C’est enfin prouvé: pour réussir sa carrière en entreprise, il vaut mieux être stupide

Tous les ans, des milliers de jeunes surdiplômés se pressent vers les plus grandes entreprises pour utiliser leur gros cerveau transpirant de business plans afin de modeler le monde à leur image – et gagner un maximum de cash. Ces femmes et ces hommes, prêts à conquérir l’univers grâce à leurs brillantes idées – « Et si on changeait le logo? » – se retrouvent dans un monde qu’ils pensent connaître, mais surtout dans lequel ils estiment pouvoir faire office de messie. Ce n’est pas vraiment de leur faute, l’école leur a répété pendant toutes leurs études à quel point ils étaient importants et que les entreprises allaient se battre pour eux. C’est vrai, mais visiblement ce n’est pas vraiment pour leur intelligence qu’elles le feront.

En fait, ce serait même l’inverse. Il y a de grandes chances que votre évolution dans le monde de l’entreprise soit plus simple si vous êtes stupide. C’est ce que met en évidence un professeur de l’université de Londres, André Spicer, dans le livre The Stupidity Paradox publié cette année. L’étude a porté sur des centaines de jeunes travailleurs – tous intelligents et surdiplômés – et des dizaines d’entreprises. Ce « paradoxe de la stupidité » – qu’il résume dans un article pour le magazine Aeon – consiste à démontrer que dès qu’un jeune diplômé intègre une entreprise, on lui demandera plus ou moins de débrancher son cerveau.

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C’est ce que me confirme Spicer, contacté par mail : « Ils embauchent des tas de jeunes surdiplômés, mais ils doivent débrancher leur cerveau pour faire quelque chose d’idiot. » C’est pour cette raison qu’après avoir reçu le calepin, le stylo et le mug de bienvenue de la part de leur happiness manager, beaucoup de jeunes salariés plongent dans une profonde dépression. Jadis premiers de classe, ces jeunes diplômés finissent par croupir sur une chaise de bureau et s’adonnent à des tâches particulièrement rébarbatives tout en touchant un salaire indécent.

Certains appelleront ça « une bonne planque », d’autres plus simplement « un enfer » et quelques benêts diront qu’« il faut bien travailler, non? ». Aujourd’hui, la moitié des salariés français estiment s’emmerder au boulot. Et cet ennui moderne peut bien sûr faire des ravages, comme me le confirme Étienne, un ami qui a parfois été déçu de ce qu’on lui proposait: « Quand on sort de six ans d’études, ça peut faire un peu chier de passer sa journée à répondre à des mails. »


Image issue du film « Idiocracy », Mike Judge, 2006.

Pourquoi recruter des personnes surqualifiées si c’est pour leur donner des tâches qui ne demandent pas de talent ou de connaissance incroyable? En fait, les entreprises cherchent avant tout à recruter des gens suffisamment intelligents pour perpétuer la business familial, mais pas assez pour pouvoir la remettre en cause. C’est l’un des paradoxes d’une grosse entreprise, comme me l’explique Spicer: « Pour réussir, les grandes entreprises ont besoin de conformisme. Mais pour avoir une bonne image dans le monde extérieur, l’entreprise doit aussi paraître intelligente. C’est là où il peut y avoir un conflit, puisque les gens intelligents refusent souvent le conformisme. »

Ne pas trop réfléchir au boulot empêche assurément de se poser des questions légitimes, comme « Pourquoi je fais ce boulot? » ou « Pourquoi mon boss arrive toujours à 11h30? » Poser trop de questions remettra en cause l’équilibre de l’entreprise, basé sur une omerta. Remettre son travail en question, c’est remettre en cause des règles bien établies, et donc l’entreprise elle-même. L’entreprise existait avant vous et existera encore bien après vous, comme une vulgaire table basse. C’est d’ailleurs ce qui fait qu’elle est dépourvue de toute humanité. Sous-entendu : ce n’est pas à vous de tout remettre en question. Spicer confirme: « Vous imaginez si tous les cerveaux d’une entreprise étaient comme “libérés”? Il est certain que ces gens se poseraient trop de questions sur l’entreprise. Et ça, ce n’est pas bon. »

Mais ce système ne fonctionne que par l’acceptation des salariés eux-mêmes. Comment gérer des centaines de salariés qui vont rapidement s’ennuyer et devenir aigris? Deux solutions assez simples: l’argent et l’infantilisation. Les grosses entreprises payent excessivement bien, offrent des plans d’intéressement et un tas d’avantages. Vous croyez vraiment qu’ils font ça parce qu’ils sont sympathiques ou qu’ils vous aiment bien?

