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Société

Trois femmes du monde de la nuit sur ce qui doit changer quand ça reprendra

« J'espère qu'on ne reviendra pas à la normale, mais qu'on créera une nouvelle normalité où on prendra en compte les personnes issues des minorités. »
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Brussels, BE
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Brussels, BE

Malgré ses origines noires et modestes, la techno est devenue un business comme les autres. Même la scène underground a été dénaturée. Aussi progressiste que le monde de la nuit aime se présenter, le capitalisme, patriarcat, sexisme et racisme présents dans la société le sont aussi sur le dancefloor. 

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Le monde de la nuit aussi est dirigé par des boys clubs. Cela dit, les langues se délient, enfin – en Belgique, le fondateur du label R&S Records fait notamment face à des accusations de discrimination raciale et on parle ouvertement du harcèlement sexuel dans les clubs

Ça va faire un an qu’on n’a plus mis un pied dans un club, mais ça n’empêche que les acteur·ices du milieu sont en pleine réflection sur ses (dys)fonctionnements. VICE a demandé à trois femmes qui travaillent à un milieu de la nuit plus inclusif ce qui doit impérativement changer quand les clubs vont rouvrir. 

Sara Dziri (29 ans), DJ, productrice et fondatrice de Not Your Techno

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VICE : Salut Sara, tu planches sur quoi avec Not Your Techno ?
Sara :
J’essaie d’apporter plus de diversité sur la scène électronique de façon intersectionnelle. Mon projet est dédié au femmes, personnes de couleurs et queer. Le nom est un clin d'œil, une opposition aux soirées « I Love Techno », qui sont bien mainstream. On essaie d’apporter autre chose, autant dans les line-ups que les sonorités. En gros not always the same shit. La techno n’appartient pas qu’aux mecs blancs cis. C'est un mélange d'influences et malheureusement celles qui viennent de la culture noire, on n'en parle quasi pas. 

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En tant que productrice, DJ et sound designer, je veux effacer la dichotomie entre « musique du monde » et musique (des blanc·hes européen·nes). On me catégorise facilement comme faisant de la house avec des influences arabes. C'est peut-être plus facile à décrire, mais ça renforce l’idée que la techno, c'est blanc et que nous, on y amène une autre culture. C’est une mentalité coloniale et on pourrait tout à fait catégoriser les choses différemment, au-delà des races. En réalité, je prends juste des éléments différents au sein de la musique électronique. 

Quels sont les problèmes les plus frappants au sein de la scène belge ?
Parce qu’on parle davantage de diversité, on a l'impression qu'on y est, que les gens sont au courant et c’est bon. Mais le problème persiste parce que les actions ne suivent pas. Bien qu'on soit un pays progressiste sur certains aspects des questions de genre, ça ne se traduit pas à 100% dans la nightlife. C'est probablement dû au fait que la scène électronique ici s'inscrit dans un système plus international. Le mouvement #metoo n’y est arrivé que tardivement. On se considère comme une communauté très ouverte, car on met en avant cette image d’un univers temporaire parallèle, loin de la vie de tous les jours, où tout est possible et tout est permis. Pourtant les problèmes de harcèlement récurrents contredisent tout ça.

« C'est normal de ne pas se sentir à l'aise quelque part quand personne ne nous ressemble. »

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Quelles solutions pourraient être mises en place ?
Côté public, il faudrait mettre en place un système où une personne de confiance reconnaissable est présente sur le dancefloor et auprès de qui on peut se tourner si un comportement dérange, avant même d'aller chercher la sécu. 

Côté orga’, ça commence par les line-ups : comment et par qui ils sont établis. Dans les agences de booking, aussi, il y a très peu de diversité. Quand un·e artiste est booké·e, c'est souvent parce qu’il y a quelqu’un derrière qui va le ou la « vendre » auprès d’un·e promoteur·ice. Si les agences et leurs catalogues deviennent plus divers et si les promoteur·ices y sont ouvert·es, ça va changer les choses.

Comment ça se fait qu’il y ait un tel problème de diversité ?
Il y a cette idée de liberté qui vient en réalité de l’aspect hédoniste du monde de la nuit et qui n’a rien avoir avec la parité ou l’inclusion des personnes queer. Je crois que cette idée de liberté à laquelle on s’accroche tant nous donne cette impression faussée d'être ouvert·es et égalitaires sur d'autres aspects. Les racines et origines de la techno y sont bel et bien inscrites, mais aujourd’hui, ce n'est plus le cas. La techno a été comme « blanchie ». Malgré que le genre vienne Detroit, une fois popularisé à Berlin, les blancs se la sont appropriée. Dû au business et la commodification des valeurs, on a commencé à capitaliser dessus ; des mecs blancs qui avaient de l'argent ont commencé à investir et à s’enrichir. 

