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Alexis Soyer, le grand oublié de la cuisine française

Exilé en Angleterre après les Trois Glorieuses, le chef se distingue par ses innovations et son aide aux plus démunis, devenant une des premières stars des fourneaux.
Alexis Ferenczi
Paris, FR
Soyer Illu Final

27 juillet 1830. Paris bruisse d’une colère sourde. Le roi Charles X a déclenché l’ire de la population à grands coups d’ordonnances – suspension de la liberté de la presse et dissolution de la Chambre des députés pourtant fraîchement élue, entre autres. Alors que des barricades sont dressées et que le doux parfum de la révolution monte à nouveau dans les rues de la capitale, une foule armée se dirige vers l’hôtel particulier où Jules de Polignac, homme politique, donne un banquet en l’honneur du régent. C’est l’insurrection qui vient à table.

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Dans les cuisines, Alexis Soyer, jeune chef de 20 ans est entré au service du prince depuis peu. Il a appris son métier à Versailles avant de faire ses gammes dans les premiers restaurants du boulevard des Italiens. Après avoir grimpé les échelons au sein de différentes brigades, il a rejoint le ministre des Affaires étrangères, comme pour marcher dans les pas du tandem Talleyrand/Carême, « le roi des chefs et le chef des rois ».

Le banquet organisé par Polignac en l’honneur de Charles X est vécu comme une provocation, l’étalage d’une arrogance royaliste en temps de disette. « Dans la soirée, des révolutionnaires envahissent le Quai d’Orsay, tuant plusieurs personnes et se restaurant du buffet préparé pour la réception. Deux confrères de Soyer sont tués sous ses yeux et lui-même n’échappe à la mort qu’en chantant La Marseillaise et La Parisienne. » L’anecdote narrée par A. M. Weiss, auteur d’Alexis Soyer, un cuisinier français à Londres au XIXe siècle, est savoureuse. Issue des mémoires de Soyer, elle a peu de chances d’être vraie mais reste assez symbolique du personnage.

« Depuis le XVIIIe siècle, les chefs français – réputés les meilleurs – sont extrêmement prisés au sein de la haute société britannique » – Loïc Bienassis, historien à l’Institut européen d’histoire et des cultures de l’alimentation

Soyer est un chef qui a compris assez vite que le storytelling est au moins aussi important que la cuisine. Si son court service auprès de Polignac est interrompu par les Trois Glorieuses, la déchéance de son employeur et la chute de la maison Bourbon, son histoire à lui reste à écrire. Et ses plus belles pages le seront de l’autre côté de la Manche. « Soyer est le représentant d’une tradition française, celle d’exporter ses cuisiniers aux quatre coins du monde. Des chefs qui se mettent notamment au service des aristocraties européennes. Frédéric II de Prusse avait André Noël à son service. Carême a travaillé pour le futur roi d’Angleterre George IV ou pour l’ambassadeur anglais à Vienne », explique Loïc Bienassis, historien à l’Institut européen d’histoire et des cultures de l’alimentation. « Depuis le XVIIIe siècle, les chefs français – réputés les meilleurs – sont extrêmement prisés au sein de la haute société britannique. Et on les paye grassement pour les attirer », ajoute-t-il. Même si la cuisine française est souvent moquée en Angleterre, jugée trop sophistiquée ou uniquement bonne pour des Français efféminés en opposition à la cuisine simple et robuste des Britanniques, dans les faits, elle constitue la référence. »

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En France, au début du XIXe, les chefs sont souvent considérés comme des domestiques ou des employés – à quelques exceptions près. Ils n’ont pas mille choix de carrière, rappelle Bienassis. Ils peuvent travailler au service des grandes familles qui ont les moyens de les employer, si elles n’ont pas fui l’instabilité chronique du pays, ou dans les restaurants qui se multiplient depuis la Révolution française mais ne leur appartiennent pas.

L’exil de Soyer en Angleterre commence dans les cuisines de quelques aristocrates locaux, le Duc de Cambridge notamment. Il se voit ensuite confier les fourneaux du Reform Club, cercle politique fondé quelques années auparavant et fréquenté par les parlementaires en perruque. Il va s'y installer durablement et commencer à mettre en place une série d’innovations qui feront sa réputation. Soyer dessine par exemple lui-même les contours de la cuisine, il introduit le gaz comme combustible, se munit de fours à température ajustable, utilise la vapeur pour actionner les monte-plats ou pomper l’eau. Du matériel de pointe que chefs et curieux demanderont à voir – Soyer ne se privera pas d’organiser des tours du propriétaire – et qui s’explique par une récente prise de conscience dans la profession.

