Tout a commencé par un coup de fil. Celui de Michel Lucas, P-D.G. du Crédit Mutuel, à son ami et partenaire d’affaires Vincent Bolloré, au printemps 2015.
Alerté par son numéro 2 de l’existence d’une enquête journalistique embarrassante pour la banque « qui appartient à ses clients », et qui mettrait en lumière les pratiques douteuses de sa filiale monégasque, la banque Pasche, en termes d’évasion fiscale, le président a tiqué. « À force de gratter, on va comprendre ce qu’il s’est passé, explique Jean-Baptiste Rivoire, ancien rédac-chef adjoint de l’émission Spécial Investigation. Michel Lucas a directement appelé Bolloré pour lui faire part de son mécontentement. »
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« Ni une ni deux, Vincent Bolloré décide alors d’user de son pouvoir en interdisant la diffusion du documentaire. « Bolloré a appelé Rodolphe Belmer [ DG de Canal+, évincé depuis par Bolloré, N.D.L.R.] et, entre mai et juillet 2015, la direction torpille ce film et le déprogramme dans notre dos, poursuit Rivoire. C’était épouvantable. On n’avait pas les infos, on passait pour des cons. » Une censure aussi simple qu’un coup de bigo, réalisée dans le feutré, voilà donc quelle serait la nouvelle méthode Canal+ estampillée Bolloré.
Si les pressions et les blocages ne datent pas d’hier dans le milieu de la télévision, ce qui choque ici, c’est le manque de franchise de la part de la direction. « À l’époque, quand il y avait un souci, au moins on nous disait la vérité. On était sur une démarche plus élégante, il y avait au moins un minimum de loyauté. » Finalement, c’est en lisant un papier de Médiapart que les protagonistes comprendront ce qui s’est joué en coulisse. Pigeant peu à peu que leur docu était grillé, KM Production, la boîte de production à l’origine de celui-ci et son patron Renaud Le Van Kim, ont réussi à libérer ses droits pour négocier une diffusion sur France Télévision. « Malgré ça, Bolloré va tenter une ultime manœuvre pour que le documentaire ne soit même pas diffusé sur France 3, précise Geoffrey Livolsi, coauteur du documentaire, en menaçant la chaîne d’un procès, et en empêchant que les droits soient libérés de la propriété de Canal+. »
Selon Le Canard Enchaîné, Michel Lucas aurait appelé Delphine Ernotte, présidente de France Télé, pour la menacer de lui couper toutes les publicités.
Pourtant, France 3 diffusera bien l’enquête dans l’émission Pièces à Convictions. À l’arrivée, cette censure, que Bolloré voulait discrète, fera un tel bordel qu’elle attisera les curiosités du public et fera péter l’audimat. « Sur Canal, le reportage aurait été vu par environ 300 000 téléspectateurs, poursuit Livolsi. Au lieu de ça, il est passé sur le service public et les audiences ont tourné autour de 1,2 million. Bolloré nous a fait une campagne de com’ magnifique. » Pourtant, si la défaite de Bolloré semble indiscutable, la réalité est bien différente. En effet, cette censure n’était que les prémices de la mort programmée de Spécial Investigation sur sa chaîne de télévision.
Après plusieurs mois de non-dits, la direction finie par tomber le masque. Lors d’un comité d’entreprise, le 16 septembre 2015, Philippe Kandel, délégué syndical CGT, parvient, après maintes tentatives infructueuses, à leur faire cracher la pilule. Dans un compte rendu diffusé sur l’intranet de la chaîne et dont Médiapart a eu connaissance, celle-ci explique sans trembler que son objectif est de « défendre les intérêts du groupe Canal+ » et estime qu’il est donc « préférable d’éviter certaines attaques frontales ou polémiques à l’encontre de partenaires contractuels ou futurs . » En évoquant non seulement les partenaires « actuels » mais aussi les « futurs », la direction ratisse large, obligeant les journalistes d’investigation qui oseraient encore (quel toupet !) faire leur métier à se transformer en Madame Irma pour lire l’avenir.
Difficile en lisant cela de ne pas penser à cette punchline mythique lâchée par Nicolas De Tavernost, le président de M6, lors de son passage sur le plateau du Supplément, l’émission de Canal+ : « Je ne peux pas supporter qu’on dise du mal de nos clients. »
Vincent Bolloré prononçant un discours à l’UNESCO. Photo via Wiki Commons.
