Avec Jacqueline Jencquel, la femme qui a fixé la date de sa mort
Photos: Manuel Harrau pour Vice FR 

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militantisme

Avec Jacqueline Jencquel, la femme qui a fixé la date de sa mort

« Avec l’âge, la vie, ce n’est plus une vie… », confie celle qui a fait savoir qu’elle se suiciderait en janvier 2020.

En rendant publique, il y a quelques jours, sa décision d'en finir avec la vie en janvier 2020, Jacqueline Jencquel, 75 ans, a crée une belle polémique. Mais au-delà de ses déclarations fracassantes et de son goût de la provoc, elle est surtout une militante acharnée du droit de mourir dans la dignité. Et qui entend faire de son corps une arme politique - pour mieux dénoncer la façon dont notre société traite ses vieux.

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Alors, on est allé lui demandé jusqu'à quel point elle était sérieuse. Et on s'est fait un peu engueuler par cette grande dame déterminée. Et sans concession.

VICE : Vous avez annoncé avoir fixé la date de votre mort en janvier 2020. Et crée une belle polémique. Ce qui choque, c’est que vous n’êtes pas malade. Au fond, il vous reste pas mal d’années à vivre, non ?
Jacqueline Jencquel : D’abord, qu'est-ce qui vous permet de me vouvoyer ? C’est parce que je suis vieille, c'est ça ? Je préfère qu’on se tutoie. J’ai un petit copain de ton âge, tu sais. Et je vais te dire ce qui me dérange dans ta question : tu décrètes que j’ai l’air d’aller bien et que je ne souffre pas. Mais qu’est-ce que tu en sais ? Toi, tu n’as pas 75 ans, tu ne peux pas savoir ce que ça fait d’avoir mon âge et d’avoir mal partout. Je ne peux plus courir comme avant, je suis fatiguée plus vite, j’ai les vertèbres qui sont toutes tassées, mes gestes sont moins précis, je souffre d’ostéoporose… J’ai la tremblote, regarde. Ça ne voit pas encore mais, si, si, je t'assure, je tremble.

Ce qui choque, c’est que je ne suis pas agonisante. Parce qu’en France, pour être autorisé à mourir, il faut être à l’article de la mort et hurler sa souffrance. On a voté la loi Léonetti en 2005 pour empêcher l’acharnement thérapeutique et empêcher les euthanasies clandestines pratiquées dans beaucoup d’hôpitaux pour libérer des lits. Cette loi a été prolongée en 2016 pour permettre aux malades graves en phase terminale d’être « endormis » par des sédatifs. Tout cela dans le but d'abréger la souffrance avant la mort. Mais ça ne va pas assez loin. C’est une manière très hypocrite de ne pas aborder le problème de la fin de vie. Le discours, c’est : « Souffrez et on vous aidera à supporter jusqu’à ce que le corps s’arrête. » Et on doit se débrouiller avec ça !

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Mais comment pensez-vous que les proches vivent cette attente interminable de la mort ? Et comment le vit-on soi-même ? Et bien, moi, je n’ai pas envie d’en arriver là. Je ne veux pas enrichir les lobbies pharmaceutiques qui produisent des médicaments à prix d’or pour faire des chimiothérapies qui ne servent à rien ; ni contribuer à renforcer le marché de maisons de retraite cotées en Bourse.

Je n’ai pas envie qu’on décide pour moi si je suis apte à mourir ou non. Je ne suis plus une enfant, je sais ce que je veux.