« Au XIXe siècle, les chefs français se penchent sur les conditions de travail en cuisine, explique Patrick Rambourg, historien des pratiques culinaires et alimentaires. Elles sont extrêmement difficiles pour les équipes et même pour les chefs. Carême [chef français du XIXe siècle, NDLR] l’écrit avant Soyer. Quelque part, ce n’est pas normal de faire à manger pour les plus grands de ce monde dans des conditions exécrables. Dans les cuisines de l’époque, il fait chaud et il n’y a pas d’air. C’est pour ça qu’Alexis Soyer pense les cuisines du Reform Club à la manière d’un cuisinier. »

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Soyer va même plus loin et pense sa cuisine à la manière d’un entrepreneur. Il surfe sur l’intérêt de ses contemporains pour les nouvelles technologies et multiplie les inventions, du gadget (cafetière ou machine à cuire les œufs) au plus révolutionnaire (un réchaud de camping, le Magic Stove, crée en 1849). « Il noue aussi des partenariats avec des entreprises (Crosse & Blackwell) pour commercialiser des sauces [une sauce Reform décrite comme une variante anglaise de la poivrade, NDLR] auxquelles sont nom est associé, précise Bienassis. Soyer incarne une "modernité" même si ses projets ne sont pas toujours couronnés de succès. »

« Soyer est envoyé à Dublin où on l’autorise à monter une soup kitchen, une cuisine éphémère dans laquelle plusieurs centaines de repas seront distribués gratuitement chaque jour »

Et Soyer n’est pas qu’un homme d’affaires. Pen Vogler, historienne de l’alimentation, établit un parallèle entre le cuisinier et Charles Dickens pour expliquer sa renommée. Si l’auteur est devenu célèbre, c’est autant par son œuvre que son engagement pour améliorer le sort des plus démunis. Soyer deviendra lui populaire en les nourrissant.

La Grande Famine que traverse l’Irlande en 1845 s’explique par plusieurs facteurs : une politique économique extrêmement contraignante, imposée depuis plusieurs décennies par la Couronne britannique et, cette année-là, l’apparition du mildiou – parasite qui détruit 45 % des récoltes de pomme de terre, principale ressource alimentaire. Un million d’Irlandais mourra, un autre quittera le pays. Cité par Cecil Woodham-Smith dans son ouvrage The Great Hunger: Ireland 1845-1849, le comte de Devon décrit l‘extrême dénuement de la population en ces termes : « Il serait impossible de dire avec exactitude les privations que les paysans irlandais et leur famille subissent habituellement et en silence. Dans beaucoup d’endroits, la seule nourriture est la pomme de terre et la seule boisson, l’eau. Les habitations offrent une protection trop sommaire contre le vent. Un lit et une couette sont des luxes rares. La plupart du temps, les gens ont pour seules propriétés un cochon et un tas de fumier. »

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En 1847, Alexis Soyer écrit à la presse pour offrir son aide. Un chef prestigieux propose d’aller nourrir les défavorisés ? Le gouvernement anglais, qui a longtemps freiné des quatre fers au moment de prendre des initiatives pour endiguer les effets de la famine, tergiverse puis accepte. Soyer est envoyé à Dublin où on l’autorise à monter une soup kitchen, une cuisine éphémère dans laquelle plusieurs centaines de repas seront distribués gratuitement chaque jour.

Une décision qui doit permettre de calmer la gronde et de camoufler la gestion calamiteuse de la crise par la Couronne. Mais les journalistes présents sur place font état d’une mise en scène humiliante : couverts enchaînés aux tables pour ne pas être volés, « pauvres » parqués comme au zoo et une mixture qui n’a de soupe que le nom. « On est mieux nourri dans un chenil », peut-on lire dans la presse nationaliste irlandaise à côté de caricatures montrant les trois sorcières de Macbeth remuant la soupe rebaptisée « jus de dysenterie ».

