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Personne n’a besoin d’imprimante 3D pour fabriquer son propre flingue

Beaucoup d’amateurs d’armes à feu aiment se présenter comme des militants politiques. Aux États-Unis, les plus passionnés considèrent les Glock, AR-15 et autres Mosin-Nagant comme des signes extérieurs de droits bien exercés. La loi permet leur possession, voire leur port ; dès lors, soutiennent-ils, quiconque tente de limiter leur accessibilité ou leur dangerosité s’attaque aux libertés du citoyen. Et dans cette logique, rien ne saurait justifier un plus grand contrôle des armes à feu, pas même les fusillades de masse.

Cette logique libertaire permet à Cody Wilson, l’Américain qui souhaite diffuser des plans d’armes imprimables en 3D sur Internet par l’intermédiaire de son entreprise Defense Distributed, de rejeter toute responsabilité en cas de dérapage mortel de son projet. « La liberté, c’est ça, tonne-t-il dans une interview pour Esquire. Les gens qui veulent utiliser un livre ou un ordinateur ne sont pas présélectionnés. (…) Nous savons que de mauvaises personnes peuvent abuser de ces informations mais ce n’est pas une raison pour en limiter l’accès. » À l’en croire, son but est de protéger le Premier amendement de la Constitution des États-Unis, c’est-à-dire la liberté d’expression des Américains, en l’exploitant à fond — pas de mettre des armes dans toutes les mains.

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En juin dernier, le gouvernement des États-Unis s’est incliné face à Cody Wilson. Après un long affrontement judiciaire, il a reconnu que les plans d’armes à feu pour imprimante 3D étaient protégés par le Premier amendement en autorisant Defense Distributed à diffuser ses plans sur Internet à partir du 1er août. Une victoire pour le « crypto-anarchiste » mais un cauchemar pour les pro-contrôle des armes à feu, dont la riposte ne s’est pas fait attendre. Mardi 31 juillet, le juge fédéral de Seattle, Robert Lasnik, a ordonné la suspension temporaire de l’initiative après avoir été saisi par plusieurs procureurs fédéraux. Le magistrat souhaite se donner le temps de réexaminer le dossier « sur le fond ».

Cody Wilson a déjà annoncé qu’il porterait l’affaire devant la Cour suprême. Quelques heures avant le blocage de son projet, faisant cette fois référence au Deuxième amendement, il avait affirmé à CBS que « l’accès aux armes à feu [était] une dignité humaine fondamentale » et « un droit humain fondamental. »

Le projet, les déclarations et les motivations provocateurs de Cody Wilson, qui s’échine à promouvoir les armes imprimées en 3D depuis 2012, lui valent une large publicité. Son initiative a déclenché un mouvement de panique outre-Atlantique : « intraçables », « anonymes » car dépourvus de numéro de série et « indétectables » lorsqu’ils sont entièrement en plastique (auquel cas ils sont illégaux), les pistolets et composants de fusil d’assaut qu’il entend diffuser seraient une aubaine pour les criminels et les terroristes. Wilson, 30 ans, n’est pourtant pas le premier activiste à dégainer des armes à feu « fantômes » pour défendre des libertés, quelles qu’elles soient — en fait, les agitateurs libertaires dans son genre existaient longtemps avant les imprimantes 3D, et même bien loin des États-Unis.

Philip Luty, date inconnue. Source : The Home Gunsmith

Le père spirituel de Cody Wilson est Anglais. Jusqu’aux années 80, n’importe quel Britannique passant pour apte à utiliser une arme à feu auprès de la police locale et possédant une armoire blindée pouvait s’offrir un fusil d’assaut. Mais en 1988, après qu’un jeune homme schizophrène a tué 16 personnes dans la petite ville de Hungerford à l’aide d’une carabine M1 et d’une variante d’AK-47 acquises légalement, le Parlement du Royaume-Uni a amendé une loi de 1968 pour interdire la possession de fusils semi-automatiques et restreindre la possession de fusils à pompe d’une capacité supérieure à trois cartouches. Scandalisé, Philip Luty, un militant pro-armes à feu « sans concessions » du Yorkshire de l’Ouest, s’était alors contenté d’écrire des lettres de protestation à divers journaux et personnalités politiques. En vain.

En 1997, une nouvelle tuerie de masse déchire le pays. Un homme suspecté d’être pédophile assassine 16 enfants et un instituteur dans une école primaire ; c’est le massacre de Dunblane. Comme le massacre de Hungerford, il a été commis à l’aide d’armes acquises légalement, deux revolvers et deux pistolets. Le Parlement a réagi en votant deux nouveaux amendements interdisant presque complètement la possession d’armes de poing au Royaume-Uni. Luty s’en souvient dans un billet publié en 2002 sur son site officiel, The Home Gunsmith. Ayant étrillé le gouvernement, les médias et la police, d’après lui tous complices de l’interdiction, il se lamente : « D’un seul coup de crayon, l’un des droits les plus fondamentaux d’un peuple libre, celui de posséder et porter des armes, a cessé d’exister. » Quelques lignes plus bas, il trompette : « C’est à ce moment-là que j’ai décidé qu’il était temps d’agir. »

