un jeune s'amuse sur la banquise
Photo Getty Images
Environnement

Les communautés inuites face au changement climatique

Les peuples indigènes du Nord, habitués à la complexité des banquises, font face aujourd'hui des changements spectaculaires dans le paysage naturel et dans le réseau alimentaire marin dont ils dépendent.
Sandra  Proutry-Skrzypek
Paris, FR

À Paulatuk, un hameau isolé de l'Arctique canadien, les aînés se souviennent des immenses icebergs qui flottaient autrefois le long de ce tronçon du passage du Nord-Ouest, la voie navigable arctique emblématique qui relie les océans Atlantique et Pacifique. « On ne les voit plus », déplore un habitant lors d'un atelier organisé dans le cadre d'une série documentaire sur l'avenir du passage du Nord-Ouest. Les ateliers, qui se sont tenus en 2015 et 2016, ont été organisés par Inuit Tapiriit Kanatami, une organisation à but non lucratif qui protège les droits des Inuits au Canada. « Notre mode de vie traditionnel est en train de changer à cause du passage du Nord-Ouest », dit un autre participant à l'atelier, celui-ci se tenant dans la région désignée des Inuvialuit du Canada, qui se trouve à l'extrémité ouest du passage. « La mer ouverte, le gel tardif, le dégel précoce, le prolongement de la saison des eaux libres ou de la saison du verglas… Cela va tout changer. »

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Au cours des deux derniers siècles, le passage du Nord-Ouest, qui s'étend sur environ 1 450 kilomètres, a acquis la réputation auprès des étrangers d'être infranchissable et hanté en raison de la conjonction capricieuse de la glace, de la neige et de la mer. La banquise marine s'est avérée mortelle pour beaucoup de ceux qui ont tenté de cartographier le passage du Nord-Ouest.

Aujourd'hui, le passage est de plus en plus fréquenté car les températures plus élevées réduisent la banquise, ce qui permet à un plus grand nombre de navires de la traverser. L'Arctique, dans son ensemble, est un centre émergent d'activité commerciale et un bastion géopolitique déjà contesté par les gouvernements. Un large éventail d'entreprises, d'intérêts fédéraux et militaires se mobilise pour tirer parti de l'accessibilité croissante de l'Arctique au trafic maritime, annoncée par la perte prévue de la couverture de glace.

Les peuples indigènes du Nord, habitués depuis des millénaires à la complexité des banquises, font face aujourd'hui des changements spectaculaires dans le paysage naturel et dans le réseau alimentaire marin dont ils dépendent. Les Inuits étant ceux qui connaissent le mieux ces côtes et ces paysages marins, leurs droits et leurs souhaits doivent être la priorité absolue dans les débats sur l'avenir de l'Arctique. « Nous savons ce qu'est le droit de la mer, dit Dalee Sambo Dorough, présidente du Conseil circumpolaire inuit, ou CCI, une ONG qui représente environ 180 000 Inuits dans quatre pays. Chaque instrument juridique international devrait tenir compte de nos points de vue et de nos perspectives. Tout ce qui se passe dans l'océan Arctique et les mers côtières est relié, et nous le savons. »

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Les communautés de l'Arctique subissent les effets indéniables de la crise climatique depuis des décennies. L'Arctique se réchauffe en moyenne près de deux fois plus vite que le reste du monde, et même trois fois plus vite dans certaines communautés, ce qui fait que les voies navigables comme le passage du Nord-Ouest perdent plus de glace chaque année.

Les températures moyennes de l'Arctique sont plus élevées qu'elles ne l'ont été depuis des dizaines de milliers d'années, selon une étude de 2014. Cette tendance a été récemment illustrée par une température arctique record de 38 °C en Sibérie en juin dernier, sur fond d'incendies dévastateurs. « Lorsque le changement climatique devient plus progressif (comme nous l'avons vu au fil des ans), il est d'abord perceptible dans l'Arctique, que ce soit dans les eaux arctiques ou sur la terre ferme, mais les Inuits en font l'expérience avant tout le monde », explique Crystal Martin-Lapenskie, présidente du Conseil national des jeunes Inuits.

« Nous avons dû parcourir des kilomètres et des kilomètres pour trouver de la glace et y chasser le phoque. Et même là, nous n'avons pas pu en avoir assez. Cela n'est jamais arrivé de mon vivant, ni de celui de mes aînés » – Lance Kramer, un habitant de Kotzebue

Le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) vise à limiter la hausse des températures mondiales à 1,5 °C par rapport aux niveaux préindustriels, une augmentation qui est pratiquement inévitable à ce stade. La prochaine meilleure limite est une augmentation de 2 °C, que nous pourrions atteindre d'ici 2100 sans réduction majeure des émissions de gaz à effet de serre. « Pour les Inuits, cette différence est profonde, a déclaré Natan Obed, président de l'Inuit Tapiriit Kanatami, dans un article de Macleans paru en 2019. Un monde à 1,5 °C, c’est un été sans banquise tous les 100 ans ; un monde à 2 °C, c’est un été sans banquise au moins tous les 10 ans. »

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Des changements aussi rapides ont de profondes répercussions sur la vie et les moyens de subsistance des Inuits. Le dégel du permafrost, une couche de sol qui reste gelée toute l'année, cause des dommages aux habitations, ce qui pourrait éventuellement affecter des millions de résidents de l'Arctique. L'érosion côtière et les phénomènes climatiques extrêmes ont déjà forcé de nombreuses communautés inuites à quitter leurs terres traditionnelles pour de nouveaux lieux.

