Lors d’une interview accordée en 1991, le philosophe français Jacques Derrida révélait que, malgré tous ses travaux érudits, son vrai rêve d’enfant était de devenir footballeur professionnel. De même, parlant de son expérience en tant que gardien de but dans l’équipe du Racing Universitaire d’Alger (RUA), l’existentialiste Albert Camus a un jour fait cette déclaration célèbre : « Après beaucoup d’années pendant lesquelles j’ai été témoin de beaucoup de choses, ce que je tiens de plus sûr à propos de la morale et du devoir de l’homme je le dois au sport et je l’ai appris au RUA ».
Pour ceux qui voient le football comme un sport pratiqué par des sportifs surpayés supportés par des ”hooligans” et des ”rustres”, cela peut sembler surprenant. Mais pour Joe Kennedy, auteur de Games Whithout Frontiers (Jeux sans Frontières, nldr), nouveau livre, encore un, sur l’univers du ballon rond, il est assez logique que beaucoup de théoriciens soient amoureux du football. « Ce qui me frappe, dit-il dans l’introduction de son livre, c’est de voir comment le football est lié, plus ou moins évidemment, à des domaines comme la politique, l’histoire et l’économie, mais aussi à d’autres qui semblent a priori plus éloignés comme la littérature, la musique, la philosophie et la théorie critique. »
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Dans Games without Frontiers, Kennedy – professeur à l’Université de Sussex, dans le sud de l’Angleterre – traite du football avec le genre d’analyse sérieuse que le sport mérite, mais dont il bénéficie rarement. Entre les carnets de voyage qui documentent son expérience en tant que supporter de Darlington et de Dulwich Hamlet, il explore le côté poétique du jeu, sa relation à la modernité et il se lamente sur la façon dont l’expérience sociale d’assister à un match de foot s’est perdue aujourd’hui à l’ère de BeIn Sports et des papiers foot obsédés par la tactique. Je l’ai appelé pour en savoir plus.
VICE : Dans le livre, vous analysez le football de la même manière qu’on analyserait l’art, la littérature ou la musique. Pourquoi est-ce important pour vous ?
Joe Kennedy : Il est frappant de voir que beaucoup d’écrits ”intelligents” sur le football viennent de littéraires comme Nick Hornby. Ce dernier a déclaré ceci : « En vrai je suis quelqu’un de littéraire, mais je ressens le besoin de justifier mon appréciation pour le football », mettant ainsi en opposition le football et la littérature. Tout ce que cela veut dire ici, c’est que l’on pourrait utiliser les termes de la littérature pour justifier le football tout en disant qu’ils ne seront jamais égaux – que ce dernier aurait une certaine infériorité constitutive. J’ai pensé qu’il serait intéressant de réfléchir plus en profondeur à ce qu’est vraiment la poésie intrinsèque du football. Je pense que ce qui est surtout intéressant avec le football c’est la façon dont il suit indépendamment un chemin parallèle à celui de l’histoire esthétique, et ce d’une manière beaucoup plus profonde que ce qu’assurerait Nick Hornby. Il provient du même moment des années 1860, de la même période de modernité capitaliste et industrielle dont ont émergé l’art et la poésie moderne, et je pense que nous devons le considérer comme une forme particulière de modernisme, comme une autre parenthèse de la culture moderniste.
Pouvez-vous l’expliquer un peu plus ? Un de vos arguments maîtres est que le football devrait être considéré comme une forme de ”modernisme populaire”. Qu’est ce que cela veut dire ?
Grossièrement, le modernisme populaire est toute la sphère dans laquelle la culture populaire a tenté d’inscrire l’expérience brisée de la modernité – tout spécialement la modernité industrielle capitaliste ainsi que la récente modernité capitaliste.
Pouvez-vous me donner quelques exemples ?
On sait par exemple que, dans les années 1860, des peintres comme Monet et des poètes comme Baudelaire ont cherché une manière de représenter un monde qui s’accélérait, qui se transformait en un flou dans lequel il était dur de se raccrocher à l’expérience. La raison pour laquelle je pense que le foot est une forme de modernisme populaire est que, comme l’art moderniste, il est fondé sur la fugacité et l’effacement. On sait bien que la victoire au football n’est pas quelque chose qui dure très longtemps ; ton équipe gagne, si tu as de la chance, t’es content pendant cinq minutes et puis il faut passer au match d’après. Il n’y a pas vraiment le temps de savourer. Il y a une sorte de fugacité que les supporters comprennent et acceptent. En grandissant, ce sentiment de fugacité et d’instabilité était la clé de mon expérience au football.
Un autre de vos arguments est que l’expérience sociale, qui est celle d’assister à un match de football, s’est perdue dans les premières divisions. D’après vous, pourquoi ?
Après l’issue du Rapport Taylor en réponse au désastre d’Hillsborough, il était recommandé que les stades de football du haut niveau anglais ne soient composés que de places assises. Les propriétaires des clubs, plutôt que d’accepter cela en toute bonne foi, en ont profité pour changer complètement l’expérience footballistique, changer de cœur de cible pour se tourner vers un nouveau public, plus riche. Ce phénomène, qui touchait les clubs de l’élite, a connu un effet boule de neige. Tous les clubs voulaient être impliqués. C’est pourquoi environ 15 ans après le Rapport Taylor, on trouve des stades de quatrième division où il faut payer 20 euros la place et 5 euros la pinte.
