Casablanca, Complexe Mohammed V, un jour de printemps. Il est 19 heures quand une baston géante éclate entre les deux groupes d’ultras du Raja, les Green boys et les Ultras Eagles. Le match opposant le Raja de Casablanca au Chabab Rif Al Houceim (CRA), tourne au drame. Dans le mouvement de foule, deux jeunes adolescents se font écraser à mort tandis qu’on dénombre 76 blessés. C’est le débordement de trop pour le ministère de l’Intérieur, excédé par les violences qui sévissent à l’occasion de chaque match de championnat. Mohamed Hassad, le ministre, décrète la dissolution des groupes d’ultras et interdit leurs activités.
Après avoir accusé le coup, les ultras tentent de revenir au début de la saison footballistique qui a débuté fin août 2016 avec un message clair à faire passer. « Les ultras ne seront pas dissous », c’est le graffiti qui fait son apparition sur les murs de plusieurs villes du pays. Un cri de ralliement qui a résulté de plusieurs réunions secrètes entre les ultras les plus puissants du pays. Pour bomber le torse et répondre au message de ces groupes, le ministère de l’Intérieur a déclaré son intention d’enquêter sur le financement de ces groupuscules. En clair, l’État décide de taper les ultras au portefeuille pour assécher leurs caisses. et les prendre à la gorge.
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Depuis leur apparition dans les gradins des stades marocains en 2005, les ultras ont réussi à attirer des milliers d’adolescents assoiffés de communion et parfois de bagarres. Aujourd’hui, les Ultras Winners du WAC comptent plus de 9 000 adhérents, les Green Boys et les Ultras Eagles du Raja en revendiquent 2000, tandis que les Ultras Askary, qui supportent l’équipe des forces armées royales, l’AS FAR, disposent de 1 500 adhérents. Au fil des démonstrations de force des ultras, le nombre de recrues et de sympathisants s’agrandit, les recettes aussi.
« Les sources de revenus des ultras proviennent principalement de la vente des produits dérivés et des frais d’adhésion en début de saison qui varient de 5 à 12 euros comme c’est le cas des Ultras Winners du WAC. Quand on sait que les Winners ont 9 000 adhérents, cela fait plus 100 000 euros qui tombent chaque année dans les caisses de ce groupe, sans compter la vente des produits », nous explique Saad, un haut cadre d’un groupe d’ultras de Casablanca, qui a accepté de répondre à nos questions uniquement sur Twitter et sans révéler sa véritable identité.
Selon les chiffres approximatifs parus dans les médias, mais jamais recoupés, les adhésions reporteraient 48 000 euros aux caisses des deux groupes ultras du Raja, les Greenboys et les Eagles, 25 000 euros aux Ultras Hercules de Tanger , tandis que les Siempre Paloma et les Los Matadores qui supportent le club de Térouan (MAT) empocheraient 36 000 euros en adhésions annuelles.
Pour s’autofinancer, les ultras vendent plusieurs produits à l’effigie du groupe. Parmi ces produits on trouve des sweats ( 18 à 25 euros ), des casquettes ( 5 à 10 euros), des t-shirts (8 à 15 euros). Cependant, le must et le plus symbolique de ce monde de fétichistes, c’est l’écharpe du groupe, dont le prix peut grimper jusqu’à 30 euros. « C’est l’étendard du groupe et il faut le mériter. C’est un objet également convoité par les groupes adverses. Si un ultra se fait voler son écharpe cela constitue un déshonneur pour son groupe », nous confie Saad.
Pour confectionner ces produits de très bonne qualité, les groupes ultras utilisent les filières de la contrefaçon, dont les ateliers se situent dans quartiers populaires et ne sont connus que du noyau dur du groupe. Grâce à une organisation pyramidale dont les membres éminents préfèrent rester dans l’ombre, le business des ultras génère de grosses sommes d’argent, qui représentent un manque à gagner pour les clubs, qui peinent à écouler leurs produits. « Le Raja a lancé le concept de store pour vendre les produits du club, mais les gamins préfèrent arborer le logo du groupe ultra plutôt que celui du club. C’est le besoin d’appartenance et d’identification à un groupe qui motive les jeunes supporters », analyse Othman, un ancien ultra du WAC.