Ensuite, il faut considérer le salarié surqualifié comme un enfant. Que fait-on lorsqu’un enfant s’ennuie? On lui propose de jouer, évidemment. Il n’y a qu’à regarder le top-10 des bureaux les plus cool du monde fait par le magazine GQ, qui ressemblent tous à des garderies pour enfants pourris gâtés. Spicer le dit très bien: « On donne à ses surdiplômés des cahiers de couleur, on leur organise des journées où ils peuvent venir déguisés en super-héros et ils ont même une chorale. Certaines entreprises ont dessiné leurs espaces de travail comme de véritables aires de jeux pour enfants, comme Google avec ses toboggans et son bateau pirate. »

Faire le choix d’accepter cette fatalité pourrait même être récompensé. « La stupidité peut payer et vous faire grimper les échelons. Personne ne veut être celui qui fait des réunions interminables simplement pour faire le malin », plaisante Spicer. En acceptant de jouer le jeu, vous n’avez donc aucun avis ou volonté. Vous êtes là sans vraiment l’être. Par conséquent, si vous ne vous engueulez avec personne, on va donc vous considérer comme un bon leader. Un type qui ne fait pas de vagues. Voilà le paradoxe de la stupidité. Cette notion de leadership est très importante et aussi symptomatique de ce paradoxe. Dans les grandes entreprises, vos patrons (les leaders) utiliseront souvent – pendant ces réunions interminables où aucune décision n’est prise – des expressions comme « vision », « authenticité » ou encore « valeurs ». Vous pourriez presque croire que vous bossez pour une ONG, mais de droite. Sauf que dans les faits, leur journée consiste en grande partie à répondre à des centaines de courriels, à participer à des réunions et à faire un « message de rentrée ». C’est tout simplement de la bureaucratie, comme l’expliquait David Graeber. Ce sont des bureaucrates déguisés en leaders. C’est ce à quoi vous tendez à devenir si vous jouez le jeu de cette stupidité.

Peut-on parler de conséquence des bullshit jobs? Assurément. On découvre maintenant que non seulement ces jobs ne servent à rien si ce n’est faire gagner de l’argent à une assemblée d’actionnaires, mais ils sont en plus totalement déconnectés des valeurs de l’école, qui normalement nous poussent à toujours avoir des idées. Mais le problème est aussi systémique. De plus en plus de jeunes font des études supérieures alors que de moins en moins d’emplois le demandent. Le marché du travail est donc inondé de gens diplômés et cultivés – ce qui est très bien en soi –, mais ils font face à des jobs qui « ne demandent que quelques jours d’apprentissage, rien de plus », conclut Spicer. D’où la frustration des jeunes salariés qui se sentent sous-exploités, mais qui l’acceptent.

Le problème, c’est que les grosses entreprises actuelles sont tellement implantées et mazoutées par la bureaucratie qu’elles ne cherchent que des gens capables de perpétuer leur héritage, comme évoqué plus haut. Pourquoi risquer de tout perdre quand on peut simplement continuer de tirer sur la pompe à fric? En intégrant une grande entreprise, vous devez accepter le fait de n’être qu’un maillon interchangeable qui ne fera rien d’autre qu’une tâche précise que des gens ont décidé pour vous. Il serait même presque hypocrite d’affirmer vouloir entrer dans un grand groupe pour autre chose que pour l’argent, la sécurité et les possibilités d’évolutions logiques, plus que pour le travail en lui-même. Et ce serait tout à fait compréhensible. Quand vous êtes junior, on vous demandera de ne pas en faire trop, et si vous êtes cadre vous n’aurez jamais le courage – ou tout simplement aucun intérêt – de changer quoi que ce soit. Le véreux monde du travail est comme un casino géant où les gens ne viennent que pour gratter le plus d’argent possible avant de partir. Une sorte de manège pour surdiplômés. Et diriger un casino, « c’est comme voler une banque mais sans qu’il y ait de flics. »

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