Quand l'art de la céramique s'invite à la table des grands restaurants

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Quand l'art de la céramique s'invite à la table des grands restaurants

Ciao les assiettes blanches : depuis son petit atelier de Copenhague, Magdalena Kałużne invente une vaisselle artisanale et sur-mesure pour les meilleurs restaurants de la ville.
Sarah Buthmann

Toutes les photos sont de Sarah Buthmann

À quand remonte la dernière fois que l'on vous a servi un plat dans une assiette blanche ?

À Copenhague – une ville qui accueille aujourd'hui parmi les meilleures tables au monde –, les services de vaisselle sur mesure sont en train de devenir la norme. De plus en plus de chefs font appel à des céramistes et envisagent avec eux des objets en adéquation avec leur cuisine et l'image de leur restaurant.

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À tout juste 23 ans, Magdalena Kałużne est une jeune céramiste polonaise qui fait son trou dans la capitale danoise. Depuis qu'elle a ouvert sa boutique, il y a un peu moins d'un an, la liste des restaurants qui font appel à ses services ne cesse de s'agrandir – parmi eux, quelques endroits très courus comme le 108, Relæ et le Coffee Collective.

Relativement tôt ce samedi matin, Magdalena m'a filé rencard dans son atelier. À l'autre bout de la pièce, son copain et associé Michał Włodarek (chef au restaurant Mielke & Hurtigkarl), est en train de préparer du café et de couper du pain. « Magda » est timide et parle d'une voix calme et douce. Derrière les mèches de cheveux blonds qui masquent son visage, on arrive parfois à découvrir un sourire tendre. Tête baissée, l'air occupé, elle est concentrée sur son travail mais sait rester incroyablement présente. Dans l'espace, ses mains aux contours rugueux évoluent de manière très délicate mais restent marquées par les traces de son travail acharné.

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« Quand je vois mes assiettes servir dans des restaurants, ça me rend nerveuse, me confie Magda avec un petit sourire. Je connais chacune d'entre elles. Je me rappelle précisément quand et comment je les ai faites. Je n'arrête pas de me dire : '' Ah oui, c'est celle qui a un éclat un peu différent. C'est celle qui n'est pas complètement parfaite.'' »

La première fois qu'elle a bossé pour quelqu'un, c'était avec la pro des baristas finlandaise, Mikaela Wallgreen, qui officie au Coffee Collective. Mikaela cherchait une tasse qui aurait à la fois la bonne sensation en bouche, le bon volume et les bonnes formes pour l'utiliser à la Finnish Brewers' Cup de 2015. Magda venait tout juste de terminer son apprentissage à Uh la la sous la coupe de Julie Bonde Bülck – une céramiste reconnue qui, avant de monter son propre atelier a travaillé comme désigner au Royal Copenhagen : design department.

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À l'époque, Magda rêvait de créer son propre studio et Mikaela ne parvenait pas à trouver de tasse adaptée dans le commerce – c'était win-win pour toutes les deux. « Évidemment, j'essaie de préserver ma sensibilité. Les meilleures collaborations, c'est quand ma vision et celle du client fusionnent et que nous sommes sur la même longueur d'onde, m'explique Magda. Il y a tellement de choses que j'aimerais faire dans mon boulot. J'adore créer un projet avec un autre professionnel, comme un chef, et découvrir son univers. »

Sarah Buthmann

Alors bien sûr, dans le monde des restaurants, les assiettes sur mesure existaient avant Magda, mais leur qualité a beaucoup évolué. Dans les restaurants français à l'ancienne, où les chefs étaient brutaux et la chaleur insupportable, la casse était quelque chose d'assez fréquent – soit les assiettes finissaient balancées contre le mur dans un accès de rage, soit elles tombaient des mains de serveurs maladroits. Les assiettes étaient des objets sans valeur, un produit générique et produit en masse ; en gros, des récipients pour transporter la nourriture de la cuisine à la table des clients, comme dans le service à la russe. Si vous allez manger chez Paul Bocuse à l'Auberge du Pont de Collonges du côté de Lyon, vous serez servis dans les vestiges de cette époque : les assiettes blanches, rebords bleus et blancs, plutôt épouvantables, sont marquées des initiales du chef, « PB », et donnent à voir tantôt des illustrations de poisson, de homard et de lapin, en fonction de ce que vous allez manger – une vaisselle d'un autre temps, hyper en décalage avec ce qui se fait aujourd'hui.

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Car de nos jours, un petit tour sur Instagram en utilisant les bons hashtags et on se retrouve embarqués dans un tourbillon jouissif de photos de « céramique porn ». Dans ce milieu très fermé, il existe un artiste connu pour son physique de beau gosse et ses bras musclés, il y a ceux qui font des petites choses assez jolies dans un genre plus girly et ceux qui sont reconnus pour les formes uniques qu'ils donnent à leurs créations. Longtemps, on a vu la céramique et la céramique comme autant d'hobbys échappatoires pour mecs-en-pleine-crise-existentielle ; aujourd'hui, on est revenu à l'appréhender comme un savoir-faire très recherché qui a plutôt la côte. Les gens vont voir des céramistes comme ils iraient chez le coiffeur, en leur montrant des images d'assiettes qu'ils ont vu dans des restaurants et qu'ils ont adoré et demandent qu'on leur reproduise la même chose.