Seulement voilà, la différence entre une chaîne comme M6 et Canal+, c’est justement le modèle de financement. Et cela change tout. En théorie. Car si la première ne vit quasi exclusivement que de ses revenus publicitaires, Canal+ se finance avant tout grâce à la vente de ses abonnements, ce qui lui offrait jusqu’à récemment sa liberté de ton et sa relative indépendance. Or, dans les conditions nouvelles qui semblent être devenues la règle à Canal, difficile de faire son travail d’investigation. Après l’affaire du Crédit Mutuel, si certains espéraient encore qu’après la pluie viendrait le beau temps, d’autres ont compris ce qui se tramait. C’est le cas de Geoffrey Livolsi.
«J’avais dit à un journaliste que ça marquait le début de la fin, estime-t-il. Les boîtes de prod’ ont arrêté de proposer des sujets sensibles à l’émission. Le risque, c’était de devoir regarder la liste des partenaires économiques et financiers du groupe Canal+ et Vivendi, ce qui est quand même assez large, pour savoir si on leur proposait telle ou telle enquête… De fait, Bolloré a tué l’émission avant même de la supprimer. »
« Il y a beaucoup de terreur dans l’entreprise depuis l’arrivée de Bolloré. Quand tu vois tes patrons se faire fumer les uns après les autres avec une telle violence, ça terrorise tout le monde. »––Un employé de Canal+, anonyme
Même son de cloche du côté de Jean-Baptiste Rivoire. « À partir du moment où il censure le reportage, je sais que c’est désormais mort pour l’investigation à Canal. En janvier dernier, on arrive avec 11 projets vraiment pas mal – le comité nous en refuse 7. Du jamais vu ! Là, on s’est dit qu’on allait se heurter aux intérêts de Bolloré à chaque fois qu’on voudrait faire un pas . » La suite leur a donné raison, Spécial Investigation ayant depuis été enterré au côté du Zapping dans le cimetière des programmes d’un Canal+ qui n’existe déjà plus.
Malgré cette purge, relayée dans tous les médias, peu de voix se sont élevées en interne pour protester contre la disparition des dernières miettes de ce qu’il restait de « l’esprit Canal ». Si la plupart des salariés n’ont pas moufté, ce n’est pas par lâcheté – mais par peur. Celle d’être le prochain à sauter. « Il y a beaucoup de terreur dans l’entreprise depuis l’arrivée de Bolloré, confirme un salarié qui souhaite garder l’anonymat. Quand tu vois tes patrons se faire fumer les uns après les autres avec une telle violence, ça terrorise tout le monde au niveau intermédiaire. Pire que des voyous, ce sont des mafieux. »
Même au sein de l’équipe de Spécial Investigation, alors que l’émission n’était pas encore officiellement sabrée, la question divisait. « À un moment il y a une petite fracture, avoue Rivoire. Une partie se disait “il faut qu’on ferme notre gueule, sinon tout va s’écrouler et on va perdre notre boulot” , et une autre disait “hors de question de protéger la direction ou de mentir aux gens” . Moi si on m’interroge, je dirai la vérité. » Et c’est ce que Jean-Baptiste Rivoire a fait.
Invité par Daniel Schneidermann sur le plateau d’ Arrêt sur images, le journaliste vide son sac. Une sortie médiatique en guise de signal d’alarme mais qui ressemble aussi à un baroud d’honneur avant son départ forcé. Dans le viseur de ses patrons, Jean-Baptiste l’est déjà depuis un bail. L’an passé, après avoir été nommé représentant par le syndicat des journalistes CGT de Canal+ afin d’assister au CE et de donner son avis sur l’évolution brutale de la chaîne, il a eu la surprise de recevoir une lettre de licenciement. Licencier un salarié qui vient tout juste de se syndiquer, et sans motif, il fallait oser.
Cette menace devait surtout servir de coup de pression : « On m’a fait comprendre qu’on allait me donner un chèque pour que je m’en aille et que je ferme ma gueule. Sauf que j’ai refusé d’entrer dans ce jeu-là – et ils ont été obligés de reculer. » Fermer sa gueule implique aussi de signer une clause de confidentialité drastique qui vous enlève toute liberté de parole, ad vitam aeternam , au sujet de l’entreprise. D’ailleurs, parmi le contingent d’anciens salariés lourdés par la boîte, a-t-on entendu la moindre voix s’élever dans les médias ? Non. C.Q.F.D.
