Dernier train ivre pour Moscou : une histoire de l'apéro dans les trains russes
All photos by Jo Turner.

FYI.

This story is over 5 years old.

Food

Dernier train ivre pour Moscou : une histoire de l'apéro dans les trains russes

Au pays de la vodka, on n'est pas à un paradoxe près : l'alcool fort est plus ou moins banni de tous les trains. Mais ça ne veut pas dire que personne ne picole.

Le meilleur bar de tout le Kazakhstan roule à 100 km/h. Il s'agit du troisième wagon en partant de l'arrière du train 003XA qui va d'Almaty à Astana. C'est ici que les passagers – en majorité des hommes – se donnent rendez-vous pour picoler de la vodka et de la bière bon marché. L'occasion de faire connaissance, de partager un casse-dalle, de s'assurer que son verre ne reste jamais vide trop longtemps et surtout, de passer un bon moment de convivialité. La preuve, mon voisin vient de me mettre un coup de boule, mais c'est OK : c'est juste parce qu'on est devenus potes.

Publicité

Dehors, il neige et la température atteint les -10 °C. Dans ce petit wagon bar, l'ambiance est tropicale. Les gens sortent dans l'espace interwagon pour prendre l'air, fumer et soulager leur vessie. En fait, tout le monde devrait venir visiter le Kazakhstan. Ne serait-ce que pour l'expérience incroyable de ses wagons bar – c'est une expérience incroyable.

Si seulement tout le reste de l'ancien Empire Soviétique pouvait ressembler à ça. Mais un grand malheur s'est récemment abattu sur toute la Russie – cette terre infusée de vodka, la mère de Staline, de Catherine et d'Ivan le Terrible, ma muse lors de mes délires alcooliques : la vodka est désormais interdite dans les trains.

russiantraindrinking_murmansk-6

La gare de Murmansk, Russie. Toutes les photos sont de Jo Turner.

Mais cela n'a pas toujours été le cas. La Russie a déjà été soumise par deux fois à la Prohibition : durant la Première Guerre Mondiale et à la fin des années quatre-vingt. Et à chaque fois, le gouvernement en place a été renversé. Depuis quelque temps, le gouvernement Russe contrôle de plus en plus la consommation d'alcool.

Quand les rênes du pouvoir sont passées du très-porté-sur-la-bibine Boris Yeltsin au capitaine-sobre Vladimir Poutine, le message politique a changé et il s'agit depuis de casser cette image dégradante qui voudrait que la Russie soit un pays un peu trop penché sur l'alcool. Dont acte. En 2013, le pays a classé la bière dans la catégorie des boissons alcoolisées – ce qui ne choquera personne si ce n'est l'ensemble des Russes, pour qui la bière était autant un alcool que le cheeseburger un plat à base de fromage. Comprendre : il y a tellement peu d'alcool dans une bière que ça ne compte pas vraiment.

Publicité

Mais ça, je ne le savais pas. Après mon passage éclair par le Kazakhstan, j'espérais bien atteindre les mêmes sommets de débauche une fois arrivé en Russie. Tous mes amis qui avaient pris le Transsibérien – le train à bord duquel je me trouvais – me l'avaient dit : en Russie, les voyages sur rails regorgent forcément d'histoires toutes plus éthyliques les unes que les autres.

« On a bien bu », croit se rappeler Russ Young, un ami à moi de 34 ans qui vit au Royaume-Uni. À l'époque de son voyage, en 2006, il était prof d'anglais en Corée du Sud et il se rendait en Allemagne pour la Coupe du monde de foot.

russiantraindrinking_astana-1

Des passagers bourrés (l'auteur est au milieu en bas) à bord du train pour Astana, Kazakhstan.

« Mais j'ai un peu trop abusé sur la vodka et je suis tombé de ma couchette. J'ai atterri sur la table en bas, qui avait une plaque de verre par-dessus. Par chance je n'ai rien eu mais j'ai salement amoché la table, il y avait du verre cassé partout ». On l'a ensuite prévenu que s'il continuait à boire, on allait le virer du train à la prochaine gare.

Mon ami photographe Martyn Thompson – âgé lui aussi de 34 ans et qui vit au Royaume-Uni – a connu également l'expérience du train vodka, en 2008.

