Si parmi toutes les idoles qu’on déboulonne sans vergogne en ce moment, celle qui risque bien d’échapper à la vindicte populaire est sans doute Banksy, icône du street art. L’un des artistes les plus identifiés (et l’une des figures les plus consensuelles en la matière) du monde a le droit en ce moment à son documentaire. Diffusé sur Canal+ et intitulé Banksy Wanted, le film se penche sur le « phénomène » de la rue en partant à la chasse au trésor pour essayer de savoir qui se cache derrière le patronyme. Mais ce qu’oublie de soulever le documentaire, c’est pourquoi l’évènement médiatique Banksy, dans sa forme la plus théâtrale, éhontément commerciale, dans ce qu’il dit de la spéculation de l’art aujourd’hui, non seulement n’est pas près de s’arrêter, mais aura probablement raison de nos existences à tous. Du coup, on a essayé nous aussi de comprendre pourquoi Banksy ne risquait pas d’être descendu de son piédestal de sitôt.
Parce que c’est pas une statue
Ça parait évident dit comme ça, mais c’est compliqué de déboulonner un graff – même si bon, on peut toujours opter pour le karcher ou bien encore la peinture fraîche. Mais ce qu’on veut dire par là, c’est que si Banksy n’a pas eu droit à la vindicte populaire, c’est parce que ce n’est pas une personne – ou en tout cas, on ne sait pas qui il est. Et au temps de la personnalisation historique des faits, il sera toujours très compliqué de déterrer des histoires personnelles olé-olé et des opinions politiques sulfureuses chez un artiste qui n’est par définition personne, léger et libre comme l’air. Du coup, on n’a personne à qui s’attaquer. C’est ce qu’on appelle l’anonymat malin. Une stratégie qu’aurait pu adopter le street artist et photographe parisien Wilfred A, qui aurait imposé des violences sexuelles à de nombreuses femmes selon Neon. D’ailleurs, qui nous dit que ce n’était pas lui, Banksy ?
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Parce que c’est lui-même un vandale
Tout le monde parle des origines prolétaires du street art, c’est un art fondamentalement anti-institutionnel et populaire, qu’il parle au peuple et non au 1% des galeries d’art si terriblement mondaines. Bon, on en oublie au passage que l’ancien ministre de la Culture Jack Lang soutenait déjà le mouvement en 1985 et que la très chic boutique agnès b. y consacrait des expositions dès 1986. Mais peut-être que si on le répète suffisamment on finira par y croire. Plus sérieusement, les défenseurs du genre arguent le fait que le street art est par définition une irruption non autorisée dans l’espace public, ce qui en fait un art déjà un peu vandale, qui prend possession des lieux sans demander l’autorisation à personne – et on sait qu’il est très difficile de déloger un squatteur.
« Honnêtement, trouvez-moi quelqu’un qui n’est pas contre la guerre, la famine, les décapitations arbitraires, les méchants patrons du CAC40 et la disparition des ours polaires. Dire qu’on n’est pas d’accord avec Banksy, c’est déjà être un peu fasciste »
De l’autre côté du spectre, le Guardian interrogeait l’année dernière des personnes en Angleterre qui n’avaient pas réussi à revendre leur maison après que Banksy ait taggué leur mur, et d’autres ont du repeindre toute la façade du fait du trop grand nombre de visiteurs. Compliqué de déboulonner un déboulonneur.
Parce que c’est l’artiste le plus consensuel qui soit
Alors d’accord, devant lui il y a sans doute Ben, John Hamon et James Franco, mais difficile de ne pas être d’accord avec le discours que les œuvres de Banksy véhiculent, tellement simplet que même un enfant de 4 ans pourrait comprendre – on en revient encore à l’art « démocratique », régurgitable pour tous les golios de 7 à 77 ans. Honnêtement, trouvez-moi quelqu’un qui n’est pas contre la guerre, la famine, les décapitations arbitraires, les méchants patrons du CAC40 et la disparition des ours polaires. Dire qu’on n’est pas d’accord avec Banksy, c’est déjà être un peu fasciste. Et personne n’aime les fascistes – à part peut-être deux ou trois farfelus. Et pour ceux qui ne seraient pas encore convaincus, remettons-nous aux paroles de Nicolas Laugero Lasserre, cofondateur du centre d’art urbain Fluctuart, qui nous sort les yeux écarquillés une sentence définitive mic droppesque dans le documentaire suscité consacré à l’artiste britannique : « Banksy, c’est le double de followers sur Instagram que le Louvre. » Et paf.
