11 août 1956. La nuit est chaude, l’appel de l’asphalte trop tentant. Jackson Pollock prend le volant de sa Oldsmobile 88 décapotable. Ruth Kligman, sa maîtresse depuis presque un an, s’assoit à ses côtés tandis que son amie Edith Metzger s’installe à l’arrière. Pollock est imbibé de gin et fonce comme un fou dans les rues de Springs, une petite ville de Long Island. Ce qui devait arriver arrive, il manque un virage. Le choc est terrible, la voiture rend l’âme, Jackson et Edith aussi. Ruth, elle, s’accroche à la vie, et devient dès lors la « death-car girl », comme la surnommera plus tard le poète Frank O’Hara : celle qui survécu au crash qui arracha à l’Amérique son plus bouillonnant peintre expressionniste abstrait.
1956 est une année d’éclipse pour Jackson Pollock. Beaucoup considèrent alors que sa carrière est derrière lui. Il a 44 ans et il est en train de perdre sa bataille contre l’alcoolisme qui le ronge depuis ses quinze ans. Ruth Kligman en a 26 quand elle le croise pour la première fois dans un bar de Greenwich Village ; elle ressemble à Elizabeth Taylor, le coup de foudre est réciproque. Les biographes de Pollock, Steven Naifeh et Gregory White Smith, diront d’elle dans Jackson Pollock: An American Saga (1989), qu’elle fantasmait à l’idée de devenir « la femme ou la maîtresse d’un génie ». Avant Pollock, Irving Penn, Robert Mapplethorpe et Andy Wahrol avaient d’ailleurs déjà succombé à son indescriptible charme – une muse dans l’âme.
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Qui dit maîtresse dit aussi officielle. Dix ans plus tôt, Jackson Pollock avait épousé Lee Krasner, rencontrée lors de l’exposition « American and French Painting » où ils montraient ensemble leurs peintures. Comme Frida Kahlo et Diego Rivera ou Georgia O’Keeffe et Alfred Stieglitz, ces deux-là ont été de ces couples fusionnels qui ont marqué l’histoire de leurs empreintes amoureuses et artistiques. Lee Krasner a véritablement eu une influence décisive dans la carrière de Pollock et sur la valorisation de son œuvre. Alors quand elle découvre en 1956 l’idylle de son mari avec Ruth, elle est inconsolable. Furieuse et humiliée, elle le quitte et décampe pour l’Europe. C’est dans les mois qui suivent que Red, Black & Silver sera peint dans le jardin de Pollock à East Hampton. Mais par qui ? C’est toute la question, car le tableau n’est pas signé. Pollock, qui avait fait son premier dripping sur une voile de bateau, prend le large avant de pouvoir reconnaître la paternité de la peinture. Mais pour Ruth, aucun doute possible, le tableau est de Pollock : il l’aurait peint devant elle et surtout, pour elle.
La bataille commence à l’aube des années 1990. Après la mort de Pollock, Lee Krasner devient l’experte officielle du peintre. Au sein de sa Fondation Pollock-Krasner, elle crée un comité d’authentification qui se dissoudra en 1996, une fois le catalogue raisonné de Pollock achevé. Évidemment, Red, Black & Silver ne fait pas partie de la sélection. Avant sa dissolution, Ruth Kligman avait saisi plusieurs fois le comité pour faire authentifier le tableau. Mais les réponses étaient chaque fois stériles et négatives. Pour Francis V. O’Connor, coéditeur du catalogue définitif de Pollock et membre de la fondation, une chose est sûre : Red, Black & Silver ne ressemble à aucun autre tableau de l’artiste. Ruth Kligman recevra un avis de réponse plutôt insultant en 1996 : « Red, Black & Silver est une œuvre terriblement incongrue, et colportée par quelqu’un qui défend son seul intérêt individuel, dont le récit concernant sa création n’est absolument pas crédible. » La messe est dite. Lee Krasner ne pardonnera jamais l’idée que Pollock ait pu offrir sa dernière œuvre, son ultime preuve d’amour, à une autre.
Et la lutte est inégale d’autant que les membres de la fondation s’avèrent être proches de Lee Krasner. Ruth Kligman se dit alors victime d’une vendetta. Quelques années auparavant, en 1974, l’ex-maîtresse avait publié Love Affair: A Memoir of Jackson Pollock, un livre autobiographique dans lequel elle raconte sa romance avec celui que le Time Magazine a surnommé « Jack the Dripper » (« Jack l’Égoutteur »). Jamais elle n’y mentionne l’existence du tableau. Cela jouera évidemment en sa défaveur dans la bataille de l’authentification. Dans une réédition parue en 1999, elle raconte cette fois avoir vu Pollock peindre Red, Black & Silver quelques semaines avant la nuit du crash. « Here’s your painting, your very own Pollock », lui aurait-il dit. Mais Ruth sait que sans l’expertise de la fondation Pollock-Krasner et le soutien du monde de l’art new-yorkais, le tableau ne vaut guère plus de 50 000 dollars. Une misère quand on sait qu’en 2006, le tableau No. 5, 1948 a été vendu aux enchères pour 140 millions de dollars, l’une des œuvres les plus chères de tous les temps.
Ruth Kligman meurt en 2010, non sans avoir au préalable laissé des consignes. En 2013, Nicholas D.K. Petraco, un ancien détective de la police scientifique de New York reconverti dans le professorat au John Jay College of Criminal Justice, commence à enquêter sur le tableau. Il effectue des prélèvements de tous les résidus se trouvant à la surface du tableau pour les analyser. Il découvre des fibres provenant probablement des mocassins de Pollock et des graines typiques des alentours de sa maison. Plus surprenant, les analyses montrent aussi la présence d’un poil d’ours polaire.
Dans le grenier de la maison de Pollock à East Hampton, Petraco ne met pas longtemps à retrouver le propriétaire du poil. Pendant des années, une véritable peau d’ours blanc avait orné le sol du salon de Pollock, non loin de l’endroit où Ruth Kligman avait affirmé que l’artiste avait peint le tableau. Pour Petraco, il ne fait aucun doute, c’est bien le même animal, d’autant que l’importation de peau d’ours était interdite depuis déjà belle lurette aux États-Unis. Cette preuve est peut-être la plus irréfutable de toutes celles avancées par la « team Kligman » ces vingt dernières années. Pourtant, si elle atteste scientifiquement que Red, Black & Silver a bien été peint dans la maison de Pollock, la question de son auteur demeure entière.
Cette toile qui a été l’objet d’un féroce crêpage de chignons pendant des années entre les deux femmes reste encore aujourd’hui un mystère. Ruth, Jackson et Lee sont morts tous les trois désormais, et ont emporté leurs secrets dans la tombe. Personne ne saura jamais qui était aux pinceaux cet après-midi-là, il y a soixante ans, dans ce fameux jardin d’East Hampton. Le tableau trône aujourd’hui dans le salon de la société de vente aux enchères Phillips de Pury & Company à New York. La compagnie l’a acheté aux héritiers de Kligman après sa mort. Sous l’œuvre orpheline, les visiteurs peuvent lire : « attribué à Jackson Pollock ».
Lucie Etchebers-Sola mène l’enquête sur Twitter.