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Puis il y a la question de la représentation. Si les gens se reconnaissent dans la musique, les artistes et les organisateur·ices, ça se verra dans le public. Si on veut plus de femmes ou personnes de couleurs dans le public, il faudra en mettre davantage sur les devants de la scène et en backstage aussi. C'est normal de ne pas se sentir à l'aise quelque part quand personne ne nous ressemble. 

Noemi Cano (31 ans), fondatrice de Missfitte

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VICE : Salut Noemi, tu peux nous parler de ce que tu fais avec Missfitte ?
Noemi :
J'ai commencé Missfitte car je ne trouvais pas de concept à Bruxelles qui avait un focus femmes queer dans le milieu de la musique électronique, rave. Donc j’ai décidé de créer un espace pour les femmes et les femmes queer, pas uniquement au niveau du public mais aussi dans la programmation. Même si les choses s'améliorent, il y a encore un réel manque de représentation d'artistes féminines dans le milieu. Mon objectif était donc double.

Les événements Missfitte ne sont pas forcément non-mixtes (même si on a besoin de ce genre d'espaces aussi). Le challenge ici, c'est que je dois parfois faire des concessions quand j'ouvre les portes à un public très divers, et donc parfois, à des personnes qui ne comprennent pas le concept. Donc j’ai fait évoluer le concept vers quelque chose de plus exclusif, plus intime, avec plus de care. Comme je suis moi-même une personne non-binaire queer, le focus s’est mis davantage sur les communautés LGBTQIA+ tout en gardant le focus sur la femme. 

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Comment tu vois l’avenir de la nightlife en Belgique ?
Moins de gros événements qui tournent autour du fric et des têtes d'affiches à 20 000 balles, où la qualité du son et la sécurité sont secondaires. J’aimerais qu’on se tourne plus vers les artistes locaux·les. J'espère qu'on va changer les priorités, travailler les détails comme la scénographie et la lumière pour créer de réelles expériences. Et surtout, j'espère qu'on continuera à organiser des soirées plus intimes où les gens viendront en totale confiance, seul·es ou avec des potes, pour faire des rencontres et des échanges, ou pas. Un endroit où il y a un sens de communauté et où s’occupe des autres. 

« L'avantage des circuits alternatifs, c'est qu'on a plus de contrôle sur qui vient à nos soirées afin de protéger la communauté, contrairement à un gros club qui n'a pas l'habitude d'avoir des soirées queer. »

Quel est le plus grand challenge pour la communauté queer dans le monde de la nuit ?
C'est encore et toujours la sécurité. L'avantage des circuits alternatifs, c'est qu'on a plus de contrôle sur qui vient à nos soirées afin de protéger la communauté, contrairement à un gros club qui n'a pas l'habitude d'avoir des soirées queer. 

C'est difficile d'avoir un event 100% safe. Ça commence par la communication autour de l'esprit de l'événement, puis ça passe par la personne à l'entrée qui doit rappeler les règles de respect et indiquer comment réagir en cas de problèmes. Pour choisir qui laisser entrer ou non, il faut de l'expérience, du feeling. Ce sont des politiques ambiguës et difficiles à mettre en place. Il faut surtout être à l'écoute du public et des retours. 

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J'espère que cette période a permis aux organisateur·ices et gérant·es de club et festivals de découvrir des artistes issu·es des communautés moins visibles et qu'iels penseront à nous programmer, pas comme des tokens ou des checkbox, mais qu’iels nous intègrent réellement dans leur programmation.

Heureusement, il y a déjà une forte collaboration entre les différents concepts queer, et j'aimerais qu'on aille plus loin à ce niveau-là. Il faudrait une structure qui rassemble les fonds, qui crée des synergies, et où on s'accorde à ne pas se faire concurrence en n’organisant pas des soirées en même temps.

J'espère qu'on ne reviendra pas à la normale, mais qu'on créera une nouvelle normalité où on prendra en compte les personnes qui ont le plus souffert et qu’on les encouragera. Car oui, tout le monde a souffert, mais c'était encore pire pour les personnes déjà marginalisées. L’absence de nightlife a un gros effet sur la santé mentale des personnes queer qui trouvaient une échappatoire dans la nightlife, un espace de liberté avec des personnes qui se comprennent, même le temps de quelques heures. On a perdu ça.

