Luciano va vous faire amèrement regretter d'avoir séché les cours d'allemand

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Luciano va vous faire amèrement regretter d'avoir séché les cours d'allemand

Le futur de la trap européenne vit à Berlin, refuse toute interview et rappe dans un Allemand acrobatique où viennent se greffer argot portugais et arabe et références footballistiques d'outre-espace.

Pour les frères de Goncourt, « la langue allemande n'est pas une langue, mais un hache-paille. » Et en ce moment, celui qui tient la hache et qui découpe les pailles, c'est Luciano. Ce Mulatto présente quelque chose de nouveau. Comme si le Damso de « Batterie Rechargée », les trois Migos et Niska avaient été placés dans un pod pour ne plus former qu'un, avec pour unique séquence programmée : « accélération verbale + langue allemande ». D'une rigueur ahurissante, Luciano débite avec brutalité des textes pleins de berlines de luxe, de bonbons Haribo et de Jägermeister. À la première vision du double clip « Okocha / Banditorihno », une boule s'est formé dans mon crâne, au milieu de ma moelle allongée, pour s'y figer. C'est à mi-chemin entre du rap de Klingon tout droit sorti de Star Trek et de la trap de Gremlins - chantée par le plus méchant, celui avec la crête blanche, bien après minuit.

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Plus accessoirement, ça m'a rappelé mes études à Cologne, lorsqu'à la gare de Siegen, des potes Asylbewerbern (demandeurs d'Asile), principalement Algériens et Mauritaniens, s'amusaient à rapper en allemand. Pour tromper le froid, ils mélangeaient certains mots arabes avec du wolof, du français, de l'espagnol, du portugais et même un peu d'italien. On comprenait sans comprendre et on prenait tous plaisir à se moquer de la langue de la quatrième puissance mondiale. Comme pour mieux l'apprendre et l'appréhender. La même année, je découvrirai d'ailleurs en cours que Wolfgang von Goethe a un jour dit que « celui qui ne connaît pas les langues étrangères ne connaît rien de sa propre langue ». Après avoir édité deux mixtapes très remarquées Outre-Rhin avec sa Locosquad, Luciano a signé un gros deal avec Universal pour la sortie de son premier LP solo, Eiskalt (qu'on peut traduire par « givré » ou « de plus en plus violent », au choix), disponible depuis fin novembre dernier. Ce gamin virulent refuse - pour l'instant - les interviews et même les couv' des plus gros magazines. Quelques rares articles en forme de mini-portraits fleurissent doucettement sur la toile, ici et là, et uniquement dans la langue d'Einstein pour l'instant, bien entendu. Tout ce qu'on sait, finalement, c'est que ses acolytes de la Locosquad se nomment Nicky Santoro (en hommage au personnage de Joe Pesci dans Casino) et DJ Burr Lean, et qu'il détruit tout sur son passage avec son flow glacé, raz de marée hivernal, urbain et nerveux.

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C'est ce qui interpelle le plus dans la trap et la gestuelle de Luciano : l'aisance avec laquelle il pose sur le beat, forçant l'argot berlinois à fond, appuyant ses refrains de gimmicks pas si éloignés de ceux de Migos, Siboy, Kekra et autres Niska, mais avec une légèreté unique (sur « Flex », par exemple, ça saute aux oreilles). On sent que le gamin adore la France, aussi (il porte aussi bien du Lacoste - marque à laquelle il a consacré un titre - que des maillots floqués Olympique de Marseille ou PSG). Le parallèle avec Niska est d'ailleurs flagrant sur « Okocha ». Mais ne vous attendez pas pour autant à une décalque allemande du Matuidi Charo : c'est juste qu'une synchronicité est en train de se mettre en place au niveau européen, réponse directe à la trap venue d'Outre-Atlantique, popularisée par UGK, T.I, Gucci Mane, Young Jeezy ou plus récemment Migos ou Young Thug - entre autres. Intéressons-nous par exemple au titre « Okocha », une ogive dédiée à l'inimitable footballeur Jay Jay Okocha. Le plus intrigant reste l'utilisation et la déformation du nom du footballeur Jay Jay Okocha, aka la légende de Bolton. Luciano y parle de « Jay-Yo Okocha », utilisant un énième glissement sémantique pour se référer au joueur nigérian, mais aussi à la Jay-Yo (la coke, la Yayo), prononciation aidant. Ce même titre parle de Hennessey Venom (voiture de sport), Sattla (Salade ou Weed), Haschisch ou encore de Jägermeister, tout en ponctuant le tout de « Akho » (mot arabe argotique qui équivaut à « ami », proche de notre « Igo » ou « Amigo », par ailleurs emprunté à nos amis hispanophones). Son puzzle africano-portugais, teinté d'arabe et de français, où l'allemand n'a finalement (en apparence) que peu de place, vous claque impitoyablement le cervelet.