La chasse et la pêche de subsistance font vivre de nombreuses communautés inuites, à la fois comme nourriture et comme revenu, mais les températures plus élevées perturbent déjà les réseaux alimentaires de l'Arctique.

Dans la ville alaskienne de Kotzebue, également connue sous le nom de Qikiqtaġruk, la diminution de la banquise a interrompu la chaîne alimentaire marine, mettant en péril la chasse aux phoques traditionnelle et le régime alimentaire de subsistance de la communauté. « L'année dernière, il y avait tellement de gens qui, parce que la glace était partie si vite, ne pouvaient rien trouver, raconte Lance Kramer, un habitant de Kotzebue. Nous avons dû parcourir des kilomètres et des kilomètres pour trouver de la glace et y chasser le phoque. Et même là, nous n'avons pas pu en avoir assez. Cela n'est jamais arrivé de mon vivant, ni de celui de mes aînés. »

Certaines études prédisent que d'ici quelques décennies il sera fréquent qu'il n'y ait pratiquement plus de glace de mer estivale couvrant l'océan Arctique.

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Bien que certaines communautés continentales dépendent davantage des animaux terrestres comme le caribou, la plupart des traditions, des moyens de subsistance et des régimes alimentaires des Inuits sont profondément liés aux mammifères marins. Le narval, le béluga, la baleine boréale, le phoque annelé et le morse ne sont pas seulement une source de nourriture, de vêtements et d'outils, mais font partie intégrante de la vie rituelle des Inuits.

« Les mammifères marins de l'Arctique sont des « espèces sentinelles » et risquent fortement d’être les premiers à souffrir des conséquences des facteurs de stress environnementaux comme le changement climatique »

« Les activités traditionnelles qui étaient synchronisées avec la migration deviennent désynchronisées », dit Alex Whiting, qui n'est pas indigène mais qui vit dans l'Arctique depuis des décennies et qui dirige le programme environnemental de Kotzebue. Il y a un rythme et un schéma naturels non seulement pour les déplacements des poissons, de la faune et des oiseaux en hiver et en été, mais aussi pour toute une série de rassemblements traditionnels et d'activités de récolte qui sont également synchronisés. »

À mesure que le passage du Nord-Ouest et les autres voies navigables de l'Arctique deviendront plus accessibles aux navires, l'augmentation des activités de transport maritime exercera une pression encore plus forte sur ces écosystèmes vulnérables et sur les communautés qui en dépendent. « Les navires posent de nombreux risques potentiels pour les mammifères marins de l'Arctique en raison des collisions avec les navires et de la pollution sonore », explique Donna Hauser, écologiste marine à l'université d'Alaska.

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Les mammifères marins de l'Arctique sont des « espèces sentinelles » et risquent fortement d’être les premiers à souffrir des conséquences des facteurs de stress environnementaux comme le changement climatique. Ils sont en quelque sorte les précurseurs de ce qui est à venir pour la biodiversité globale d'une région.

La hausse du trafic maritime peut également entraîner des déversements de pétrole ou d'autres accidents industriels majeurs. Ce n'est malheureusement pas une hypothèse pour les communautés de l'Arctique. La catastrophe de l'Exxon Valdez en 1989 est toujours une réalité pour les communautés indigènes qui en sont victimes. « Nous ne considérons plus le passage du Nord-Ouest comme la route qui nous mène au-delà de nos communautés, dit Nancy Karetak-Lindell, ancienne députée du territoire canadien du Nunavut. Cette nouvelle accessibilité va se traduire par une augmentation du trafic, des risques d'accidents et des marées noires. »


Face à ces énormes défis, les communautés inuites développent des approches créatives pour atténuer les risques du changement climatique. La création de l’aire marine nationale de conservation Tallurutiup Imanga, qui couvre 108 000 kilomètres carrés à l'entrée orientale du passage du Nord-Ouest, en est un exemple. « L’aire joue un rôle essentiel pour garantir la protection de la nourriture et des ressources pour ceux qui en dépendent », dit Martin-Lapenskie. Plus à l'est, la Commission Pikialasorsuaq, dirigée par les Inuits, vise à conserver la biodiversité d'une grande étendue d'eau libre entre le Groenland et le Canada.

