On est en fin d’après-midi quand je pose le pied à Krasny Yar, un village de la région de Primorié, en Extrême-Orient russe, près de la Corée du Nord et du Japon. Ce jour-là, les températures ont chuté aussi vite que le soleil s’est couché. On n’est que trois hommes dans le bus et, dès notre arrivée, les deux autres sont accueillis par leurs proches et partent avec. De mon côté, je dois retrouver mon guide qui m’avait dit de m’arrêter « à la maison après le pont ».
Le chauffeur du bus a compris que je cherchais quelqu’un et, quand je lui dis que j’ai rendez-vous avec Yura, il sort son téléphone et l’appelle. Deux minutes plus tard, Yura, vêtu d’un épais manteau marron, de bottes de neige et d’un chapeau de trappeur, arrive en motoneige. « Bienvenue à Krasny Yar ! Monte, on y va », me lance le jeune homme, avant de m’emmener sur la route, sous un ciel bleu-violet limpide.
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Yura est un Oudihé – ou Udège – de 30 ans. Il a grandi ici, à Krasny Yar. Sous son visage peu expressif, il se révèle être un homme sympathique, très curieux d’en apprendre plus sur moi et faisant de son mieux pour me mettre à l’aise. Après une courte période d’études artistiques, il est devenu sculpteur d’os dans sa ville natale. Comme il parle anglais, il accueille parfois les touristes et les étranger·es de passage. Sa maison, semblable aux autres du village, est faite de bois ; très simple, chaleureuse et confortable. Il habite juste à côté de celle de ses parents. Ce soir-là, on mange avec eux. On échange sur nos cultures respectives en partageant des ravioles au bœuf et des verres de vodka.
Les Oudihé·es sont l’une des 40 tribus indigènes encore présentes sur l’ensemble du territoire russe. La plupart de ces communautés vivent en Sibérie ou dans la région de l’Extrême-Orient, qui représente un tiers du territoire russe. Comme d’autres tribus, les Oudihé·es sont confronté·es à de nouveaux défis pour la préservation de leur patrimoine culturel. Aujourd’hui, le peuple compte environ 1 600 individus dans le monde, principalement en Russie, en Chine, en Ukraine et aux États-Unis – dont 500 à Krasny Yar, berceau de la communauté.
Cette tribu a toujours vécu entourée de la forêt de la taïga, qu’elle considère comme sa maison. Descendant d’ancêtres nomades, ce peuple s’est toujours déplacé le long de la rivière Bikine, dans la vaste taïga, pour établir des campements temporaires en fonction de la saison de chasse. « Au début de l’ère soviétique, on a découvert une nouvelle société qui voulait l’unité de toutes les communautés locales, raconte Yura. En quelques années, notre peuple s’est sédentarisé, a commencé à construire des maisons et a appris le russe. »
Après l’effondrement du bloc de l’Est, les habitant·es de l’Extrême-Orient ont été livré·es à eux-mêmes et les communautés autochtones se sont senties abandonnées. « À l’époque, l’URSS c’était formidable pour nous, on était prospères et on avait plus d’opportunités », affirme Vladimir, 73 ans, ébéniste à Krasny Yar. Dans les années 1970, Vladimir était professeur de mathématiques et de physique à Luchegorsk, à 150 kilomètres de d’ici – une ville dont on devait l’attrait à son charbon pendant l’époque soviétique. Lorsque l’URSS a été démantelée, la ville est devenue tout de suite moins intéressante. C’est pourquoi, dans les années 1990, Vladimir a décidé de retourner dans son village natal pour y travailler le bois et créer des œuvres d’art en rapport avec sa culture d’origine.
L’ébéniste m’a invité chez lui pour me montrer ses œuvres et son atelier, situé dans une petite cabane, à l’extérieur de sa maison. On est assis à la table de sa cuisine, on partage une tasse de thé avec une épice locale de son jardin et il commence à me parler de ce qu’il fait : « La plupart de ces petites sculptures sont des décorations ou des porte-bonheur. J’ai aussi des pièces plus grandes dans mon atelier que je vends aux gens du village. »
Même si Vladimir regrette la période de l’URSS, il est heureux d’être revenu dans sa ville natale pour y travailler le bois et créer des sculptures liées à son identité. « C’est une façon de faire vivre notre culture, ajoute-t-il. Aujourd’hui, notre président ne se préoccupe plus de nous, ce qui pousse la jeune génération à quitter le village pour aller chercher de meilleures opportunités ailleurs. Et je les comprends. »
Lorsque le temps le permet, Yura emmène des enfants du village faire du ski avec des huskies dans la nature. Il possède un élevage pour le traîneau ainsi que pour le ski. Chaque enfant chausse ses skis et choisit un chien pour se faire tirer sur la neige. « Les enfants adorent cette activité en hiver, ils s’amusent tout en faisant de l’exercice, explique-t-il. J’en profite généralement pour leur apprendre quelques mots en oudihé, parce que les cours sont désormais tous donnés en russe. Notre langue maternelle est en train de disparaître et la jeune génération a tendance à oublier ses racines en grandissant. C’est pas grand-chose, mais c’est pour leur rappeler la langue de nos ancêtres. »
Selon un recensement effectué en 2010, 62 personnes déclaraient pouvoir communiquer en oudihé. Yura ne peut pas communiquer pleinement dans cette langue, mais il la maîtrise suffisamment pour enseigner les bases aux enfants. Il est bien conscient que le dialecte ne sera pas très utile pour l’avenir des plus jeunes, mais c’est un héritage culturel qu’il est prêt à transmettre pour éviter qu’il ne disparaisse totalement.
