Sexe

Pourquoi je me suis mis à dénigrer mes propres déviances sexuelles

ilustratie tip in dormitor

Je suis masochiste depuis aussi longtemps que je me souvienne. Dès l’âge de six ans, alors que je regardais un film sur la chaîne CBBC qui mettait en scène un personnage féerique et studieux qui se faisait embêter par des garçons plus vieux, je sentais chez moi une excitation similaire aux premiers signes du désir.

Plus tard, mon éveil sexuel est arrivé au moment précis où j’ai commencé à être victime de harcèlement parce que j’étais gay. J’étais harcelé, comme la plupart des gens, par les garçons populaires – les plus beaux, les plus arrogants et les plus vantards. Les premières personnes que je désirais étaient les mêmes qui me traitaient avec mépris ou violence : il ne semble pas exagéré de suggérer que la violence et le désir ne faisaient qu’un. J’ai été masochiste toute ma vie. Mais maintenant, pour la première fois, c’est fini.

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L’année dernière, je voyais un homme qui s’appelait Thomas. Presque immédiatement, il a pris l’habitude de me donner des ordres et j’ai pris l’habitude de lui obéir, de m’excuser et de demander sa permission. Cela se faisait de façon très grivoise et légère, jusqu’à un soir où je suis sorti tard du travail et qu’il m’a invité à son appartement. Quand je suis arrivé, il a fait une salade grecque et je l’ai pris dans mes bras par-derrière, en lui embrassant le cou pendant qu’il hachait les concombres. Après ça, il s’est assis sur le canapé, je me suis allongé et j’ai posé ma tête sur ses genoux. Je l’ai regardé et lui ai dit combien j’avais apprécié tout ce qu’il m’avait fait la dernière fois qu’on s’était vus. Il m’a alors souri d’un air narquois et, sans rien dire, m’a violemment giflé l’oreille. J’ai eu mal, très mal, et mon oreille a commencé à siffler, mais lui dire quoi que ce soit aurait été perçu comme une rupture de contrat, alors je n’ai rien dit. Après tout, je lui avais déjà dit qu’il pouvait tout faire. Quelques instants plus tard, il m’a frappé de nouveau au même endroit et mon oreille a sifflé encore plus fort. Malgré les vagues de douleur, j’ai essayé de sourire alors qu’il passait ses mains dans mes cheveux et tirait sur une poignée de cheveux gris.

« En s’adonnant au sexe brutal, il était possible que les hommes gays et les femmes hétéros en profitaient pour fétichiser leur propre oppression, que ce soit l’homophobie ou la misogynie »

« Tu as tellement de cheveux gris, m’a-t-il dit. Tu es vieux. » Toujours avec un sourire figé, j’ai commencé à me sentir humilié d’une façon qui n’était pas agréable et qui ne me procurait pas de plaisir. J’étais furieux. Je voulais lui montrer que ma soumission avait toujours été conditionnelle et qu’elle pouvait disparaître à tout moment. Putain, à qui il croyait parler ? Je me suis levé, j’ai mis mes chaussures sans me donner la peine de les glisser correctement, et j’ai clopiné vers la porte.

Arrivé à la porte, il m’a dit « attends » et quand je me suis retourné, il tenait mon sac. Il avait l’air confus, peut-être même légèrement blessé. Je le lui ai arraché des mains. « Où est-ce que tu vas », m’a-t-il demandé. J’ai répondu que je n’étais pas fan de ce genre de trucs, j’ai claqué la porte et je suis parti.