« Oui, on a bu. Il n'y avait pas grand-chose d'autre à faire dans ce train, donc on buvait souvent. On a croisé un type qui n'arrêtait pas de commander des pichets de vodka pour notre table. Il ne parlait pas un mot d'anglais et nous ne parlions pas plus russe donc on a commencé à communiquer par dessins, comme au Pictionary ».

Publicité

Pour expliquer qu'il était prof, Martyn a dessiné une salle de classe. En retour, l'inconnu a dessiné un gun et il a fait semblant de le pointer sur eux. Ambiance.

russiantraindrinking_astana-5

Un apéro dans le train d'Astana.

Mais aujourd'hui, tout cela est de l'histoire ancienne. Le wagon-restaurant, s'il y en a un, n'est plus que l'ombre de ce qu'il a pu être. En général, on y sert toujours du vin et de la bière, mais pas nécessairement. Si vous avez de la chance, vous pouvez tomber sur un cheminot qui vous filera des bouteilles sous le manteau. Mais n'y croyez pas trop.

La première partie de notre voyage reliait la ville d'Astana, au Kazakhstan, à Moscou : soixante heures dans un tortillard devant affronter la neige et le froid avec pour seules distractions quelques livres, nos ordinateurs et les six heures de soleil par jour. Pendant les premières vingt-quatre heures du voyage, les couchettes du haut de notre compartiment étaient libres et on était plutôt à l'aise.

Au bout d'un moment, je me suis décidé à aller à la rencontre du provodnik, c'est-à-dire le petit chef en charge du wagon – des fonctionnaires qui, en général, ont une très haute estime d'eux-mêmes. J'ai imité quelqu'un qui mange et qui boit pour savoir s'il existait un quelconque type de wagon bar ou wagon-restaurant. Pour seule réponse, il a simplement bougé la tête de droite à gauche en prononçant un très net : « Niet. »

« Niet » ? Vraiment ? Soixante heures bloqué dans un train et pas un endroit pour boire ni manger ? Pour me rassurer, je me suis dit qu'ils allaient sûrement ajouter un wagon bar une fois la frontière passée. D'ici là, il nous restait une bouteille de vin, quelques paquets de nouilles chinoises et des chips.

Publicité

À notre réveil, le lendemain matin, nous avions passé la frontière et toujours pas de wagon pour se sustenter. Parfois, quand le train s'arrêtait en gare, on avait juste le temps de sortir du train pour acheter des saucisses, du pain et des champignons en conserve dégueulasses. Mais toujours nulle part où acheter de la bière ou de la vodka. On a donc mangé ce qu'on avait et on a bu du thé tout en rêvant de bouteilles d'alcool en verre.

On a réalisé que c'était complètement interdit quand la police ferroviaire a débarqué dans notre train. En voyant ma canette, ils m'ont demandé de la finir et de la jeter sur le champs.

Ce n'est qu'avec l'arrivée de notre premier compagnon de compartiment qu'on a été enfin mis au parfum. Il est monté à bord sans nous adresser la parole et puis, au bout de trente minutes, j'ai entendu le doux son d'une canette de bière qui s'ouvre dans sa direction. Renaissant à la vie, je me suis tourné vers lui. « Où ? » ai-je réussi à demander.

Il a alors pointé du doigt la cabine du provodnik et je me suis précipité à sa porte pour lui demander du mieux que je pouvais : « Bière ? Bière ? Bière ? » Oui, le type avait ça. Il s'était bien gardé de m'en proposer quand je lui avais demandé la direction du wagon bar avec l'air du mec qui meurt de soif. Cachés sous sa couchette, plein de packs de bière. J'ai pu monnayer une cannette pour moi ainsi qu'une pour madame.

All photos by Jo Turner.

La fameuse vodka Parlament.

On a fini par faire des allers-retours jusqu'au provodnik en quête de bière toute la journée. À ce moment-là, je me disais que c'était tout à fait légal vu que personne ne s'en cachait. En fait, on a réalisé que c'était complètement interdit quand la police ferroviaire a débarqué dans notre train. En voyant ma canette, ils m'ont demandé de la finir et de la jeter sur le champs.