Invité d’une émission sur la chaine 2M, le 23 mars dernier, Mohamed Bouzfour, chargé de la direction sportive au sein de la Direction générale de la Sûreté nationale, avait déclaré que « les ultras visent une vaste clientèle composée des mineurs à qui il faut vendre plein de produits. Ils ont tout intérêt à les garder sous contrôle ».
Pour gérer cette masse de cash qui n’a aucune existence légale, il ne faut pas perdre de vue le fait qu’un groupe ultra est un syndicat organisé en cercles concentriques avec au sommet un noyau dur composé de cadres disposant de grandes compétences techniques et financières. Dans la vie normale, ils occupent des postes de top management et sont au-dessus de tout soupçon. Les membres de ce « conseil d’administration » prennent les décisions stratégiques du groupe et gèrent le trésor de guerre. « Souvent, pour ne pas attirer les soupçons, les groupes disposent de coffres-forts où ils cachent l’argent, détaille Saad. Seuls certains groupes disposent de comptes bancaires. La gestion financière est confiée à des éléments qui bénéficient de la crédibilité et de la respectabilité des adhérents ».
Cependant, ce mode de gestion a provoqué des tensions sporadiques entre certains groupes ultras qui se sont accusés mutuellement de détournement de fonds. Des tensions qui ont été réglées loin des yeux indiscrets de l’adhérent de base. Pour court-circuiter ce système et augmenter leurs revenus, certains membres appelés « les parasites » touchent de l’argent des responsables des clubs : « C’est en totale contradiction avec la règle d’or des ultras qu’est l’indépendance financière puisque les groupes sont souvent en querelle avec les comités des clubs. Mais il existe des éléments qui jouent un rôle trouble et montent des opérations commando au point de faire tomber des présidents de clubs », nous confie Othman.
En plus de la dissolution des ultras et l’interdiction de leurs activités, l’Etat a interdit également aux supporters d’arborer les produits avec les logos des ultras. Résultat, plus de tifos ni de bâches dans les stades. Et surtout plus de bénéfices liés à la vente de produits dérivés. Mais les ultras se sont réorganisés pour revenir dès le début de saison, et reprendre leur business juteux. « L’interdiction n’a pas impacté le déroulement normal de la vie des ultras. Les groupes sont en berne et luttent tous contre l’oppression, mais ils ont organisé leur réunion d’adhésion cette saison. Les membres n’ont pas baissé les bras et l’esprit des gradins ne mourra jamais en eux. Des graffitis et des tags sont réalisés tous les jours et partout au Maroc. Sur les réseaux sociaux, le slogan #NOULTRASNO FOOTBALL est devenue un phénomène viral », déclare Saad.
En clair, les groupes continuent de travailler dans la clandestinité, les rouages de la machine à cash des ultras continuent à tourner, malgré la prohibition proclamée. Certains groupes font preuve de malice et retravaillent leur communication pour séduire l’opinion publique, qui semble acquise à leur interdiction. Ainsi, certains groupes mènent des actions caritatives, comme le don du sang, le nettoyage de certains espaces publics ou le financement d’interventions chirurgicales au profit de certaines personnes démunies.
Mieux, les Ultras Eagles ont versé 6 000 euros dans le compte de leur club, le Raja, en proie à de graves difficultés financières. Le bras de fer qui oppose l’Etat aux ultras n’en est qu’a ses débuts, et l’argent, qui est le nerf, de cette guerre sera déterminant pour la survie des uns et la pacification des stades pour les autres. Mais pour l’instant, les grands perdants de cette guerre, ce sont les clubs puisque beaucoup de supporters ont déserté les stades. Sans parler du spectacle, l’autre victime de cette guerre de l’ombre. Dans les Curvas, le show du dimanche, dont la beauté a fait connaître le supportérisme marocain dans le monde entier, est bel et bien en danger.
Photos Mohamed Drissi Kamili.