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De fait, les ambiances et les syncopes naturelles de la trap favorisent la pose de mots en langues germaniques, africaines, arabiques et latines. Les sonorités gutturales y sont à l'aise. Les acrobaties rhétoriques se font sans trop de soucis. Des prouesses linguistiques qui deviennent monnaie courante sur la scène internationale, comme pour mieux écraser les derniers restes du mouvement hip-hop originel. Il n'y a qu'à voir l'explosion en 2017 du jeune XXXTentacion (par ailleurs d'ascendance allemande, égyptienne, italienne, syrienne, jamaïcaine et italienne) ou encore du monstro-plante Teka$hi69 (6ix9ine), un hispanique issu des bas-fonds de NYC. Le rap évolue et créé des rencontres salvatrices, tantôt emo-thug, tantôt monstro-thug, souvent détonnantes. Les onomatopées tribales type « Flex », « Mamba », « Zer », « Guapo », « Igo » et autre « Mula », « Ouais », « Multo », « Obrigado », « Du Puto », « Karpa », « Head », « Coca », « Bando » sont maintenant légion et se fondent dans la masse rapologique des années 2010. Nombre de trappeurs déglingués continuent encore et toujours en train de piloter habilement une grosse portion du rap mondial.

Si l'on ajoute à cela que le DJ de Locosquad porte, comme précisé plus haut, le joli sobriquet de DJ Burr Lean (croisement du « Burr » cher à Gucci Mane et du « Lean », soda à la codéine bourré de bonbons Jolly Rancher, et référence à leur ville, Berlin), on comprend que Luciano et son équipée sont dans les temps. Même s'ils semblent légèrement décalés et presque étrangers à la langue de Draxler. Car 80 % des Allemands eux-mêmes ne comprennent pas ce que Luciano raconte. Tout comme les New-Yorkais et la vaste majorité des américains ne captent pas un traître mot de ce que racontent Young Thug, Gucci Mane, Future et autres Offset, l'écrasante majorité des auditeurs francophones ne pigent pas souvent (et ne veulent de toute façon pas comprendre) ce que crachent Kekra, Riski ou Niska dans leurs microphones autotunés. La force de Luciano et du Locosquad, c'est justement de ne pas faire dans la dentelle autrichienne, dans la trap à deux balles que livrent chaque jour les rappeurs urbains d'Outre-Rhin. Les livraisons rap made in Germany sont légion, mais elles sont rarement adaptées aux tympans de l'auditeur qui a l'habitude de consommer son Allemand sur le mode classique, krautrock ou techno. Luciano a de grosses cordes vocales, qui se touchent quelquefois, mais aussi un double-larynx en forme de poire Alexandrine. Colonel Kurtz de l'ère Merkel, ce mini-titan n'est pas venu pour niaiser. Ce Fritz-le-chat là, il veut niquer la terre entière, en commençant par le Vieux Continent. Les Allemands sont (enfin) de retour, par le biais, cette fois-ci, non plus de la minimale, mais de la trap, une potion désormais bien digérée par la population internationale.

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Les Français sont plutôt conservateurs, y compris en matière de rap. Rien que dans mon entourage, de nombreuses personnes précisent fréquemment qu'elles n'écoutent que du rap « ricain » ou « céfran ». L'amour de la langue de Voltaire ou de Shakespeare semble intrinsèquement propre au public rap. Un dialogue sans trop de fin(esse), quelques fois sans refrains et/ou avec des onomatopées scandées en guise de chorus, c'est bien souvent - paradoxalement - ce que le public « pro-rap » recherche. Il faut qu'il comprenne, mais pas trop. Cependant, l'arrivée de la trap brise de plus en plus les règles du jeu, cassant et éparpillant la langue et retournant les cartes de l'Union rapologique. Depuis quelques années, du côté de Cologne, Hambourg, Bonn et surtout Berlin, ça se met à (t)rapper dur. Kekra, Niska et Riski - trois rappeurs qui comptent parmi les plus intéressants de notre scène actuelle, et de leur génération - montrent parfaitement, à l'instar de Luciano, comment les sauciers européens peuvent aujourd'hui rivaliser avec leurs homologues anglophones. L'écart entre rap US et rap européen se resserre de plus en plus. Et Luciano en est un nouvel exemple. Pas parce qu'ils parle et rappe en plusieurs langues - pas seulement. Mais parce que le langage qu'il utilise brise les frontières terminologiques, avec un verbiage musical inimitable. On se met alors à rêver d'un festival réunissant Kekra, Riski, Luciano et son Locosquad pour rapprocher définitivement la France et l'Allemagne, avec beaucoup plus de force et de crédibilité qu'une vulgaire alliance politique - promise en vain depuis feu Helmut Schmidt.