Après une heure de glisse à travers la taïga et la rivière Bikine gelée, je me rends chez les parents de Yura et sa petite sœur, Valeria, 11 ans, qui se précipite vers moi malgré sa timidité. Elle demande à son frère si je peux lui apprendre quelques mots d’anglais. Elle me montre sa chambre et écrit une phrase en russe sur le tableau blanc accroché au mur. Avec l’aide de Google translate, elle m’explique qu’elle veut que j’apprenne le russe pendant que je lui enseigne l’anglais.
La jeune fille, curieuse, me dit qu’elle veut devenir médecin quand elle sera plus grande. Elle sait déjà qu’elle devra quitter sa ville natale, peut-être même le pays, pour réaliser son rêve, comme sa sœur aînée partie s’installer à Shanghai.
Contrairement à d’autres personnes de son âge, Yura a décidé de rester à Krasny Yar. « J’y suis en paix et entouré d’une nature magnifique, dit-il. Beaucoup de mes amis de l’école ont quitté le village il y a des années pour poursuivre leur carrière. Même si ça participe à la menace de notre culture, je peux les comprendre. Il n’y a pas beaucoup d’opportunités pour les jeunes adultes ici. » Yura gagne sa vie en sculptant des os. Les chasseurs lui donnent des morceaux de gibier et, après en avoir extirpé la carcasse, il les fait bouillir pendant des heures pour qu’ils soient prêts à être sculptés. Son atelier, situé dans une petite cabane à côté de sa maison, est rempli d’ossements et d’outils.
« C’est un travail important, remet-il. Il m’a fallu six mois pour sculpter tous les signes et illustrations sur ces bois. Maintenant, je les perfectionne pour l’exposition. Je veux montrer une sculpture propre et impeccable pour notre musée, pour montrer que le travail manuel des Oudihé·es est encore remarquable. » Yura, très enthousiaste à propos de sa création, m’explique quelques gravures traditionnelles : « L’ours représente la femme oudihée et le tigre est pour l’homme oudihé. Là, j’ai gravé une empreinte de tigre qui porte chance. »
Le lendemain, je demande à Yura si c’est possible d’aller visiter le musée du village. Yura passe un coup de fil et me dit : « On y va dans une heure, ils vont ouvrir pour toi. » C’est une grande maison en bois, rien n’indique qu’il s’agit d’un musée.
À l’intérieur, deux femmes nous accueillent. Le bâtiment ne comporte que deux salles. Dans la première, il y a surtout des livres, des peintures et des cartes. Dans l’autre pièce, de nombreux objets, des outils, des fourrures, des vêtements traditionnels et la reconstitution d’une hutte. L’une des femmes, Polina, m’explique l’utilisation de la plupart des objets exposés dans le musée. Elle est heureuse qu’il y ait un endroit où rassembler l’essence du patrimoine culturel oudihé : « Je sais que notre culture est en danger, il est important pour nous, en tant que musée local, de maintenir autant que possible une partie de notre patrimoine culturel. »
Sur le chemin du retour, je ne peux m’empêcher de remarquer tous ces troncs d’arbres devant ou dans l’arrière-cour des maisons de Krasny Yar. Dans un soupir, Yura explique que les habitant·es coupent les arbres de la taïga pour les vendre aux scieries situées à l’extérieur du village. « Au cours des vingt dernières années, c’était un moyen de gagner de l’argent pour nous, au détriment de notre forêt, admet-il. Ces derniers temps, de nombreuses nouvelles industries s’installent dans la région et tentent de tirer profit de nos ressources naturelles. Ce n’est pas seulement notre culture qui est en jeu, c’est aussi notre écosystème qui est menacé. » Pour une communauté qui dépend largement de la nature, il est devenu encore plus compliqué de vivre décemment dans sa ville. « En détruisant la forêt, les gens ne comprennent pas forcément que ça a un impact sur l’habitat naturel de la faune, poursuit-il. Ensuite, les chasseurs ont moins d’animaux à chasser et doivent s’éloigner pendant des jours. »
Outre le fait que la population locale contribue à la déforestation de ses propres terres, les industries sont désormais impliquées dans l’exploitation illégale du bois. Selon une étude menée par WWF en 2013, 60 hectares de forêt ont été exploités, alors que seuls 14 hectares sont autorisés par la réglementation. Bien que le peuple oudihé tente également de vivre de l’exploitation du bois, beaucoup se battent pour une meilleure conservation de leurs terres. Cette situation a créé des tensions entre les industries et les communautés indigènes de la région de l’Extrême-Orient russe.
Galina, la mère de Yura, fait de son mieux pour remédier à la situation. Cette femme de 55 ans est très investie au sein de la communauté. Galina a décidé d’agir pour la conservation de la forêt en plantant des graines de pin et de cèdre dans la nature, grâce au programme Far East Hectare, lancé par le gouvernement russe, qui permet à toute famille de posséder un hectare dans la région de l’Extrême-Orient pour son usage personnel. Le gouvernement a lancé le projet il y a six ans et une simple demande en ligne est nécessaire pour obtenir l’hectare. Galina a demandé à bénéficier du programme il y a quelques mois et a eu l’idée de planter de nouveaux arbres. Sa fille, Valeria, l’aide à préparer les graines pour le printemps qui s’annonce.
Après une semaine passée avec Yura et sa famille, je retourne à Vladivostok, la capitale de la région. J’étais censé rester un peu plus longtemps, mais la guerre entre l’Ukraine et la Russie vient de commencer et le gouvernement français a demandé aux citoyen·nes de rentrer au plus vite.
Je ne sais pas si je reverrai un jour Yura et ses proches mais j’essaye malgré tout de rester en contact avec la famille, et planifier un jour la suite de ce voyage, même si la situation actuelle ne le permet pas encore.