On ne peut pas ôter au chef Soyer sa volonté de sortir la cuisine des hautes sphères de la gentry pour la rendre accessible au commun des mortels. Un leitmotiv qui le suivra toute sa carrière.
« Son idée, c'est d’abord de montrer que la cuisine française est la grande cuisine par excellence, celle qui doit être préparée dans les grandes maisons bourgeoises et aristocratiques, juge Patrick Rambourg. Et en même temps, une cuisine universelle qui est capable de s’adapter aux populations les plus modestes. »

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« Même si le chef est embauché dans des structures élitistes, il peut utiliser sa popularité pour diffuser ses connaissances culinaires auprès des populations pauvres » – Patrick Rambourg, historien des pratiques culinaires et alimentaires

L’engagement de Soyer trouverait un écho aujourd’hui chez certains chefs comme José Andres ou Massimo Bottura à l’origine de programmes pour nourrir les plus démunis – le premier a créé la World Central Kitchen qui prépare des repas aux victimes de catastrophes naturelles, le second a ouvert à Paris un Refettorio, restaurant solidaire qui lutte aussi contre le gaspillage alimentaire. Patrick Rambourg n’y voit pas de contradiction : « C’est le côté pédagogique et didactique des chefs de l’époque. Soyer avait compris qu’on pouvait s’adresser à tout le monde. Même si le chef est embauché dans des structures élitistes, il peut utiliser sa popularité pour diffuser ses connaissances culinaires auprès des populations pauvres. Ça ne l’empêche pas de faire des grands banquets à côté. »

Tous les historiens s’accordent à dire que Soyer était un « excentrique », une sorte de dandy séducteur – sa toque de feutre rouge le distinguant du commun des chefs. Rambourg abonde :
« C’était un personnage haut en verve, assez théâtral. On voit bien qu’il avait compris la nécessité de se "médiatiser" aux yeux des Anglais pour continuer à porter ses idées et ses pensées. »

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La médiatisation passe par des « coups d’éclat », comme en Irlande ou en Crimée. En 1855, une coalition formée par l’Empire ottoman, le Royaume Uni et la France tente de contrecarrer les velléités expansionnistes de la Russie en assiégeant Sébastopol. Soyer se rend au chevet des soldats blessés et parvient à améliorer leurs conditions de vie en réorganisant l’approvisionnement des hôpitaux militaires ou en imaginant un fourneau que les troupes britanniques utiliseront jusque dans les années 1980.

Les livres de recettes que Soyer publie avec une certaine régularité et dans lesquels il propose une cuisine simplifiée à l’attention des « ménagères » de l’époque, sont aussi passés à postérité. Loïc Bienassis souligne par exemple que le Book of Household Management d’Isabella Beeton, publié pour la première fois en 1861 et qui constituera le livre de cuisine de référence durant les décennies à venir, a énormément « puisé » dans l’œuvre de Soyer.

Soyer fait partie de l’histoire de la gastronomie. Si son nom n’a peu ou pas été retenu en France, c’est à cause de son expatriation pense Patrick Rambourg : « Tous les chefs français ont travaillé à l’étranger - au XIXe, Urbain Dubois a exercé à la cour de Russie de Prusse et en Pologne - mais ils finissent tous par revenir. Ce n’est pas le cas de Soyer ». À la manière de certains chefs étoilés français qui sont plus connus dans leur pays d’adoption que dans l’Hexagone – Dominique Crenn à San Francisco ou Paul Pairet et ses trois restaurants de Shanghai avant qu’il ne débarque dans la 11e saison de Top Chef - Soyer pâtit de sa fuite en Angleterre. « De son vivant, il fut certainement le chef français le plus connu en Grande-Bretagne. Son importance tient au fait qu’il est l’une des plus brillantes incarnations du prestige et de l’hégémonie de la cuisine française en Europe, sa célébrité ayant dépassé le cadre des seuls cercles aristocratiques, conclut Loïc Bienassis. Paradoxalement, ce n’est donc pas réellement de sa cuisine dont on parle mais de l’ensemble de son parcours, atypique, et de son statut de cuisinier star – le premier ? ».

Aujourd’hui, au Reform Club, on peut encore manger les Lamb Cutlets Reform comme les avait imaginées Alexis Soyer en 1846.

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