Le roman de Sally Rooney, Normal People, raconte une scène similaire : Marianne, l’un des personnages principaux, est attachée dans l’appartement d’un homme avec qui elle entretient une relation sadomasochiste. Lorsqu’elle ressent une soudaine impression de dégoût, tant pour la situation que pour lui, elle exige qu’il la détache et sort en trombe de son appartement. En partant, elle se demande : « Le monde est-il si mauvais que l’amour ne puisse être distingué des formes les plus basses et les plus abusives de violence ? » J’avais lu le roman seulement deux semaines auparavant et j’avais du mal à croire que je n’étais pas, dans un sens, en train de reproduire la même chose. La scène marque un tournant dans l’arc du personnage de Marianne, indiquant un rejet de l’humiliation de soi. Ce soir-là, alors que j’écoutais Cardi B dans le bus jusque chez moi, je me suis dit que j’avais fait un acte de renoncement tout aussi puissant, et que je ne reverrais jamais Thomas ou que je ne me laisserais plus jamais traiter de cette façon. Ce fut de courte durée : le lendemain, je lui ai envoyé un texto pour m’excuser de mon comportement et lui ai demandé s’il voulait aller au cinéma.

Thomas a un avis différent sur cet incident et insiste sur le fait que je lui ai demandé de me frapper. Ce n’est pas ce dont je me souviens, mais je ne l’exclus pas : j’étais saoul, il était sobre, et cela me ressemble assez bien. Je ne suis pas sûr que cela importe, car mon intention n’est pas de le dépeindre comme un agresseur. Que je le lui aie demandé ou pas, il m’a frappé parce que je lui avais dit que c’était le genre de choses que j’aimais. La dernière fois que nous nous sommes vus, j’y avais clairement consenti, alors comment pouvait-il réaliser le moment où ce consentement expirerait ? Ça doit être déconcertant quand quelqu’un vous dit que vous pouvez lui faire n’importe quoi et qu’il s’en va dès que vous exercez le pouvoir qu’il vous a donné.

Je connais un certain nombre d’hommes et de femmes gays qui couchent avec des hommes qui ont vécu des expériences similaires. Afin d’examiner comment la dynamique du sexe violent peut différer dans un contexte hétérosexuel, ainsi que les choses qui n’y changent pas, j’ai parlé avec Sarah, une universitaire féministe basée à Glasgow qui a critiqué haut et fort la normalisation du sexe violent.

J’ai suggéré à Sarah qu’en s’adonnant au sexe brutal, il était possible que les hommes gays et les femmes hétéros en profitaient pour fétichiser leur propre oppression, que ce soit l’homophobie ou la misogynie. « Je suis d’accord, dit-elle. Je pense que le facteur clé est la fétichisation de la domination masculine. Mais dans le sexe violent hétérosexuel (où les hommes sont des dominateurs), ce n’est pas du tout subversif. En dégradant les femmes, les hommes ne font que jouer une version hyperréaliste de la place qu’ils occupent réellement. »

Je demande à Sarah ce qu’elle pense du fait que tant de gens consentent activement à des rapports sexuels violents et y prennent du plaisir. « C’est difficile de porter des jugements catégoriques là-dessus, et je ne veux pas faire honte à qui que ce soit pour avoir intériorisé une oppression. Nous devons nous méfier de la négativité sexuelle moraliste : le problème n’est pas que c’est mauvais parce que c’est de mauvais goût, mais que c’est mauvais parce que c’est dangereux. Il peut y avoir des tonnes de facteurs qui influencent les raisons pour lesquelles les gens donnent leur consentement. Ce n’est pas toujours une décision autonome. Cela peut être dû à une contrainte au niveau sociétal. » Je pense que c’est vrai. Il va de soi que la plupart des discours sur les préjudices en matière de relations sexuelles sont axés sur le consentement, ce qui est compréhensible. C’est nécessaire mais insuffisant : après tout, il est possible de consentir avec enthousiasme à quelque chose qui vous fait du mal.

