« Si on était à l’époque de Jack Lang, ça aurait sûrement été différent. La maison aurait pu être classée au patrimoine culturel. Mais là, apparemment, c’est trop tôt. » C’est avec ces mots qu’Isabelle Warnier, ancienne compagne et manager de Pierre Henry, décédé à l’été 2017, nous accueille dans « sa maison de sons » pour la toute dernière visite réservée à la presse, avant que les innombrables archives qui la composent soient ensuite envoyées à la BNF, et qu’une reconstitution partielle soit envisagée à la Philharmonie.
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« Psyché Rock ? Une broutille »
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« Des gens s’enfermaient dans les toilettes »
De même que d’autres grandes figures de la musique savante française comme Pierre Schaeffer (dont il fut un temps le complice) ou Pierre Boulez (qui, comme Henry, fut également élève d’Olivier Messiaen), la musique de Pierre Henry passait largement au-dessus de la tête du grand public (souvenons-nous du navrant « Couscous Boulez » sorti par Ruquier lors de la mort du fondateur de l'IRCAM), tout en la révolutionnant de l’intérieur, en se saisissant de l’avant-garde pour l’imprimer durablement dans les rétines des vulgarisateurs qui allaient suivre.
Mais avec lui, la donne était sensiblement différente, lui dont la musique dégageait un émerveillement d'enfant, lequel s’empare également de nous lorsqu’on visite les lieux. Au fond de la cour, la gigantesque sonothèque de l’ancien maitre des lieux abrite d’innombrables banques de son, glanées au fil des années, et rangées avec un soin diligent. Dans la maison, aux côtés des fameuses peintures concrètes sont rangées des instruments de fortune, pièces rapportées, circuits imprimés au mur, bobines, ainsi que le vestige d’un piano préparé.
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Autant de pièces qui montrent que la maison a, avant tout, fait d’office d’instrument à part entière. Isabelle se souvient notamment de la fameuse tempête de 1999, lors de laquelle Pierre Henry se servit du paratonnerre pour capter les sons des éclairs et les faire passer à travers la maison - car évidemment, chaque pièce était sonorisée. Ce qui a poussé Henry à organiser quelques concerts particuliers. Au sous-sol, Isabelle indique : « Ici, le public s'installait pour tous les concerts. Chaque pièce avait 8 ou 10 hauts parleurs. Pierre diffusait de la musique dans l'ensemble de la maison depuis son studio au rez-de-chaussée, et les gens s'installaient ici. Ils se baladaient, ils changeaient de place. Sa chambre était un lieu privilégié, les gens aimaient bien s’installer sur son lit. Mais au bout d’un moment, il a arrêté de mettre des enceintes dans les toilettes, car parfois des gens s’enfermaient dedans. »
« Regarder un écran empêche l’écoute »
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Au rez-de-chaussée, dans le studio d’enregistrement au milieu duquel trônent la console et la table de mixage, Bernadette, qui « fait un peu de rangement » par là, se rappelle : « J’étais tout le temps à ses côtés. Au début, on était en tout analogique. Mais quand on a mélangé l'analogique et les D.A.T (pour Digital Audio Tape, soit l'ancêtre du numérique, NDLR), on faisait les montages, et ça pouvait prendre très, très longtemps. Pour certaines œuvres il y avait 9 magnétophones synchrones, donc il fallait synchroniser tous les sons, les choisir, trouver les bons magnétos, les bons synchronismes, et réécouter tout jusqu'à que Pierre soit tout à fait content. » Lorsqu’on l’interroge sur son rapport aux nouvelles technologies, ayant connu le passage de l’analogique au tout numérique, lui qui ne semblait pas réfractaire en soi, elle indique : « Pierre ne voulait pas entendre parler de ces logiciels qui synchronisent tout seul, car il ne voulait pas voir les ondes sur un écran. Il trouvait que ça le distrayait. Selon lui, le fait de voir le son détachait de l'écoute. »
Si Pierre Henry envisageait la musique d’une manière qui ne se fait plus, à la manière d'un artisan, son approche apparait aujourd’hui comme tout sauf obsolète. Aujourd'hui, un nombre toujours plus grandissant de musiciens électroniques ressent le besoin de se détacher des ordinateurs pour revenir vers quelque chose de l’ordre du toucher, ou montrent une volonté de plus en plus affichée de faire feu de tout bois. Grâce aux nouveaux apports technologiques, sampler un bruit de métro devient ainsi à la portée de tout le monde, et chacun de se réclamer de la musique concrète, consciemment ou non (coucou Jacques).
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Pierre Henry le faisait juste avant les autres. Et lorsqu’on écoute « Tokyo 2002 » dans la cuisine, on se rend compte à quel point son œuvre radicale était percluse de trouées psychédéliques, faisant état d’un jusqu’au-boutisme sans faille. Le 31 octobre prochain, la Gaîté Lyrique consacrera d’ailleurs un évènement hommage à Pierre Henry, « Pierre Henry est vivant », près de 50 ans après sa monumentale performance de 26 heures d’affilée dans ces mêmes lieux, conclue par « L'apocalypse de Jean ». À ce moment-là, Bernadette et Isabelle auront déjà remis les clés du 32, rue de Toul à son nouveau propriétaire, mais gageons que la musique de Pierre Henry, elle, ne restera pas hors-sol.
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