l'emporter sur la réalité des choses. Alors que si tu parles de Proust, on ne peut le juger que sur une chose : les livres, l'écriture. The Grateful Dead, à l'inverse, on s'en fout limite, de leurs disques. C'est une idée, plus que des disques. Pareil pour le Velvet Underground, même si là en l'occurence, les disques sont extraordinaires.

Le rock'n'roll est sans doute l'une des seules musiques populaires où l'on accorde autant d'importance à sa soi-disant « pureté ». Il y a un peu cette idée qui revient avec le hip-hop, mais elle est plus conservatrice qu'autre chose.
Tu as raison. Le jazz, par exemple, c'est tout autre chose. Le jazz repose sur à quel point tu joues bien, de quoi tu es capable, tes qualités techniques, genre : « Ce mec s'entraine près de douze heures par jour, ça force le respect »…

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Alors que dans le rock c'est tout de suite vu comme masturbatoire.
C'est ça. Et même ce mot, ça montre que les valeurs du rock sont plus dans la communication, l'interaction, en opposition à juste voir une performance, à l'opposé de ce côté « masturbatoire », justement.

Je te rappelle que tu es tout seul ce soir, sur scène.
[ Rires] Oui, mais je communique avec le public. Et c'est quelque chose qui se perd, aujourd'hui. Avant, c'était quelque chose de primordial. Et l'humour dont on parlait, ça vient de là. Parce que l'humour c'est juste de la communication. C'est une conversation entre des personnes, il y a un rythme.

Aujourd'hui on sent quelque chose d'assez auto-satisfait, comme si la partie était gagnée. Ce qui fait que les concerts de rock ne reposent que sur des codes, qu'il ne faut surtout pas bousculer.
Je pense que le punk est le coupable. C'est censé avoir libéré tout le monde, rendre la musique accessible à tous, mais en fait je crois que ça a surtout reproduit les schémas du capitalisme, et le principe de compétition. Aux Etats-Unis aujourd'hui, quand quelqu'un va venir te voir après un concert et te féliciter, tu peux être sûr que dans les cinq minutes il va te dire qu'il joue dans un groupe, te présenter sa démo, etc. C'est comme si les seules personnes qui s'intéressaient vraiment à la musique le faisaient à travers leur propre image, désormais.

J'allais justement te parler de mon groupe, mais bon je vais éviter.
[ Rires] Nan mais plus sérieusement, la dynamique est étrange, tu ne trouves pas ?

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Tu veux dire la manière dont on appréhende la musique aujourd'hui ?
Bah oui. Les musiciens ne sont pas (plus?) très généreux quand ils sont créatifs. Ils seront toujours en train de dire « Je peux faire ça mieux que lui, pourquoi est-ce qu'il a plus de succès que moi ? bla bla bla ». Tout tourne autour d'eux. C'est ce que le punk a apporté je pense, alors que ça aurait dû être l'inverse.

C'est pas vraiment nouveau ça, et puis ce n'est pas le cas dans toute la musique ?
Oui, mais les autres ont des agents, des contrats mirobolants, ce sont des stars, ce n'est pas la même chose. Alors que le punk était censé nous rendre tous égaux. Et quand je dis punk, je dis ça dans un sens plus général, j'inclue l'indie, le garage, tout ça. On était censés se liguer contre tout ça, et on a adopté les mêmes systèmes de valeurs. C'est désolant.

C'est pour ça que le rock prend le risque de devenir, disons, une langue morte ?
Oui. Car ça devrait avoir un autre rôle. Si la pop mainstream est le sport professionnel, alors la musique indépendante, c'est le bowling, là où les gens sortent pour s'amuser. Il n'y a pas de compétition, ou alors elle est bénigne. Personne n’idolâtre quelqu'un qui fait du bowling, tu vois ce que je veux dire ? On s'amuse juste.

L'interaction sociale est au cœur du processus.
C'est ça. Avant j'avais beaucoup de mépris pour les groupes qui manquaient d'ambition, qui ne prenaient pas la chose assez à cœur selon moi. Mais un ami m'a remis à ma place un jour, en m'expliquant que c'était juste un moyen de trainer tous ensemble.