« Quand on crée une dynamique de violence et de soumission, il est difficile de l’isoler dans la chambre à coucher. Elle finit fatalement par déteindre sur le reste »

Quelle est la nature du préjudice que les rapports sexuels violents pourraient causer ? « Cela peut perpétuer les cycles de violence et fausser votre perspective sur ce qui est acceptable de la part d’un partenaire, dit Sarah. Cela peut vous amener à vous demander : “Si je les laisse me faire ça au lit, c’est hypocrite de ma part d’être en colère contre eux s’ils le font ailleurs.” Si le sexe n’existait que dans le cas à part d’un monde utopique, ce serait très bien, mais ce n’est pas le cas et ça ne le sera jamais. Au moment où une femme est dégradée sexuellement ou est traitée comme un objet, ce souvenir est toujours présent. »

Bien que je sois un homme et que les relations de pouvoir soient différentes, cela fait écho à mes propres expériences. Quand on crée une dynamique de violence et de soumission, il est difficile de l’isoler dans la chambre à coucher. Elle finit fatalement par déteindre sur le reste. Quelqu’un vous ordonnant de le sucer peut être amusant. Ce qui est moins amusant, c’est quand cette personne vous dit d’aller au magasin pour acheter des cigarettes parce qu’il pleut et qu’elle n’a pas envie d’aller dehors.

Quand Thomas a commencé une relation avec quelqu’un d’autre, nous avons pris la terrible et inexplicable décision de continuer à nous voir en tant qu’amis. Un soir dans un pub, il a prétendu que l’école privée qu’il avait fréquentée avait « une éthique anticonservatrice », et j’ai commencé à fulminer sur le fait que c’était stupide, en parlant assez fort pour que les gens autour de nous puissent m’entendre. Pendant tout ce temps, alors que j’agitais les bras et m’époumonais à propos des privilèges innés, me sentant au top de ma forme, j’avais l’impression de ne faire cela que pour obtenir une réaction. Je le provoquais et il l’avait compris. Je voulais qu’il m’attrape par la gorge et me dise de la fermer. S’il l’avait fait, je me serais tu. J’aurais dit pardon. J’aurais admis que, oui, son école privée semblait en fait assez radicale. À un moment donné, il m’a demandé de changer de sujet et j’ai dit : « Qu’est-ce que tu vas faire ? » Il a levé la main avant de la laisser retomber et a répondu « rien ». Il existe cette ancienne blague qui dit : « Frappe-moi, dit le masochiste. Non, répond le sadique. »

« La gestion du pouvoir dans le sexe est rarement linéaire. Vous pouvez être soumis tout en restant autoritaire : les phrases commençant par “fais-moi…” restent des instructions »

Finalement, il m’a livré le rejet définitif que je pensais avoir voulu et je me suis retrouvé seul à boire, me demandant ce qui n’allait pas chez moi. Me suis-je rendu impossible à respecter en étant trop soumis ? Pensait-il que j’étais blessé ? Il m’est venu à l’esprit que gifler et insulter quelqu’un dès la première fois que l’on couche avec celle-ci peut rendre difficile le développement de sentiments d’affection. J’avais l’impression qu’il voulait me dominer, mais qu’il me traitait avec dédain parce que je lui avais autorisé à le faire : peut-être parce que ça m’avait trop plu ?

Au cours des mois qui ont suivi, le masochisme sexuel s’est transformé en une sorte de masochisme émotionnel. J’étais attiré par la froideur ; des hommes qui me laissaient en « vu » pendant des jours, des hommes qui me faisaient m’excuser pour moi-même. Il y a eu ce type qui, quand je m’étais gentiment moqué de lui, m’avait dit qu’il « n’aimait pas être mis au défi intellectuellement ». Il y a eu cet homme qui m’avait dit qu’il m’avait probablement refilé la gonorrhée, avant de m’ignorer pendant une semaine puis de reprendre contact avec un message enthousiaste à propos du nouvel homme qu’il avait rencontré et une invitation à rejoindre son club de lecture (j’ai décliné). Je n’étais pas attiré par ces hommes à cause de l’horrible façon dont ils me traitaient, mais parce que leur attitude hautaine, plutôt que d’être un défaut, était complètement ce qui faisait leur charme. La gentillesse ou l’enthousiasme, en revanche, je considérais que je « la mendiais ». Rien n’était moins érotique que d’être traité avec la plus élémentaire courtoisie humaine.

