Société

Pourquoi il ne faut pas débattre publiquement avec l’extrême droite

extrema dreapta discurs toxic, de ce nu e bine sa dezbati cu extrema dreapta

Faut-il donner une plateforme à toutes les opinions qui existent, même quand celles-ci puisent leur raison d’être dans la haine – entre autres – ou qu’elles se basent sur des mensonges, sinon sur une analyse irrationnelle des phénomènes sociaux ? Débattre a-t-il vraiment du sens dans une situation où avoir factuellement raison ne changera rien au dialogue et qu’à la fin, le seul résultat sera d’avoir ouvert la porte au mieux à la désinformation, au pire à des discours dangereux qui inspirent notamment des attentats terroristes ?

Et qu’en est-il du débat dans la sphère privée ? Une figure d’un parti d’extrême droite à la télévision n’est pas comparable à une personne anonyme – que celle-ci soit fervente militante ou vaguement sympathisante, et qui réagit à l’émotion face à certains propos lus ou entendus ça et là. À moins d’évoluer dans un entre-soi privilégié de personnes diplômées, on en connaît tou·tes, de près ou de loin. Mais faut-il convaincre ces gens un par un ? Ne serait-il pas plus efficace de s’occuper directement du champ public et resserrer le cordon sanitaire en rappelant aux médias qu’ils ont leur responsabilité dans ce bourbier ?

Videos by VICE

Là où certaines personnes poussent l’idée du débat comme étant un indispensable en démocratie, d’autres voix s’élèvent pour crier gare : débattre publiquement avec l’extrême droite, c’est aussi accepter que leurs idées méritent d’être discutées – même si elles sont dangereuses, notamment pour la démocratie.

Parmi ces voix, quelques-unes ont accepté de donner leur avis sur la question : Léonie de Jonge, chercheuse spécialiste de l’extrême droite ; Guillaume Lohest, auteur et président des Équipes populaires ; Judith, militante féministe ; Julien Dohet, historien spécialiste de l’idéologie d’extrême droite et secrétaire politique ; Nicolas Galita, militant antiraciste ; et Leyla Cabaux, militante queer & féministe intersectionnelle.

Toutes ces personnes viennent de Belgique ou de France et partagent leur point de vue concernant le débat public mais aussi privé, le rôle et la responsabilité des médias et la fameuse fenêtre d’Overton.

Guillaume Lohest (38 ans), président des Équipes populaires (mouvement d’éducation permanente en Wallonie et à Bruxelles) et auteur de Entre démocratie et populisme

Tout dépend de ce qu’on désigne par le terme « Extrême droite ». S’il s’agit de désigner une structure (un parti, un collectif, un mouvement, une association) qui se donne des objectifs politiques d’extrême droite, alors je réponds qu’on ne débat pas, sans aucune ambiguïté. Certaines personnes pourraient penser que la liberté d’expression l’emporte sur tout le reste et qu’il faut miser sur les capacités de persuasion, sur la force des arguments pour contredire l’extrême droite. Mais l’expérience montre que les mécanismes de la parole publique obéissent à d’autres lois que celles de la confrontation démocratique, rationnelle et paisible des idées. Ce qui se passe en réalité relève davantage d’une lutte pour occuper l’espace que d’un débat rationnel. Dans cette lutte pour occuper l’espace, chaque fois qu’on accepte de débattre avec un·e représentant·e d’un parti d’extrême droite, non seulement on lui offre un temps de parole, mais en plus on lui donne de la légitimité, de l’acceptabilité. C’est le fameux principe de la « fenêtre d’Overton », qui désigne ce qui est considéré comme acceptable dans le débat public. À force d’accumuler les prises de parole, l’extrême droite est parvenue à faire entrer dans cette fenêtre beaucoup de thèmes autour desquels les autres partis se sentent obligés d’intervenir. C’est la grande victoire de l’extrême droite, elle a réussi à imposer ses sujets.