« Je choisis l’Internet libre, dès lors je choisis les armes. »

Philip Luty a d’abord pensé écrire « un livre académique rempli de faits et de statistiques » pour donner des « munitions » aux pro-armes à feu. Méfiant envers les chiffres, craignant d’ennuyer son public et soucieux de « secouer la mentalité anti-armes à feu jusqu’à lui inspirer quelque chose qui ressemblerait à de la logique humaine », il a finalement opté pour un autre genre d’ouvrage : un « Homemade Sub-Machine Gun Book », un livre expliquant comment fabriquer son propre pistolet-mitrailleur semi-automatique à l’aide d’outils et de matériaux disponibles dans n’importe quel magasin de bricolage. Sachant qu’il n’avait aucune formation d’ingénieur, le défi était osé.

Les motivations politiques du livre de Luty ont toujours été claires : « Si l’individu lambda pouvait construire sa propre mitraillette, (…) écrit-il sur son site, toute législation anti-armes à feu n’apparaîtrait-elle pas soudain comme ce qu’elle est vraiment, à savoir une mascarade transparente pour le « contrôle des armes à feu » derrière laquelle les grippe-flingues (« gun grabbers », une expression courante chez les pro-armes à feu, ndt) tentent de se cacher ? » Comme Cody Wilson aujourd’hui, l’Anglais jurait qu’il voulait protéger la liberté — celle d’avoir une arme, d’exprimer ses opinions, de diffuser des informations potentiellement dangereuses, qu’importe. Il ne pouvait ignorer que son projet allait lui apporter des ennuis. Mais après tout, si les autorités venaient le faire taire, n’aurait-il pas prouvé que le gouvernement était bel et bien liberticide ?

Détail de la page de garde de Homemade Expedient Firearms

À en croire son site officiel, Luty a achevé son livre en six mois. Intitulé Expedient Homemade Firearms, il explique en 80 pages comment construire un pistolet-mitrailleur semi-automatique de calibre 9mm et son chargeur de 18 coups pour un montant dérisoire. Pas besoin de talent ou de connaissances particuliers : de tous les outils nécessaires, le plus perfectionné est la perceuse à colonne. « Une fois terminée, la mitraillette était raisonnablement légère et compacte, écrit l’Anglais. Tous les composants utilisés dans la construction étaient des produits standards qui n’éveilleraient aucun soupçon à l’achat ou au stockage. » Comme tant d’autres ouvrages du genre, Expedient Homemade Firearms est toujours disponible sur Amazon et un peu partout sur Internet.

Les conséquences légales du travail de Philip Luty ont été lourdes. Ian McCollum, le créateur du site Forgotten Weapons, rapporte que l’Anglais a été arrêté dès 1998 alors qu’il testait sa création. La police n’a pas dû mener une grande enquête pour l’attraper ; fidèle à son argumentaire, l’activiste avait signé son livre de son nom et le promouvait activement. Condamné à cinq ans de prison par un tribunal ayant prouvé que sa pétoire artisanale fonctionnait bien, l’activiste a purgé toute sa peine — ce qui ne l’a pas calmé pour autant. En 2004, il a rédigé et publié deux ouvrages supplémentaires : l’un propose un nouveau design de pistolet mitrailleur, l’autre une méthode de production de munitions artisanales. Sans surprise, Luty a été arrêté une deuxième fois en 2005 puis libéré après interrogatoire. En 2009, après sa troisième arrestation, il a été inculpé en vertu du Terrorism Act 2000 pour « création d’un recueil d’informations susceptible d’être utile à une personne commettant ou préparant un acte terroriste », entre autres. Son procès n’a jamais eu lieu : Philip Luty est mort en 2011, emporté par un cancer à 46 ans.

En dépit des décennies et des milliers de kilomètres qui les séparent, les extrémistes Luty et Wilson partagent la même conviction : posséder ou pouvoir fabriquer des armes à feu est un droit fondamental car il permet au citoyen de rester fort face à son gouvernement. « Le gouvernement savait que si le peuple possédait des armes à feu, tout le pouvoir serait entre les mains du peuple — ce qui doit être évité à tout prix », assure l’Anglais en introduction de Homemade Expedient Firerarms. Moins frontal, l’Américain est souvent peu clair quand vient le moment d’expliquer ses motivations. En 2013, il a néanmoins déclaré au magazine d’art et de design Domus : « Cette bataille va être celle du contrôle contre la liberté — l’état totalitaire, centralisateur, imposant, contre la dispersion et le pouvoir distribué. » Ce n’est pas une affaire d’armes, c’est une affaire d’information, martèle-t-il. « Ils veulent me faire choisir entre un monde avec des armes ou un monde avec un Internet contrôlé, et je choisis l’Internet libre, dès lors je choisis les armes. » Et avec Sandy Hook, Virginia Tech et Las Vegas, encore et encore.

https://www.youtube.com/watch?v=DconsfGsXyA

Sébastien Wesolowski est sur Twitter.