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Le mythe de la dispersion des langues à Babel semble avoir trouvé un bel écho avec la trap sauce Patrick « Luciano » Mulatto. La progression d'une langue, bien souvent vue comme un défaut et non comme un essor, vient de la force tranquille avec laquelle elle est déviée. Comme un ballon de foot qu'on frappe en biais, très fort, pour que sa trajectoire devienne aléatoire. Heureuse coïncidence, la popularisation de la trap en Europe coïncide avec celle de des ballons Adidas Teamgeist (traduisez : « esprit d' équipe »), dont la conception diffère des ballons de foot traditionnels. En effet, contrairement aux ballons classiques, qui possèdent jusqu'à 32 découpages, 20 hexagones et 12 pentagones. Les balles allemandes Teamgeist n'ont que 14 découpages, afin d'assurer une meilleure précision grâce à une surface sphérique plus lisse. Pour moi, le Teamgeist est l'équivalent de la trap pour le rap. Un nouveau ballon pour un nouveau jeu. Qui fait souvent plonger le gardien de but du mauvais côté.

Luciano a grandi à Berlin-Schöneberg, pour ensuite traîner dans le quartier de Moabit. Le terme « Moabit » vient des huguenots français, qui, en bon réfugiés protestants vivants sous le règne de Frédéric Guillaume, décrivaient bibliquement le pays des Hébreux comme étant « MOAB », région dans laquelle les juifs habitèrent avant d'obtenir la permission d'entrer dans le fameux pays de Canaan… D'autres pensent que le terme « Moabit » vient d'une déformation du français « terre maudit(e) », ou de la langue slave « MOCH » (« la lande »), ou encore d'une mauvaise prononciation d'un dialecte berlinois : « Moorjebiet » (« le quartier du marais »). Luciano parle l'argot de Moabit, portant son esthétisme comme une médaille, et son verbiage brutal n'oublie pas de citer les costumes Hugo Boss (qu'il ne porte que très rarement) et place sans arrêt (plus que tout autre rappeur en activité, toute nationalité confondue) moult références footballistiques ultra-précises (sur, entre autres, Kondogbia, Thomas Müller, Asamoah, Neuer, Mbia…). Comme sur son titre « Okocha » qui démarre par une référence à un footeux français évoluant actuellement à Tottenham : « frappe à la Moussa Sissoko », puis dérive sur « coup de tête à la Didier Drogba ». Les chansonnettes de Luciano sont de grands hymnes footballistiques, mais pas uniquement. Les séquences rythmiques et mélodiques de ce jeune européen, dont le père est originaire du Mozambique (premier pays lusophone d'Afrique, avec la moitié de la population maitrisant la langue portugaise) sont également ponctuées ça et là de mots turcs (« Kaffa » pour « Tête » ou « Head »), donnant un arôme encore plus décalé à son jus de bagarre verbal. La superstar Kalim de Hambourg l'a invité sur son dernier album. La rançon de la gloire. Et le résultat est plutôt réussi, avec plusieurs millions de vues à ce jour.

Ah, les Allemands… Les Allemands ne sont pas que sourires et facéties, croyez-le bien. Mais ils ont leur charme. Et puis, le parler allemand, c'est un peu mon dada fol. Après avoir digéré Luciano Mulatto (ça va être rude, sachez-le), jetez également une oreille à la trap mélodique de Pronto, un gars talentueux qui a beaucoup écouté Booba et Future. S'il y a une Europe qui est en marche, c'est sûrement celle-là. Et Luciano pourrait très bien en devenir le leader. Car la roue tourne vite lorsqu'il s'agit de rap, le mouvement se nourrissant sans arrêt de sa propre peau muée. Tenez-vous le pour dit : un jeune Allemand du nom de Luciano est en train d'exploser de l'autre côté de la frontière. Et devrait débarquer chez vous dans très peu de temps, que vous le vouliez ou non. Bis Bald und Auf Wiedersehen. Discographie :
Locosquad 12812 (Mixtape) 2016
Luciano Banditorinho (Mixtape) 2017
Luciano Eiskalt (Album) 2017 Fred Hanak est sur Twitter.