Il y a une différence entre les structures et les militant·es, d’une part, et la masse d’électeur·ices potentiel·les avec lesquels il est important de discuter. La volatilité électorale, même si elle reste limitée en Belgique, a tout de même tendance à augmenter, ce qui signifie que les gens s’accrochent de moins en moins à un parti. Leur vote est donc toujours susceptible de changer et, surtout, on doit se souvenir qu’à de rares exceptions près, les gens n’ont pas un programme politique à la place du cœur ou du cerveau. Nous sommes donc souvent aux prises avec des émotions, des colères, des sentiments diffus ou des idées mélangées, confuses. Cette confusion et ces colères sont une aubaine pour l’extrême droite car elle vient proposer une apparence de clarté et une apparence de radicalité. Pour les associations, en particulier en éducation populaire, il est donc essentiel de rester au contact de ces colères et de cette confusion, de maintenir un dialogue honnête avec toutes les personnes tentées par l’extrême droite. Mais en aucun cas cela ne doit signifier un dialogue timoré. Ce n’est pas en taisant les désaccords et nos convictions qu’on va les défendre. Car bien souvent, les causes de ces colères sociétales peuvent être travaillées collectivement, et elles n’ont rien à voir avec la façon dont l’extrême droite les instrumentalise.

Autant les médias que les associations, nous devons cesser de penser que l’extrême droite « pose les bonnes questions ». C’est précisément l’inverse. Elle pose les mauvaises questions. Notre rôle, si l’on veut lutter efficacement, est d’être à l’initiative et de poser dans le débat public d’autres questions. Pour prendre un exemple simple, l’enjeu majeur de société aujourd’hui, ce n’est pas la question du voile, c’est plutôt celle de la catastrophe sociale et climatique en cours. Le rôle des médias, c’est aussi de mieux choisir leurs questions. Le travail journalistique, ce n’est pas donner 50% du temps de parole à une opinion et 50% à son contraire, c’est aussi sélectionner les sujets à traiter en fonction de leur importance, en fonction des repères déontologiques et des informations disponibles. Les médias font tout le temps des choix ! Il y a une grande confusion autour des notions de neutralité et de déontologie. Mais je ne dis pas que c’est simple, car il y a aussi des attentes, des habitudes, des stéréotypes, et les médias sont aussi pris dans des logiques de rentabilité, même les médias publics. Néanmoins, nous avons tou·tes une marge de manœuvre pour faire mieux qu’actuellement.

Léonie de Jonge (32 ans), chercheuse spécialiste de l’extrême droite aux Pays-Bas, en Belgique et au Luxembourg

Ce qui me motive le plus dans mon travail de recherche, c’est de comprendre pourquoi des gens votent pour des partis d’extrême droite, pourquoi des gens travaillent pour ces partis, pourquoi ils s’associent à ce genre d’idéologies. Une grande partie de mon travail consiste à étudier qui sont ces personnes. Dans mon cas, je pense que c’est important de ne pas juste en parler mais aussi de parler avec ces gens. Mais je le fais en tant que chercheuse, ce qui est très différent de la situation d’un·e journaliste, par exemple.

Je pense que dans certaines circonstances, il y a du sens à débattre avec une personne d’extrême droite. Par contre, ma recherche se concentre sur le rôle des médias : doivent-ils donner une plateforme à ces voix ? Ce qu’on voit en Wallonie, c’est qu’il y a un cordon sanitaire très strict, un pacte pour ne pas donner une plateforme à ces idées. Ça ne veut pas dire que ces idées sont réduites au silence, qu’elles ne sont pas écoutées ou qu’on n’en parle pas. Ça veut juste dire qu’on ne leur donne pas de plateforme. Ma recherche démontre que cette stratégie est efficace. Les figures d’extrême droite utilisent le débat comme une scène pour propager leurs paroles et leur idéologie ; ils ne débattent pas autour d’un contenu, ils ne veulent pas débattre, ils veulent répandre leurs idées.

L’attention des médias peut légitimer un parti : contrairement aux réseaux sociaux, les médias traditionnels peuvent lever la stigmatisation comme « partis extrémistes » qui colle souvent aux groupes populistes de droite. C’est surtout aux premiers stades de la vie d’un parti que les médias peuvent constituer un atout important pour lui. En Flandre, des émissions invitent parfois des figures d’extrême droite avec l’idée qu’on « les laisse juste s’exprimer », mais certain·es regrettent après coup. Sauf que c’est trop tard.

C’est parfaitement démocratique de ne pas inviter une personne d’extrême droite sur un plateau, en tant qu’égale à d’autres. La question de la liberté d’expression est une lourde incompréhension. La liberté d’expression, ça veut dire que vous avez le droit de vous exprimer, pas que vous avez le droit d’être entendu·e, d’avoir un podium pour exprimer vos idées. On doit réfléchir de quelle tolérance les médias devraient faire preuve à l’égard de partis intolérants ? Les menaces qui pèsent sur la démocratie proviennent souvent de l’intérieur même de celle-ci. Une fois qu’on accepte de faire affaire avec des idées d’extrême droite, celles-ci vont questionner le principe même de démocratie. Les médias jouent un rôle énorme pour protéger la démocratie de ça.