Vous dites qu’une des manifestations de cela est que tout le monde est beaucoup trop impliqué dans ”le jeu”, les calculs, les données et les tactiques. Est-ce une mauvaise chose ?
Je pense que les gens ont l’impression que l’aspect social du football a tellement été réduit à néant qu’ils ont presque totalement abandonné cet aspect du sport. En conséquence de cela s’est développée une approche de connaisseurs du football, les gens sont engagés corps et âme dans le jeu lui-même. Alors, passer du temps sur des blogs de tactique, être obsédé par les stats, se comporter comme si le jeu était limité uniquement à ce qui se passait sur le terrain offre certes une consolation pour cette expérience sociale brisée, mais rend également plus aisée encore la transformation du jeu en une marchandise. Si le sport est dissocié de ses implications et extensions sociales, il est alors plus facile de l’emballer et de le vendre.
En même temps, pourtant, nous avons vu la montée de groupes de supporters à Dulwich Hamlet et à Clapton qui mettent l’accent sur l’expérience sociale, sur la politique et sur l’inclusion. Que pensez-vous de ce mouvement ?
Je pense que l’aspect politique est génial pour ouvrir le football à une plus large communauté, au-delà de la population des fans de football traditionnels. Mais je ne pense pas que ce qui se passe à Dulwich et Clapton – bien que j’ai fait partie du premier – soit foncièrement bon. Je pense qu’il y a un risque que les supporters finissent par masquer ce qui était déjà bien dans le football, imposant leur communauté au club. On finit par avoir – pour utiliser un mot légèrement prétentieux – cette version hyper réelle du ”football vrai”, où tout le monde fait mine d’être là pour l’authenticité de ce football-là et non pas parce que c’est simplement dans leurs habitudes du samedi. La politique de ces groupes de supporters est aujourd’hui aussi devenue la marchandise à vendre. Les gens se disent alors, « Allons voir les supporters politisés – J’espère que les ultras seront chauds aujourd’hui. » Je crois que ça programme l’obsolescence de tout le système.
Vous mettez en garde sur le fait que le mouvement « Against Modern Football » (Contre le football moderne) peut parfois être réactionnaire aussi. Pouvez-vous nous expliquer avec quelques exemples ?
Je pense que le mouvement a toujours eu un côté réactionnaire. Il est même presque réactionnaire par définition, parce qu’il dit ”ce truc moderne est mauvais” et ”cet ancien truc est bien”. Je pense que le mouvement AMF a été très vite – si ce n’est depuis son origine en Italie – peuplé de personnes qui n’aiment pas le côté plus ”ouvert” du football moderne. Dans un club à Londres, quand un supporter s’est plaint sur Internet à propos d’une chanson à caractère misogyne, il a été violemment insulté, et on lui a dit qu’il était le genre de personne qui ruinait et édulcorait le football. Parce qu’au vrai foot, au bon vieux vrai foot, on devrait avoir le droit ”de rigoler un peu”.
On pense souvent au football et aux footballeurs comme la représentation des excès du capitalisme contemporain. Mais vous affirmez que beaucoup de gens dans le milieu sont confrontés à des emplois précaires, à l’exploitation et à un salaire de merde.
Si vous avez connu des footballeurs dans votre vie, il y a peu de chance que ce soit un Wayne Rooney ou un Paul Pogba. Il y a plus de chance pour que ce soit quelqu’un qui ait été footballeur puis qui ait pris sa retraite et qui soit parti faire des trucs beaucoup moins glamours après. Neil Webb par exemple, qui a joué la finale de la FA Cup de 1990 et qui a participé au Mondial en Italie est aujourd’hui facteur. Un gars qui avait marqué lors de la finale de la FA Cup était marchand de journaux juste au coin de ma rue à Norwich. Je ne pense pas que ça ait changé juste parce que les joueurs portent aujourd’hui des crampons plus flashy. Je pense que la plupart des gens qui jouent au football sont complètement conscients du fait qu’en dessous d’un certain niveau, ce qu’ils font suppose un vrai risque financier. Hors des ligues, il y a aussi ces gosses qui ont abandonné les centres de formation de Premier League surchargés, qui subviennent tout juste à leurs besoins parfois et qui essaient de garder l’espoir d’être un jour repêchés. Ils sont un réservoir de main d’oeuvre, exposé à tout genre d’exploitations. Et finalement il y a aussi la main d’oeuvre immigrée, qui est très exploitée dans la culture footballistique. Il y a des agents qui invitent beaucoup de joueurs – souvent venant d’Afrique subsaharienne – leur promettant un club européen qui s’avère être en fait un club chypriote de troisième division. Je pense donc que l’hostilité largement répandue envers les joueurs de football est très peu fondée, et suppose souvent au départ des jugements assez douteux sur les classes et les races.