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Dans un autre atelier de l'Inuit Tapiriit Kanatami, les participants étaient globalement enthousiastes à l'idée d'accueillir des touristes dans leurs communautés, mais ils ont également exprimé leur crainte de voir ces derniers ne pas respecter leur culture en retour, notamment en perturbant les sites funéraires, en volant des artefacts ou en faisant du trafic de drogue. « Les visiteurs veulent voir tous les sites anciens et cool dans lesquels nos ancêtres ont vécu, dit un participant à l'atelier de Cambridge Bay, au Nunavut. Mais ne vont-ils pas déranger quelque chose ? Ne vont-ils toucher à rien ? Nous ne savons pas. »

Les participants à l'atelier, issus de nombreuses communautés, ont également « craint que les gens rentrent chez eux avec des opinions bien arrêtées sur la culture inuite, et sur ce que les gens devraient ou ne devraient pas faire, notamment en ce qui concerne des sujets sensibles comme la chasse aux phoques. »

Ces préoccupations laissent présager le besoin urgent de s'assurer que les intérêts des Inuits et le savoir indigène restent au centre de tout développement de leurs terres traditionnelles. « Le savoir indigène, comme certains le savent peut-être, c'est le fait de vivre directement ce que vous voyez, entendez et faites au fil des générations en guise de survie, explique Martin-Lapenskie. Les Inuits ont été très ouverts aux différents changements de l'environnement, de la terre à l'épaisseur de la glace, en passant par les voies navigables, qui ont changé au fil des générations et ont été partagés par le biais de récits. »

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Martin-Lapenskie fait partie d'une nouvelle génération de militants qui font d'énormes progrès dans le mouvement international pour la justice climatique. Elle s'est jointe à d'autres jeunes leaders inuits pour souligner la nécessité de la sécurité alimentaire, des infrastructures et des transports pour les communautés arctiques lors de la conférence des Nations unies sur le changement climatique qui s'est tenue à Madrid l'année dernière. Leur message gagne également du terrain par le biais des réseaux sociaux, malgré une connectivité à haut débit médiocre dans de nombreuses communautés arctiques.

« Peu de gens ont visité l'Arctique en personne, mais nos empreintes comportementales collectives y sont partout »

Ces approches ont contribué à renforcer le signal de la crise climatique dans l'Arctique. Mais il reste encore beaucoup à faire pour que les activités croissantes dans le passage du Nord-Ouest cessent de marginaliser les peuples indigènes de la région. « Cette discussion sur le passage du Nord-Ouest est, le plus souvent, envisagée dans le contexte des produits de base et du retrait de ces produits de l'Arctique pour le plaisir et les besoins du reste du monde, déplore Dorough. Dans une certaine mesure, le fait qu'il y ait des gens qui habitent la région ne traverse même pas l'écran radar pour ceux qui calculent les temps de transport et la quantité de carburant qu'ils vont économiser par jour. »

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Ces intérêts à court terme, confrontés à la profonde histoire culturelle et aux ressources naturelles de la région, rappellent la malheureuse expédition de Franklin. Sir John Franklin, ainsi que le commandant de la Terreur Sir Francis Crozier, n'étaient pas des étrangers dans l'Arctique ; ils avaient accumulé des années d'expérience dans la région. Mais l'Arctique n'était pas leur patrie, une réalité qui se reflète toujours dans le nom « passage du Nord-Ouest », qui est eurocentrique à la fois dans son orientation de navigation et dans le fait qu'il sous-entend que la voie navigable est simplement un lieu de passage.

Pendant plus d'un siècle, les indices les plus importants sur les derniers souffles de l'expédition ont été fournis par les Inuits qui ont interagi avec les survivants et ont trouvé les restes des morts. Ce savoir indigène est non seulement tombé dans l'oreille d'un sourd en Angleterre, mais a été violemment rejeté lors d'une campagne de diffamation.

Cette marginalisation du savoir inuit pique encore aujourd'hui, selon les jeunes qui ont participé à un atelier de l'Inuit Tapiriit Kanatami à Iqaluit. Certains ont mentionné le fait que Franklin était connu comme « celui qui a découvert le passage du Nord-Ouest », même si « les Inuits le connaissaient depuis le début ». D'autres ont parlé de la transmission orale des anciens sur l'emplacement des navires condamnés : « Ils ont toujours su que c'était là, mais je pense qu'ils ont attendu qu'on leur demande. »

Depuis l'époque de Franklin, le passage du Nord-Ouest a été emprunté par de nombreuses nations. La banquise de la région présente toujours des dangers pour ses visiteurs, mais la menace la plus importante est clairement le changement imposé à ces voies navigables par les actions du reste du monde. Peu de gens ont visité l'Arctique en personne, mais nos empreintes comportementales collectives y sont partout.

Le dégel du passage du Nord-Ouest attire l'attention de nombreux acteurs internationaux. Mais les Inuits ne sont pas de simples « parties concernées », souligne Dorough. Ce sont des détenteurs de droits qui doivent garder une vision à long terme de l'avenir, même si d'autres ne se tournent que vers le prochain trimestre financier.

Les Inuits « ont la responsabilité de sauvegarder ces ressources, de sauvegarder ces terres et territoires, non seulement pour le présent, mais aussi pour les siècles à venir, poursuit-elle. C'est une énorme responsabilité, et en vertu de cela seulement, nous avons le droit de participer au débat. »

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