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Il n'y a rien aujourd'hui qui ne trouve grâce à tes yeux en musique ?
Oh si, je continue de tomber sur des groupes que je trouve géniaux, quand même. Heureusement ! Et puis, quand bien même les choses aient tendance à devenir sans âme, les goûts du public sont bien plus sophistiqués aujourd'hui qu'ils ne l'étaient avant. Tout le monde a des supers références en main, alors qu'il y a vingt ans, la plupart des gens avaient des goûts de merde !

C'est le bon côté d'Internet.
Tout le monde a accès à tout, très rapidement, et ça c'est génial. Les gens n'ont même plus le temps pour les Rolling Stones ou les Beatles, ils vont tout de suite vers les trucs les plus pointus et les plus obscurs. C'est comme si tu étais chef cuistot, et que tu ne savais pas préparer du riz, mais juste des plats de tarés. En fait, c'est un peu fucked up, quand tu y réfléchis ! [ Rires]

Le manque de connaissance des contextes d'émergence liés à la musique, tu trouves ça problématique ?
Oui.

Mais ça ne peut pas non plus être une bonne chose, qui peut donner lieu à la musique la plus désinhibée, créative possible, car dénuée de complexe ?
Mais est-ce que dans les faits ça a donné la meilleure musique ?

Je parle théoriquement là, mais il y a des tas d'exemples qui montrent que…
[ Il coupe] C'est pareil pour le cinéma : le fait que tout le monde puisse faire un film sur son téléphone, ça pourrait démocratiser la chose, alors que les coûts de production, toute l'ingénierie du cinéma, étaient exorbitants autrefois. Mais je ne suis pas sûr que ça ait donné des grands films dernièrement.

Il y a toujours de grands films, mais on les voit peut-être moins.
Oui, mais je parle des films les plus visibles. Pense à Godard. Il a dit un jour que mêmes dans les années 50, lorsqu'il a découvert la mise en scène, pour lui le cinéma était déjà fini.

Le fait est que Godard continue de faire des films pertinents aujourd'hui, et d'ailleurs je suis à peu près sûr qu'il utilise son Iphone dans la conception de ses films.
Ok, Ok. Peut-être que je suis ignorant, alors.

Ce n'est pas du tout ce que j'insinue ! [ Rires] Mais je vois ce que tu veux dire, la manière dont est utilisée le medium n'est plus la même.
Ce que je veux dire, c'est qu'il y a de moins en moins de bons films à mesure que les moyens de production se démocratisent, bizarrement. Certes, il y a des documentaires, des films expérimentaux, mais de moins en moins de bons films narratifs destinés au grand public. Comme si les gros studios, d'un côté, et les majors, d'un autre côté, coupaient les vivres aux gens vraiment créatifs. Je ne suis pas en train de dire qu'il n'y a plus de gens talentueux, juste que le système est de plus en plus biaisé.

Il ne reste alors plus qu'une multiplicité de niches, avec très peu (si ce n'est pas du tout) d'argent dans chacune d'elle.
Voilà.

Ce qui fait que c'est désormais de plus en plus compliqué de construire des récits nationaux en musique.
Oui, il n'y a plus d'Elvis, plus de David Bowie. Ces choses étaient comme des constellations sur lesquelles on pouvait se définir en tant qu'individu. Et ça, ça a disparu. Aujourd'hui j'ai l'impression d'être dans ce roman de Thomas Hardy, Tess d'Ubervilles. C'est la révolution industrielle, tout le monde pète un câble, c'est la fin des gens ordinaires. On est en plein dedans, là. On est dans une situation assez dramatique.

Culturellement ?
[ Il réfléchit] Si seulement c'était juste culturel…

Ian Svenonius jouera avec son groupe Chain and The Gang ce 22 février à Petit Bain .
Son dernier livre, Stratégies Occultes pour monter un groupe de rock , est disponible aux éditions Au diable Vauvert.