Le logo de Canal+ à la fin des années 1980. Photo via Wiki Commons.
Les conséquences de cette violente mise au pas ne s’arrêtent pas là. Car si départs forcés des salariés il y a, que dire alors de ceux, volontaires, des abonnés ? On a souvent eu coutume de dire que les abonnés de Canal payaient d’abord pour le foot, le cinéma et le porno. Sauf que Canal ne cesse de perdre les droits du foot – le championnat anglais, produit phare de la chaîne, s’est fait la malle sur SFR Sport–, et les accrocs à la branlette nocturne se connectent désormais sur Youporn. Et ce serait oublier un peu vite ceux qui crachaient la monnaie avec la conviction de financer un média qui avait pu, historiquement, être assez libre.
Il y avait à l’époque une sorte de lien affectif et politique entre un certain nombre d’abonnés et la chaîne. Un lien passionnel, qui ne cesse de se distendre au fil des mois. Entre le 1er janvier et le 31 août 2016, la chaîne a perdu 363 000 abonnements, « ce qui est tout à fait exceptionnel », nous glisse un autre salarié, qui a également tenu à rester anonyme. Et il n’y a pas que ceux qui ont déserté qui gueulent aujourd’hui. À l’écoute de ses abonnés, Canal a l’habitude de réaliser deux enquêtes de satisfaction par an ; or, fait rarissime de mémoire de salariés, la direction n’a pas souhaité dévoiler les résultats de l’enquête d’automne 2015. Lors d’une réunion avec le personnel, Maxime Saada, actuel DG de Canal+, aurait simplement glissé qu’elle était « dégueulasse ».
Nous sommes parvenus à nous procurer la note finale de cette étude et, là aussi, le résultat n’est pas glorieux. Avec un petit 6,9/10, l’insatisfaction des abonnés vis-à-vis des programmes a atteint son paroxysme. « Entre 2010 et 2015, avant que Bolloré sorte du bois, on était plus entre 7,1 et 7,4/10. Ça peut paraître rien de descendre de 0,2 ou 0,3 point, mais en réalité c’est une catastrophe », nous avoue un salarié.
Dans un pays où la concentration des médias entre les mains de quelques puissants industriels ne cesse de s’accroître, la question de la place de l’investigation n’a jamais été aussi pressante. Pour Jean-Marie Charon, sociologue et spécialiste du traitement de l’information dans les médias, « la France a cette particularité d’avoir des médias aux mains de grands groupes industriels, qui sont effectivement en situation difficile lorsqu’il s’agit d’investigation puisqu’il y a : soit le risque de se retrouver dans une situation désagréable par rapport à ses partenaires, soit par rapport à ses propres intérêts industriels. »
Sans oublier les intérêts politiques. À propos de Canal, un employé réfléchit : « Je me demande si, au fond, la stratégie n’est pas clairement de torpiller cette boîte. Je ne vois pas d’autres explications. Je pense que Bolloré veut mettre par terre un média qui a fait chier pendant des années son pote Sarkozy, un média qui se moque du mensonge en politique, qui est trop dérangeant pour lui et ses amis de tous bords. » Dès lors, faut-il s’inquiéter de l’avenir de l’investigation à la télévision ? « C’est vrai que la question se pose », répond Charon avant d’ajouter que « la télévision française n’a jamais vraiment brillé en termes d’investigation. Dans une époque récente, un peu plus ; mais dans le passé, on ne peut pas dire que la contribution de la télé à l’investigation a été majeure. »
L’heure est donc à l’inquiétude. La France a encore perdu sept places au classement mondial 2016 de la liberté de la presse réalisé par RSF, passant d’une 38e place qui n’était déjà pas jojo, à une 45 e qui l’est encore moins. Néanmoins, certains journalistes comme Livolsi, qui bosse aujourd’hui pour Envoyé Spécial sur France 2, refusent de broyer du noir : « Même si ça devient difficile de faire de l’investigation, je trouve que c’est le moment où les gens s’y intéressent le plus. Il y a une demande très forte de la part du public, les gens veulent voir des enquêtes poussées ; c’est plutôt une bonne époque pour combattre. » C’est déjà ça.
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