Judith* (40 ans), militante féministe

Débattre avec l’extrême-droite a du sens pour elle uniquement. Pas pour les démocrates. On entend souvent qu’il ne faut pas laisser certains sujets de société à l’extrême-droite et que c’est pour cette raison qu’il faut croiser le fer avec elle, en radio ou en télévision. Je suis en désaccord avec cette idée. Il faut bien entendu aborder tous les sujets de société, il faut parler de l’extrême-droite, de ses idées. Mais pas avec. L’exposition de ses thèses dans des médias grand publics sert surtout à les légitimer, à ouvrir davantage la fenêtre d’Overton, à élargir aux extrêmes ce qu’une société trouve convenable de dire à un moment donné. Maintenant, certain·es diront que l’extrême-droite est déjà omniprésente sur les réseaux sociaux, avec des moyens que ne se donnent pas les autres familles idéologiques. Les réseaux sociaux mainstream sont probablement un terrain perdu pour les démocrates. Twitter et Facebook sont devenus des cloaques où on n’entend plus que les gueulards les plus acharnés, où ce sont les idées les plus putrides qui retiennent l’attention. Mais ce n’est pas une raison pour faire céder les digues dans les médias « respectables ». Ce n’est pas parce que c’est plus sale ailleurs qu’il faut fermer les yeux sur la propreté de sa maison.

Le débat avec la pensée d’extrême droite rend celle-ci audible. Crédible. Sérieuse. Alors qu’elle n’est que farfelue. Faire croire à ces gens qu’ils sont des interlocuteurs. Ce n’est pas antidémocratique de leur refuser le tapis rouge : ils occupent déjà un espace infini partout et imposent leurs obsessions dans le débat public. On ne parle ainsi que des prétendus dangers du « wokisme » depuis quelques années. Cette invention de l’extrême-droite s’est invitée dans presque tous les courants idéologiques et a pris une place démente dans les médias. De même que « l’islamo-gauchisme », concept qui n’existe que dans la tête de ceux qui ne s’embarrassent même pas de vraisemblance pour discréditer leurs adversaires.

Dans les débats privés comme publics, les débattant·es et leurs sympathisant·es sortent renforcé·es dans leurs positions, repliés sur eux-mêmes. Qui donc a un jour été convaincu par un débatteur a priori éloigné de ses opinions ? Qui donc s’est un jour dit « Wow, je ne voyais pas les choses de cette manière, me voilà prêt à changer mon fusil d’épaule » ? Personne. Je pense sincèrement que le débat est un cirque chronophage, un exercice de pur spectacle, qui n’alimente en rien la vie des idées. Ce qu’il faut, c’est être informé·e. C’est lire le déroulé d’une pensée, sans que celle-ci soit interrompue par des répliques destinées à la court-circuiter. Les citoyen·nes ont besoin d’être informé·es, pas « opinioné·es ».

« Les gens qui disent que débattre avec l’extrême droite permet de la garder à l’œil semblent bénéficier du luxe de ne pas être dans leur collimateur. »

Je ne débat plus avec des militant·es ou sympathisant·es d’extrême droite. Trop d’énergie pour aucun résultat. Dans les rares cas où il m’arrive encore, dans un cadre privé, d’être confrontée à un sympathisant d’extrême droite, soit je me tire, soit j’adopte une attitude passive de sphinx, voire de cruche qui n’y comprend rien. Le mec croit qu’il a fait un score, il est content, et il part se chercher une autre victime. Bien entendu, si les propos tenus sont offensants pour une personne qui peut les entendre, dans la mesure du possible, je réagis. Mais sinon, s’il y a que moi, je m’échappe, physiquement ou dans ma tête. Je ne veux plus faire cadeau de mon attention, de mes connaissances et de mon honnêteté à ces gens. L’historien Pierre Vidal-Naquel a dit un jour, à propos des conspirationnistes (et on peut extrapoler à la plupart des militant·es d’extrême-droite) : « Un dialogue entre deux hommes, fussent-ils adversaires, suppose un terrain commun, un commun respect, en l’occurrence, de la vérité. Mais avec les “révisionnistes”, ce terrain n’existe pas. Imagine-t-on un astrophysicien qui dialoguerait avec un “chercheur” qui affirmerait que la lune est faite de fromage de Roquefort ? »