Maja-Ajmia Yde Zellama (26 ans), membre du collectif Bledarte

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VICE: Salut Maja, vous travaillez sur quoi avec Bledarte ?
Maja :
Notre but est de créer un espace d’émancipation physique et digital pour les jeunes issu·es de l'immigration, à travers diverses activités autour de l'art et la culture. On aborde souvent des sujets délicats, comme les violences policières. 

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On est un groupe de femmes racisées bilingues, aux identités hyper hybrides, issues de milieux très différents. Nos cercles respectifs ont fini par se mélanger, ce qui a créé notre particularité : une diversité dans le public, comme t’en vois rarement à Bruxelles. Dès le premier événement, on voyait des vogueur·ses danser avec les draris. Rien qu’à leur style vestimentaire c’était flagrant que ces personnes ne traînent pas ensemble à la base. Puis c'est hyper familial, même nos madres et frangins sont là – les gens savent qu'il ne faut pas aller à Bledarte pour draguer. Les soirées se passent bien parce qu'on connaît personnellement 70% du public. En cas de soucis, les gens savent qu'ils peuvent se référer à nous. Ça fait partie de notre militantisme. 

C’est quoi le problème dans la nightlife belge ?
Beaucoup trop de remarques, de comportements racistes et classistes et de délits de faciès. Même si on brief le staff, mon cousin s’est déjà fait recaler d'une soirée Bledarte au Beursschouwburg. C'est vraiment violent. Alors que c’est un daron posé-rangé et ça se voit. J'ai pété un câble. 

Dans tous les milieux de la nuit, il y a des trucs qui ne vont pas. En tant que femme, jeune de quartier, personne racisée ou queer il y a de réels risques quand on sort, peu importe où, et autant dans la soirée que dehors en attendant son taxi. On ne considère pas vraiment Bledarte comme un safe space, car on n'y croit pas trop. C’est un mot idyllique. Tu peux le faire avec un groupe de dix personnes qui se connaissent, mais avec plus, ça devient compliqué, surtout en soirée. Par contre, « safer », oui, on l'est bien plus que d’autres lieux, raison pour laquelle on n'a pas trop envie de grandir. Plus t'as de succès, plus tu risques d'attirer des con·nes qui posent problème. 

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« Les seuls milieux où tou·tes les Arabes et les Noir·es sont toléré·es sont les bars à chichas. »

Comment s’en prendre au racisme dans le monde de la nuit ?
Il faudrait plus de diversité dans l'offre et des espaces accessibles à tou·tes. Le problème vient des propriétaires des clubs. Si on avait notre endroit à nous, ce genre de problèmes arriverait moins souvent. Mais pour ça, il faut de l'argent. Pour avoir un monde de la nuit plus safe, il faut plus de moyens financiers pour les bonnes personnes. À Bruxelles il n'y a pas assez de « pour nous par nous ». 

Les seuls milieux où toutes les Arabes et les Noir·es sont toléré·es sont les bars à chichas, mais les prix sont exorbitants. Dès que tu vas dans le milieu rap ou hip-hop, bah vas-y, paye ta table, paye ci et ça. C'est aussi pour ça qu'on a voulu créer Bledarte : on voulait aller en soirée et de la musique qu'on aime sans devoir se sapper de ouf et claquer trop d’argent. Pour chaque milieu de la nightlife, il y a des critères différents, mais t'es safe nulle part et t'es encore moins safe si t'as une identité « hybride ». Si tu n'entres pas dans une case spécifique, c'est chaud de trouver un endroit dans le monde de la nuit qui te convient et est à ton image. C'est un enjeu super important de pouvoir décoloniser et rendre plus safe le monde de la nuit. 

T’espère quoi pour l’avenir de la scène ?
J'espère que cette claque de ne pas avoir eu de nightlife pendant plus d'un an va faire réfléchir les gens et qu'on pourra faire la fête ensemble dans le respect. J'aimerais voir une diversité au sens large du mot. Qu’on développe une identité bruxelloise plus saine et forte, qu'on crée une ambiance plus peace. Puis plus d’artistes locaux·ales sur le devant de la scène, pour rassembler les gens et donner un sentiment de fierté commun. L'énergie sera différente. Il faut qu'il y ait plus de femmes dans la nightlife, sans pour autant en faire des « ladies night » ; on s'en fout que ce soient des femmes. Il faut normaliser le fait de booker des femmes, pour la musique ou l'art qu'elles font et pas parce que ce sont des femmes.

Suivez en live Womxn representation in the Belgian electronic music scene ce vendredi à 19 heures, avec Not Your Techno, MISSFITTE et le C12. 

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