Publicité

On a fini par comprendre qu'on pouvait aussi choper de la vodka et du brandy (qu'ils appellent tous « cognac » même si celui-là ne venait sûrement pas de Cognac), mais la technique est encore plus subtile. Je suis allé demander de la vodka à notre provodnik, mais il m'a juste murmuré « cognac » en guise de réponse. Ne connaissant que trop bien les gueules de bois au brandy, je suis allé dans le wagon d'à côté pour demander à la provodnista (l'équivalent féminin du provodnik) ce qu'elle avait. J'ai ainsi obtenu une bouteille de 500 ml de vodka Parlament [sic], cachée dans deux sacs plastiques noirs. On aurait pu croire qu'il s'agissant d'un deal de drogues.

De retour dans mon compartiment, on a entamé la vodka. J'ai écouté l'album de Leonard Cohen Songs of Love and Hate et j'ai versé ma petite larme à la mémoire du pauvre homme. On venait de s'endormir quand le provodnik a débarqué dans notre compartiment en s'excusant mille fois. Il est monté sur la couchette du haut, a ouvert une trappe dans le plafond et en a sorti un lot de bouteilles non identifiées, avant de repartir comme si de rien n'était.

russiantraindrinking_murmansk-3

Le choix des bières dans le train pour Murmansk.

Malheureusement, notre voyage dans le train où la vodka coulait à flots touchait à son but. Pour notre correspondance dans le train à grande vitesse Sapsan qui allait de Moscou à Saint Petersbourg, il y avait bien un wagon bar où l'on pouvait acheter du vin et de la bière.

Ici, pas de vodka ni de cognac mais de la bière et du vin. Quand j'ai demandé aux hôtesses si je pouvais prendre en photo les boissons pour un article, elles m'ont dévisagé avec dégoût – imaginez un type bedonnant qui demande à deux canons de vingt piges s'il peut les prendre en photo en prétextant un média inconnu au bataillon, alors que c'est sans doute pour sauvegarder leur image dans un dossier « secret » de son ordi. Elles se sont donc cachées derrière le bar pour que je puisse prendre en photo les canettes de bière et les bouteilles de vin. Je n'ai plus remis les pieds dans le wagon bar de tout le trajet.

Publicité
russiantraindrinking_st-petersburg-2

Le wagon bar dans le train pour Saint-Pétersbourg.

Pour relier Saint Pétersbourg à Murmansk, lors de notre dernier voyage en train sur le territoire russe, on a eu le droit à un wagon-restaurant étriqué et un voyage en troisième classe, tous les uns sur les autres.

C'était terrifiant – il n'y avait vraiment pas moyen de picoler dans son coin. Aucune canette de bière n'a été ouverte, aucun alcool à l'horizon. À l'heure du dîner, on est allé faire un tour dans le wagon-restaurant pour se divertir un peu. À part deux types bourrés qui se criaient dessus – et qui ont vite été virés du train –, c'était le calme plat. Les quelques clients qui traînaient ont mangé leur plat en buvant de la bière de manière très civilisée. J'ai commandé de la bière et j'ai ensuite tenté le coup du touriste candide et j'ai demandé de la vodka. La réponse était claire comme le liquide que je convoitais : « Vodka, niet ! » On a donc bu cinq canettes chacun avant de retourner à nos places, toujours en troisième classe.

russiantraindrinking_st-petersburg-3

Une petite bière sur le route de Saint Pétersbourg.

Je ne sais pas de quand date exactement cette interdiction de la vodka dans les trains russes. J'ai eu beau envoyer tout un tas d'emails aux Relations Presse de la Compagnie des Chemins de Fer Russe, une seule réponse m'a été accordée : « Merci pour l'intérêt que vous portez à notre entreprise. Veuillez noter que boire de l'alcool dans les trains est une infraction de la loi russe (loi 20.20 du Code de la Fédération Russes des Infractions Administratives) qui est sous la responsabilité du Ministère des Affaires Intérieures. »

Ces lois qui entendent réguler la consommation de vodka doivent dater d'au moins 2001, mais on vendait encore de la vodka dans les wagons-restaurants russes jusqu'en 2009. Quand mon ami Sal McQuarrie a pris le train de Mongolie jusqu'à Moscou en 2011, ils apportaient encore les bouteilles en cabine mais elles étaient emballées dans du papier journal. Il ne sait pas me dire si c'était alors légal ou non, mais une chose est sûre : les quantités distribuées étaient énormes.

Il faut voir les choses en face : l'âge d'or des trains russes est passé. On ne peut plus y boire de la vodka comme on le souhaite. Autant voyager dans les airs – apparemment, Aeroflot sert toujours de l'alcool.