On peut parfaitement garder l’extrême droite à l’œil en s’abreuvant des discours de haine en flux continu qui ruissellent sur les réseaux sociaux. Depuis que je suis identifiée par certains comme militante féministe, l’extrême droite est dans ma vie, à chaque instant. Je la connais par coeur. Elle me harcèle. J’en connais tous les padawans, toutes les recrues, tous les courants. Les minorités et les personnes minorisées sont des canaris dans la mine : nous voyons arriver les coups de grisou. Les gens qui disent que débattre avec l’extrême droite permet de la garder à l’œil semblent bénéficier du luxe de ne pas être dans leur collimateur. Donnons la parole aux minorités et aux minorisé·es : ce sont tou·tes, par la force des choses et au péril de leur santé, les plus grand·es spécialistes de l’extrême droite.

Je remarque que les médias grand public se sont laissés dicter leur ligne éditoriale par une poignée de trolls. Probablement inconsciemment, même si on ne peut pas nier qu’il règne dans les rédactions un petit cynisme commercial (qu’on peut traduire par « pute à clics ») qui comprend l’intérêt qu’il y a à poser les termes des débats selon les logiques d’extrême droite. Les médias plus engagés, eux, marchent aussi au pas en réagissant systématiquement aux thèmes imposés par l’extrême droite. Comme des ados qui croient être très émancipés de leurs parents parce qu’ils désobéissent aux ordres : ils ne font quand même qu’agir en fonction de ceux-ci. Comme le dit l’autrice Amandine Gay, nous avons besoin de « Plus de création, moins de réaction. »

Nicolas Galita (32 ans), militant antiraciste

Débattre avec des personnes d’extrême droite en privé peut être crucial. Attention, il ne faut pas y mettre trop d’énergie. La règle est simple : moins tu connais la personne d’extrême droite, moins tu dois mettre d’énergie dans le débat avec elle. Il est peu probable que débattre avec une personne inconnue la fasse changer d’avis. Pourquoi ? Parce qu’on ne tombe pas dans l’extrême droite pour des raisons rationnelles : il s’agit avant tout d’une quête émotionnelle d’identité, d’appartenance. Donc, si tu débats avec une personne que tu ne connais pas, elle va simplement te classer dans le eux. Versus le nous. En revanche, si tu es vraiment proche de cette personne, débattre devient selon moi un devoir. Tu ne peux donc pas fuir ta responsabilité : si tout le monde s’attachait à déradicaliser ses proches d’extrême-droite, on n’en serait pas là aujourd’hui.

En revanche, tout ce que je viens de dire s’annule quand on passe en public. Si tu n’es pas porte-parole d’un parti politique, tu dois refuser de débattre publiquement avec l’extrême droite. En tout cas, si tu en as les moyens. Il ne faut pas donner de tribune à ces idées. Croire que tu vas réussir à convaincre est un suicide. C’est ignorer un concept phare du marketing : l’exposition à une idée suffit à convertir des personnes. Par conséquent, tu laisses encore une opportunité à ces idées d’atteindre de nouvelles personnes. Sans compter que débattre en public envoie implicitement le message que ce qui est dit se questionne. Que les deux réponses sont envisageables. On ne fait par exemple pas de débat pour savoir si la Terre est ronde. Le simple fait de mettre un sujet au débat installe l’idée que ça se débat. Il y a encore un an, le concept du grand remplacement ne se débattait pas, c’était une idée identifiée pour ce qu’elle est : une dangereuse thèse fasciste. Aujourd’hui, en France, après une campagne à en débattre, non seulement l’idée s’est installée mais on continue encore à en parler. Ce genre de concept c’est comme de la pâte dentifrice : si tu le fais sortir une fois, tu ne peux pas le faire rentrer aisément dans le tube. Personne n’est tenu de débattre. Il y a une sacralisation du débat qui est nocive.