Parce que c’est un produit de notre imagination (limitée)
Son ancien agent Steve Lazarides le dit lui-même, le coup (marketing) de génie de Banksy, c’est d’avoir réussi à s’adresser à tout le monde. Et si son véritable tour de force (à prononcer avec un accent anglais), c’est d’avoir réussi à nous faire croire pendant toutes ces années qu’il avait tout simplement réellement existé ? Sans faire le situationniste du rayon saucisse-fromage de l’Intermarché d’Ermenonville, toute l’œuvre de Banksy depuis 20 ans tourne autour de ce même adage : « Le vrai est le moment du faux ». Il n’est pas impossible de spéculer (permettons-nous de spéculer, le marché de l’art le fait très bien) sur le fait que l’entreprise Banksy ne soit qu’une vaste supercherie participative dans le but de revendre à prix d’or sur Ebay des œuvrettes absolument inoffensives comme on s’échangerait des cartes de vœux un peu edgy pour la modique somme de 4 000 dollars pièce.
Le documentaire Exit Through The Gift Shop réalisé en 2010 officiellement par Banksy lui-même raconte l’histoire d’un Français un peu cinglé exilé à Los Angeles qui part sur les traces de Banksy et le filme dans sa vie de tous les jours ainsi que dans ses escapades nocturnes – évidemment, Banksy lui-même n’apparait jamais à l’écran. Le gars finit par émuler tellement son artiste préféré qu’il finit par devenir lui-même street artiste – twist qui n’en est pas vraiment un : ses propres œuvres ressemblent comme deux gouttes d’eau à celles de Banksy. Ce qu’on en retient à la fin, c’est, dans un premier temps, que Banksy se fout pas mal de notre gueule en essayant de nous faire croire à une histoire visiblement fabriquée de toute pièce, sans queue ni tête et absolument pas crédible. Mais surtout, on en vient à se demander si les œuvres de Banksy, reproductibles et déclinables à l’infini, ne seraient pas au fond le produit de lamantins algorithmiques, ou à la rigueur de toute une bande de télémarketeurs sans foi ni loi qui tentent de nous fourrer dans le crâne des stickers publicitaires depuis maintenant un paquet d’années.
Parce que c’est une publicité
Au moment où la spéculation sur l’identité secrète du plus polisson des artistes britanniques était à son comble, le musicien Goldie avait failli vendre la mèche en parlant de Banksy comme de Robert (beaucoup d’observateurs en ont conclu que Robert n’était autre que Robert Del Naja, le chanteur de Massive Attack) : « Robert est un grand artiste, mais bon, si on prend une grosse lettre et qu’on la met sur un T-shirt et qu’on écrit Banksy, c’est réglé… On peut le vendre. » Quoi, Banksy serait une marque ? On se souvient de son fameux coup d’éclat chez Sotheby’s où son œuvre de la gamine au ballon rouge s’était auto-détruite après avoir été adjugée pour plus d’un million d’euros. Tout à sa volonté de commettre un acte de destruction de valeur, sa valeur s’en est elle-même retrouvée décuplée sur le marché de l’art à l’avenir. On peut même en conclure que si le capitalisme ne peut être détruit, la tentative de sa destruction devient elle-même ce qu’un article de Mediapart appelle « un agent de la création de valeur. » En d’autres termes, c’est foutu, on ne peut détruire Banksy comme on ne peut détruire Coca-Cola. D’ailleurs, ses œuvres agissent sur nous comme autant de publicités plus ou moins ciblées depuis des années. Est-ce qu’on le monde a vraiment besoin de Banksy ? Pas vraiment, même si croire le contraire est bizarrement très confortable.
Parce que c’est nous, Banksy
Si on va par là, l’existence même de Bansky repose sur le fait que nous encouragions cette quête effrénée de la spéculation de l’art, et des valeurs marchandes qui vont avec. Si on arrêtait de s’extasier comme des débiles devant le graff d’un flic qui nous fait un doigt d’honneur (tellement punk), peut-être que sa valeur spéculative s’écroulerait d’elle-même. Mais pour comprendre que c’est impossible, il faut remonter pour cela à 2002, où le collectionneur d’art londonien Robin Barton n’avait pas saisi du premier coup le potentiel commercial du jeune artiste d’alors (et s’en était mordu les doigts par la suite pour être passé à côté d’un bon gros paquet de pognon). Il s’est rendu compte alors à son corps défendant, que pas mal de jeunes gens avides d’art nouveau qui « tape là où ça fait mal » s’échangeaient ses sérigraphies à bas prix, pour faire monter les enchères ensuite sur Ebay pour se faire de l’oseille. À partir de là, la machine était lancée, et il est devenu quasi impossible de l’arrêter. Sans des gros débiles comme nous pour entretenir le truc, rien de tout cela ne serait possible. Rien que cet article contribue à nourrir la bête : la valeur de l’art de Banksy ne joue que sur le commentaire, le fait qu’on parle de lui, la spéculation. Oh well.
Marc-Aurèle Baly est vaguement sur Twitter.
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