On fait généralement remonter à 1983 le moment où la gauche de gouvernement, menée alors par François Mitterrand, s'est ralliée au libéralisme économique. Lors de ce « tournant de la rigueur », une politique de hausse des impôts, de privatisations et de dérégulation des marchés financiers est mise en place par Jacques Delors, ministre de l'Économie du gouvernement de Pierre Mauroy. La transformation progressive de l'économie française en économie sociale de marché fortement imprégnée de néolibéralisme et d'ordolibéralisme – qui n'est pas uniquement du fait du gouvernement Mauroy – opère une fracture nette entre les classes populaires et le Parti socialiste, accusé d'avoir renié ses promesses de 1981 et abandonné toute velléité d'opposition au capitalisme.Quelques mois après un revirement qui s'avérera définitif, et alors que les discriminations et violences raciales à l'encontre de travailleurs originaires des anciennes colonies françaises d'Afrique noire et du Maghreb se multiplient, une Marche pour l'égalité et contre le racisme – la fameuse « marche des Beurs » – est organisée, reliant Vénissieux à Paris. Le Parti socialiste, jusque-là très critique des mobilisations ouvrières d'immigrés – certains membres du gouvernement Mauroy dénonçaient même l'influence de « l'islam iranien » dans ces luttes – ne manquera pas de récupérer le mouvement, s'intéressant de fait à un électorat que les politiques ne prenaient alors pas vraiment en considération.« Symbolisé par le slogan Touche pas à mon pote, l'antiracisme social vire à l'antiracisme de spectacle, au sens debordien du terme, et dépolitisé. » – Kévin Boucaud-Victoire dans La Guerre des gauches
« Contrairement à l'électorat historique de la gauche, coalisé par les enjeux socio-économiques, cette France de demain est avant tout unifiée par ses valeurs culturelles, progressistes : elle veut le changement, elle est tolérante, ouverte, solidaire, optimiste, offensive. » – note de la fondation Terra Nova
En s'abandonnant à la « stratégie Terra Nova », le PS a dressé des barrières chimériques. En voulant réunir les minorités dans une majorité artificielle, il a ouvert la voie à une logique sans fin : chacun réclame une attention particulière, un droit particulier, et se sent bafoué lorsqu'une autre minorité obtient un droit qui ne va pas dans son sens. La guerre de tous contre tous, en somme. Au final, loin de former une « nouvelle coalition », la stratégie Terra Nova crée toujours plus de divisions et de rancœur.« Benoît Hamon n'est plus dans ce continuum historique de la citoyenneté nationale, ouverte et exigeante, qui accueille indifféremment de la couleur de peau, mais qui fait respecter l'histoire de France et ses principes. » – Jean-Philippe Mallé
En remplaçant les luttes sociales par les luttes identitaires, « la nouvelle gauche a continué à faire la promotion de la transgression des mœurs issue de la société disciplinaire, et a ainsi contribué à la légitimation du capitalisme néolibéral », avance le chercheur canadien Maxime Ouellet dans un article intitulé « Les "anneaux du serpent" du libéralisme culturel : Pour en finir avec la bonne conscience ».Penser combattre les inégalités sociales et économiques en se focalisant sur la lutte contre le sexisme, le racisme ou en défendant les jeunes envers et contre tout s'avère finalement contre-productif, allant dans le sens d'un triomphe absolu du libéralisme sous toutes ses formes. L'Américain Walter Benn Michaels ne prétendait pas autre chose dans son ouvrage La diversité contre l'égalité, paru en France en 2009 aux éditions Raisons d'agir. En effet, écrit-il, « les inégalités entre Blancs et non-Blancs – et entre hommes et femmes, hétéros et homos… – découlent avant tout de discriminations et de préjugés. Et, puisqu'elles procèdent du racisme et du sexisme, il suffirait, pour les éliminer, d'éradiquer le racisme et le sexisme. Mais les inégalités entre maîtres et serviteurs – et entre riches et pauvres, patrons et ouvriers – ne trouvent leur origine ni dans le racisme ni dans le sexisme ; elles résultent du capitalisme et du libéralisme. En matière d'inégalité économique, le racisme et le sexisme fonctionnent comme des systèmes de tri : ils ne génèrent pas l'inégalité elle-même, mais en répartissent les effets. Voilà pourquoi même la victoire la plus complète remportée sur le racisme et le sexisme ne comblerait pas le fossé entre les riches et les pauvres, elle modifierait simplement leur répartition par sexe, inclination sexuelle et couleur de peau. Une France où un plus grand nombre de Noirs seraient riches ne serait pas économiquement plus égalitaire, ce serait juste une France où le fossé entre les Noirs pauvres et les Noirs riches serait plus large. »L'Américain déplore, lui aussi, le renversement de l'ordre des priorités de la gauche depuis les années 1980 : « La lutte contre les discriminations, écrit-il, a remplacé la "rupture avec le capitalisme" en tête de l'agenda politique. Dès lors qu'il s'est souvent substitué au combat pour l'égalité (au lieu de s'y ajouter), l'engagement en faveur de la diversité a fragilisé les digues politiques qui contenaient la poussée libérale. La volonté d'en finir avec le racisme et le sexisme s'est révélée tout à fait compatible avec le libéralisme économique, alors que la volonté de réduire – a fortiori de combler – le fossé entre les riches et les pauvres ne l'est pas. » Loin de se limiter aux théories, Walter Benn Michaels appuie son argumentation sur un graphique qui met en évidence l'évolution de l'inégalité des revenus des ménages américains entre 1947 et 2005 : depuis le tournant libéral étasunien daté de la fin des années 1970, les inégalités n'ont cessé d'augmenter. Dénonçant une « parodie de justice sociale qui entérine l'élargissement du fossé économique entre riches et pauvres tant que les riches comptent (proportionnellement) autant de Noirs, de basanés et de Jaunes que de Blancs, autant de femmes que d'hommes, autant d'homosexuels que d'hétérosexuels », il enfonce le clou : la politique diversitaire « accepte les injustices générées par le capitalisme, […] et optimise même le système économique en distribuant les inégalités sans distinction d'origine ou de genre ». En un mot comme en cent : « La diversité n'est pas un moyen d'instaurer l'égalité ; c'est une méthode de gestion de l'inégalité. »Face à ces considérations, la gauche qui souhaite encore mener le combat de la justice sociale ferait mieux de s'alarmer. La défaite d'Hillary Clinton doit rester dans tous les esprits, au moment où l'extrême droite attise le conflit entre le travailleur pauvre de la France périphérique et le jeune au chômage ou au RSA des banlieues. Sans un projet qui s'adresse à tous les exclus du système – par-delà leurs origines, leur sexe ou leur âge – la gauche se prive de l'adhésion du plus grand nombre. Et court à sa perte.Suivez Ludivine sur Twitter.« La volonté d'en finir avec le racisme et le sexisme s'est révélée tout à fait compatible avec le libéralisme économique, alors que la volonté de réduire – a fortiori de combler – le fossé entre les riches et les pauvres ne l'est pas. » – Walter Benn Michaels dans La diversité contre l'égalité