« Tant que les médias seront financés par de la publicité, il y en aura toujours une partie qui cédera à la tentation de donner un micro à l’extrême droite pour créer de la viralité. »

Ce que les anglo-saxons appellent le « deplatforming » consiste à retirer l’accès aux audiences. C’est ce que Twitter a fait avec Donald Trump. Et, contrairement à ce qu’on entend trop souvent : ça ne fait pas monter l’extrême droite parce qu’elle se sent persécutée. Depuis que Trump n’est plus sur la plateforme, évidemment qu’il a moins d’influence. Depuis que Dieudonné est banni des médias, il a moins d’influence. D’ailleurs, les gens qui disent que « censurer » l’extrême droite revient à lui rendre service, pourquoi ne proposent-ils pas de faire censurer le parti politique qu’ils soutiennent ?

Il est vrai que le bannissement ne va pas convaincre les personnes bannies. Il est vrai également que ça peut encore plus leur donner d’énergie pour se battre MAIS ça coupe leur canal de recrutement de nouveaux membres. C’est ça qu’il faut avoir en tête : la meilleure lutte contre l’extrême droite est d’empêcher qu’elle recrute de nouvelles personnes.

Le problème c’est que leur donner une tribune est très tentant : soit parce que c’est la ligne du média (Cnews, C8, etc.), soit parce que ça génère de l’audience et donc des revenus publicitaires. Peut-on en vouloir aux médias ? En tout cas, il y a une partie des reproches que je trouve hypocrites dans la mesure où nous, le public, ne sommes pas prêts à payer pour de l’information de qualité. Tant que les médias seront financés par de la publicité, il y en aura toujours une partie qui cédera à la tentation de donner un micro à l’extrême droite pour créer de la viralité.

L’autre stratégie consiste à réintroduire un coût social aux idées d’extrême droite. Plus on peut afficher ce genre d’idées de manière décomplexée et plus ces idées se décuplent. Il faut réintroduire la notion de honte. D’ailleurs, Marine Le Pen a compris que c’était son principal obstacle : maintenant qu’elle a accès aux médias et que ce n’est plus une question, elle mise tout sur la dédiabolisation, c’est-à-dire l’inverse de la honte. Tâche à nous de ne pas la laisser faire.

Julien Dohet (47 ans), historien spécialiste de l’idéologie d’extrême droite, membre du Front antifasciste de Liège et secrétaire politique du SETCa-FGTB de Liège

Ça fait une vingtaine d’années que j’analyse des textes issus de l’extrême droite pour une chronique que j’écris dans une revue qui s’appelle Aide-mémoire. Le projet de cette chronique est de décoder un livre d’extrême droite pour que les gens se rendent compte de ce qui est dit. Depuis environ trois ans, je fais aussi partie du Front antifasciste sur Liège, au sein duquel je participe à des actions de lutte militante. Analyser des livres d’extrême droite c’est aussi un acte militant, mais avec le Front antifasciste on est dans une action plus directe – on tente d’empêcher l’extrême droite de renaître, de se structurer, notamment quand il y a des réunions publiques.

Il n’y a aucun sens à débattre et dialoguer avec des personnalités d’extrême droite dans le cadre d’un débat public. La position que je tiens – et qu’on tient au niveau du Front antifasciste de Liège – c’est qu’on débat de l’extrême droite mais pas avec l’extrême droite. On peut débattre de l’extrême droite en ayant des avis divergents sur des points d’analyses, des propos… Il faut débattre de ça, de son histoire, mais il faut en parler avec des gens qui ne sont pas d’extrême droite, pour une raison principale : débattre avec l’extrême droite c’est les intégrer dans le champ politique, on les accepte. Or, le postulat de départ c’est que l’extrême droite n’est pas une tendance politique comme les autres et les partis d’extrême droite ne sont pas des partis comme les autres. On doit les exclure très clairement et les tenir en dehors du champ politique. Participer à un débat avec ces gens, c’est les banaliser, les légitimer, reconnaître qu’ils seraient comme les autres.

« Je plaide clairement pour la mobilisation antifasciste et pour empêcher la structuration de l’extrême droite. »

Dans le cadre privé, c’est autre chose. Si je suis à table et que quelqu’un commence à tenir des propos d’extrême droite, là ça dépend des situations. Face à un·e militant·e d’extrême droite seul·e, il faut stopper, ça sert à rien. Mais s’il y a des personnes autour qui entendent tes arguments, ça peut potentiellement avoir une utilité de débattre, position contre position. Et si c’est quelqu’un qui te sort deux, trois phrases d’extrême droite, ça peut éventuellement être intéressant d’essayer de démonter et de quand même amorcer un dialogue, si la personne est ouverte à la déconstruction. Le problème avec le débat public, c’est qu’il y a une organisation, tout un cadre qui légitime une personne. Il y a une publicité autour de ça, un dispositif qui te met sur le même plan. C’est quand même un cadre différent que dans un café, par exemple.