On dirait que tu as surtout peur de vieillir…
Bien sûr que j’ai peur ! Ça ne te fait pas peur, à toi ? Je suis comme tout le monde : en déni de ma vieillesse. Et pourtant, ça y est, je suis en plein dedans. À trente ans, je me trouvais déjà vieille ! Et j’étais déjà effarée par la façon dont on traite les vieux dans nos sociétés. Franchement, est-ce que tu trouves que ce pays donne envie de vieillir ? Quand on voit les mouroirs pleins à craquer, les aides-soignantes en burn-out qui font des tentatives de suicide tellement qu'elles n’en peuvent plus de devoir traiter les vieux comme des animaux…

Et puis même quand t’as du fric, t’aurais envie d’emmerder tes enfants, d’être un poids pour eux, qu’ils s’inquiètent, qu’ils culpabilisent tout le temps ? J’ai deux fils qui habitent à l’étranger, l’un à Bali, l’autre à Berlin. Ils sont très gentils avec moi mais ils ont leur vie à eux, leur travail, leurs enfants à élever… J’ai pas envie qu’ils finissent par me coller une infirmière à domicile qui m’aidera à « faire ma toilette » et qui me parlera avec cette gaieté feinte qu’on réserve aux vieux, tu sais : « alors elle a bien dormi aujourd’hui ? Elle est allée à la selle ? ».

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Mieux vaut en rire. Je suis d’ailleurs pour qu’on dédramatise la mort, qui fait partie de la vie un après tout. C’est la religion qui a sacralisé la vie et fait de la mort un tabou suprême. Alors que, bon, on ne va pas se mentir : on est là par hasard, grâce à un coup de bite un peu plus vigoureux que les autres… Où est Dieu là-dedans ?

Tu dis ça, mais pour l’instant, tu t’éclates quand même : t’as un copain de 30 ans plus jeune que toi, une vie aisée, tu es sportive, tu voyages, tu as trois petits-enfants que tu adores… Pourquoi veux-tu en finir, alors que la vie t’a tellement gâtée ?
Mais parce que viendra forcément le moment où je ne serais plus en état de pouvoir vivre la vie que j’aime. Je ne veux pas attendre d’être sénile, avec des couches, sur un fauteuil roulant, pour me poser la question de partir dignement. Pour la plupart des gens, j’ai « de la chance ». J’ai encore « de belles années devant moi ». Je déteste ce genre de poncifs. Qui sont-ils pour juger ? Personne n’est dans mon corps ou dans ma tête.

Moi, je dis que la vieillesse est en elle-même une maladie incurable – à l’issue toujours fatale. Regarde-moi, j’ai l’air d’aller bien parce que je m’entretiens : je suis mince car je fais beaucoup de gym, j’ai fait tirer ma peau il y a dix ans pour que ça pende pas trop là, sur le menton, j’ai fait de l’hormonothérapie quand j’ai eu ma ménopause pour ne pas ressembler à un vieux mec sur le retour, je fais attention à mon look car j’ai pas envie de ressembler à une mamie du bus, vous savez, avec leur petit chien et leur choucroute mauve sur la tête. Bon, de loin, ça passe et on se dit : qu’est-ce qu’elle nous fait chier celle-là, avec ses envies de mort, alors qu’elle va très bien ! Oui, j’ai encore fait du parapente cet été… mais je sais que bientôt, je pourrai plus. J’adore faire du scooter avec mon mec, mais je vais bientôt devoir arrêter car ça me nique le dos.

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Sans compter tous les petites misères du quotidien : je ne peux plus me bourrer la gueule, parce que maintenant, au bout d’un verre, deux max, j’ai très mal à la tête. Pareil pour la bouffe : je peux plus manger ce que je veux, je digère mal, ensuite je dors mal. Tu vois, une fois, je me suis levée en plein milieu de la nuit pour aller faire pipi et je me suis pris une porte. Toi, tu t’en serais remise vite, ben moi je me suis ouvert le crâne, j’ai dû appeler les pompiers. Mes fils étaient fous d’inquiétude. La prochaine fois que je tombe, est-ce que j’arriverai à me relever ? Et si je m’évanouis, il se passera quoi ? C'est eux qui me retrouveront trois jours après, déshydratée ou morte, ou étouffée dans mon vomi ?