Sarah Buthmann

Ici au Danemark, c'est Noma, en bon leader d'opinion, qui a montré le chemin de l'argile : exit les nappes et les assiettes blanches un peu cheap, place à la vaisselle en grès qui a fait sa renommée. Ces fameuses assiettes plus rugueuses et plus organiques – qu'un nombre incalculable de restaurants a cherché à copier depuis– , ont été créées en collaboration avec Aage et Kasper Würtz, père et fils, des céramistes originaires de Horsens. « Je ne me souviens plus vraiment à quel moment la tendance a démarré, me dit Jonathan Tam, le nouveau chef de Relæ. Quand j'ai commencé au Noma en 2007, on utilisait encore des assiettes blanches qui sortaient d'usines. »

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Le restaurant Relæ, quant à lui, n'a jamais utilisé d'assiettes blanches et depuis peu, Jonathan Tam travaille étroitement avec Magda : « Nous commencerons à utiliser ses assiettes pour notre prochain menu. Elle est très ouverte d'esprit et fait vraiment attention à ce que je veux en termes de fonctionnalité et de design pour ma vaisselle. »

En 2014, une fois diplôme de beaux-arts en poche, Magda a quitté la ville où elle a grandi et l'énorme élevage familial de dindes de Gałązki Wielkie, en Pologne, pour vivre de son art à Copenhague. Son travail, très rigoureux, nécessite d'effectuer une série d'étapes très méticuleuses pour parvenir au produit fini. Elle profite du fait que je suis en train de feuilleter son carnet de croquis pour me montrer le déroulement de son procédé créatif : d'abord un gribouillage, puis un vrai croquis, puis un modèle factice en plâtre et enfin, un prototype en argile.

On commence par cuire l'assiette à 1 000 °C pendant 8 heures. On la laisse ensuite reposer pendant un jour et une nuit, puis on la cuit à nouveau à 1 250 °C, 1 260 °C, pendant 9 heures et on la laisse reposer pendant un jour et une nuit à nouveau. Faire une assiette prend à peu près 7 jours, en travaillant non-stop. Magda m'explique qu'elle doit toujours compter 3 cm en plus sur toutes les pièces qu'elle crée car « la chaleur du four à poterie fait rétrécir l'argile ». Comme pour m'aider à visualiser la différence, elle me montre un modèle « avant le four » et un « après four ».

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Sarah Buthmann

Magda a emménagé dans son atelier de Baldersgade en novembre dernièr et elle ne s'est pas arrêtée de bosser depuis. Elle organise des réunions hebdomadaires avec des chefs avec qui elle collabore : « Il y a souvent pas mal de changement en cours de route. Ni le chef ni moi ne pouvons dire au début du projet si un type d'assiette, une couleur ou une surface marchera vraiment une fois sur les tables. »

« Les détails sont très importants et le chef doit être content. Parfois, c'est juste un sentiment, l'impression que les prototypes de tasses, d'assiettes ou les bols n'iront pas avec le reste des éléments de la salle. Et ça, on peut seulement s'en rendre compte une fois qu'on les a essayés au restaurant deux trois fois. »

Pendant que nous finissons notre petit déj, Magda est en train de se préparer pour son rendez-vous avec Jonathan Tam du Relæ. « Magda vient nous voir dès qu'un modèle est prêt pour savoir ce que l'on en pense, me confie plus tard Jonathan. Il y a eu des fois où l'assiette était encore chaude, juste sortie du four à poterie. C'est comme avoir un pain qui sort du four ! »

Et les chefs adorent les petites imperfections. « Même si nous commandons un certain nombre d'assiettes identiques, chacune d'entre elles a sa particularité, poursuit-il. Chaque assiette a son propre caractère et est le résultat d'un travail d'artisan. Le talent et le style du céramiste se dévoilent dans chacune des pièces. »

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Deux heures plus tard, le petit-déjeuner est terminé et la journée est sur le point de commencer et je me dis que je resterais bien dans l'atelier de Magda : on s'y sent bien et c'est chaleureux – même quand le four à poterie rejette de la chaleur avec la force de 5 saunas réunis. « J'aimerais beaucoup avoir un plus grand studio avec de grandes fenêtres, dit Magda. Je veux que les gens qui viennent puissent apprécier l'espace. Et puis on a envie d'organiser des événements pop-ups avec Michal. »

Elle ne sait pas que, pour la première fois depuis des semaines, je me suis senti détendue en restant là, entourée de poussière blanche, d'assiettes, de bols et de tasses pour certains encore en cours d'élaboration, pour d'autres achevés. J'imagine que j'ai dû goûter sans m'en apercevoir au pouvoir thérapeutique de la poterie.