On n’arrivera pas à anéantir les pensées d’extrême droite. Il faut partir du principe qu’il y aura toujours des gens qui seront en adéquation avec l’idéologie d’extrême droite, qui pensent que le monde est organisé selon la loi du plus fort, la hiérarchie, sur le respect des règles dites « naturelles »… On doit accepter que des gens portent ces pensées et les font circuler. Mais si tu ne peux pas détruire des idées, tu peux toujours les circonscrire et continuer à maintenir qu’elles ne sont pas légitimes et qu’elles se situent en dehors d’un champ politique global de la vie en société. C’est un travail de décodage qui doit être fait. Ça c’est sur le plan des idées. Au niveau des actes envers les militant·es et des structures d’extrême droite, c’est encore autre chose. Je plaide clairement pour la mobilisation antifasciste et pour empêcher la structuration de l’extrême droite. S’il y a un local, il faut le fermer ; s’il y a une réunion publique organisée, il faut tout faire pour empêcher sa tenue. Il faut isoler les militant·es d’extrême droite en les démarquant systématiquement et en ne leur permettant pas de venir s’exprimer, au besoin physiquement.

Leyla Cabaux (24 ans), graphiste et militante queer & féministe intersectionnelle

Je crois qu’il y a une distinction à faire entre le débat public et le débat privé. Dans un cadre public, faire un débat avec l’extrême droite leur offre une tribune pour étendre leur idéologie. Il ne faut en aucun cas donner une parole publique à l’extrême droite. Dans un cadre privé, mon avis n’est pas arrêté. D’un côté, le débat dans un contexte type « tonton-raciste-fasciste-au-repas-de-famille» ne me semble pas présenter d’intérêt pour entamer un dialogue mais plutôt pour confronter notre pensée à une pensée d’extrême droite et de lui faire fermer sa gueule. Encore faut-il avoir les armes politiques pour se confronter à ce genre de personne. D’un autre côté, débattre avec l’extrême droite a un coût mental et émotionnel non négligeable, qui plus est si on est une personne concernée. Par exemple, le temps, l’espace et l’énergie mentale occupés à argumenter son droit d’existence en tant que personne racisée auprès d’une personne qui n’est même pas capable de vous considérer comme égal·e est bien trop élevée. Dans ce cas, le refus de débattre est une option légitime et l’injonction au débat peut être réfutée.

Je trouve que ça a plus de sens d’écouter ou de lire des arguments d’extrême droite qui se font démonter et débunker par d’autres personnes qui ont le temps et les compétences pour le faire. D’abord, ça permet de se rendre compte qu’il existe un microcosme de gauche/d’extrême-gauche dans lequel nous nous trouvons et qu’il y a bien une montée de l’extrême droite en Europe. Ensuite, ça permet d’identifier les partisans·es de l’extrême droite, de reconnaître leur idéologie dans ses formes les plus insidieuses et aussi les arguments utilisés pour la diffuser et de se blinder face à ça.

Le rôle des médias doit être de ne pas dé-diaboliser l’extrême droite et de servir de barrage à l’accès de l’extrême droite à la parole publique, surtout aux heures de grande écoute, pour éviter qu’ils imposent leurs thèmes racistes, xénophobes, nationalistes, etc. C’est pour ça que le cordon sanitaire médiatique belge a du sens.

Le débat avec l’extrême droite a ses risques et ses conséquences. Une d’elles qui m’inquiète le plus est qu’elle parvient à convaincre des personnes qui ne sont pas forcément armées pour se rendre compte de la dangerosité que constituent leurs propos. Je ne pense pas non plus que débattre et dialoguer avec l’extrême droite doit être permis dans une démocratie, puisque cette idéologie veut s’attaquer au principe même de la démocratie. Ce type d’argument est dans le même ordre d’idée qu’« il faudrait tolérer l’intolérance ». Non, on ne tolère pas l’intolérance, on ne dialogue pas avec l’extrême droite et on ne leur offre pas de temps de parole publique.

*Nom d’emprunt

VICE Belgique est sur Instagram et Facebook.
VICE France est sur TikTok, Twitter, Insta, Facebook et Flipboard