Écoute, il faut être raisonnable : à un moment, la vie, ce n’est plus une vie… Juste un simulacre de vie, un prolongement inutile, pesant et coûteux pour tout le monde. Qu’est-ce qui nous reste, au bout d’un moment ? Baiser ? Ça devient compliqué… Inspirer le désir et l'amour ? C'est mort…

Tu n’as pas peur qu’on te prenne pour une folle ou un clown ?
Je me fous complètement de passer pour une vieille conne égoïste ! Si j’ai décidé de médiatiser ma décision, ce n’est pas pour avoir mon quart d’heure warholien - comme j’ai lu sur Twitter. Je me fiche bien d’être célèbre, si tu savais. Tous ceux qui me connaissent savent que ça fait des années que je tiens le même discours. Je fais tout ce cirque médiatique pour faire avancer le débat sur le sujet du suicide assisté.

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J’ai été vice-présidente de l’association ADMD France pendant cinq ans et je participe à un groupe de travail de l’associationExit, en Suisse, pour essayer de faire passer dans la loi le « suicide de bilan », c’est-à-dire le droit de décider de mourir sans avoir de maladie incurable, à partir de 75 ans.

Toutes ces réflexions m’habitent depuis plus de trente ans. En 2006, lorsque j’habitais au Vénézuéla, j’avais déjà créé ma propre association pour l’autodétermination en fin de vie. Et puis, la question de la souffrance et de la mort est inscrite dans mon inconscient. Ma grand-mère est morte à 38 ans dans des souffrances atroces d’un cancer du sein non soigné. C’était en 1930, sous Staline, et il n’y avait pas de sédatifs pour soulager la douleur. Ma mère avait huit ans et elle n’a jamais oublié les cris terrifiants qu’elle poussait pour supplier son mari de l’achever. Tout de suite après, mon grand-père a fui la répression contre les intellectuels russes pour tenter de rejoindre la Chine, par Vladivostok et la Mandchourie. Je suis née en Chine et quand j’étais petite, à Saïgon, je voyais défiler des soldats estropiés par la guerre d’Indochine qui sautillaient sur leur tronc. J’entendais les gens dire : « Ils ont été sauvés ». Mais moi je me disais qu’il aurait mieux valu qu’ils meurent.

Plus tard, ma mère a lutté pendant trois ans contre un cancer du pancréas. Le chirurgien voulait l’opérer, à 74 ans ! Je suis entrée de force dans le bureau du médecin de service pour lui intimer l’ordre de stopper l’opération. Et puis j’ai ramené maman à la maison pour qu’elle finisse ses jours en paix. On n’opère pas quelqu’un de mourant ! Après c’est mon père qui a été atteint d’Alzheimer. Une maladie terrible. Je l’ai aussi accompagné jusqu’au bout. Tu vois, la mort, je l’ai pas mal regardé en face dans ma vie.

Tu ne crains pas qu’on t’assimile à ceux qui sont favorables à l’euthanasie active des vieux pour lutter contre le vieillissement de la population en occident ? Une sorte de « solution finale » soft comme dans Soleil Vert, de Richard Fleischer ?
Mais c’est n’importe quoi, ça ! L’euthanasie est légale aux Pays-Bas depuis 2001, en Belgique depuis 2002, et ça n’a pas provoqué un tsunami de suicides assistés non plus ! Quelques centaines de cas chaque année, guère plus. En France, il y a 200 000 tentatives de suicide tous les ans, dont la plupart échouent d’ailleurs, avec des conséquences dramatiques. Ce qu’on propose, c’est d’aider les gens à partir « en pleine conscience », lorsque leur décision est irrévocable. On est loin des théories fumeuses d’un complot anti-vieux.

Mais ce combat-là dépasse la plupart des gens parce que ça les renvoie à la perspective de leur fin. On n’est pas programmé pour ça. Et nous, les vieux, on nous prend pour des cons parce qu’on fait peur à tout le monde. Faudra-t-il faire un mai 1968 des vieux pour être enfin écoutés et pris au sérieux ?