J’avais déjà connu une relation violente plus tôt, avant cette période, et il va sans dire que ce n’était pas sexy ou amusant. Malgré tous les drames, la violence et les menaces, c’était ennuyeux. La dernière chose que je voulais, c’était de reproduire cette expérience, mais je me suis quand même retrouvé en train d’idéaliser des dynamiques de pouvoir malsaines, en général en écoutant Lana del Rey. Je ne pouvais pas m’empêcher d’ignorer les signaux d’alarme. Vu mon passé, c’était de la folie. J’aurais foncé tête la première dans une relation violente avec n’importe lequel des hommes avec qui je suis sorti l’année dernière. La seule chose qui m’a sauvé, c’est qu’aucun d’entre eux n’était partant.

En plus de sentir que le sexe violent me faisait du mal, j’avais peur de faire du mal aux autres. La gestion du pouvoir dans le sexe est rarement linéaire. Vous pouvez être soumis tout en restant autoritaire : les phrases commençant par « fais-moi… » restent des instructions. Dans Normal People, Marianne dit : « Tu n’es pas vraiment quelqu’un de soumis si tu ne te soumets qu’à ce que tu veux faire. » Selon cette façon de voir les choses, je ne suis donc pas vraiment quelqu’un de soumis. Le sexe que j’aime se résume souvent à : « Force-moi à faire les choses que je trouve déjà les plus gratifiantes. » Il n’y a rien de mal à cela, mais il est important de reconnaître que les soumis peuvent être, à leur façon, tout aussi dominateurs. Léopold Sacher-Masoch (l’auteur de La Vénus à la fourrure et d’où le masochisme tire son nom) faisait pression sur sa femme pour qu’elle couche avec d’autres hommes afin qu’il puisse vivre l’agréable humiliation d’être cocu. Qui est vraiment dégradé dans ce cas-là ?

Dans le cas de deux hommes gays, si la dynamique sexuelle se base sur « je suis faible et tu es fort », souvent exprimé comme « je suis féminin et tu es masculin », alors les deux partenaires jouent avec les mêmes insécurités (ils s’y prennent juste depuis des angles différents). Je craignais qu’en validant la masculinité de quelqu’un qui me dominait, j’alimente leur homophobie intériorisée. Il semble plausible de suggérer que le fait de faire en sorte que quelqu’un se sente, temporairement, comme un « vrai homme » puisse perpétuer l’anxiété liée au fait qu’il ne le soit pas.

Pour toutes ces raisons, j’ai pris la décision d’arrêter d’avoir ce genre de relation sexuelle, ne serait-ce que pour un certain temps. Cela a nui à mes relations, m’a fait me sentir encore plus mal dans ma peau et, au bout du compte, a peut-être aussi causé du tort à d’autres personnes. Je veux transcender l’idée que la compatibilité sexuelle est la chose la plus importante. Un ami m’assure que « le désir est étonnamment malléable » et, si j’étais sceptique au début, je commence à saisir comment cela pourrait être vrai. Depuis, je suis sorti avec deux hommes qui n’étaient pas du tout dominateurs ou violents. Ce fut une agréable surprise de découvrir que le sexe peut encore être excitant sans être dégradant, bien qu’il ait parfois fallu des efforts pour ne pas trouver ça ennuyeux.

À la fin de Normal People, plutôt que de rejeter ses instincts par rapport au masochisme, Marianne trouve un contexte plus sain dans lequel les exprimer. Son petit ami la domine avec amour et respect, comprenant « qu’il n’était pas nécessaire de lui faire du mal : il pouvait la laisser se soumettre volontairement, sans violence ». Peut-être qu’une telle façon de faire est la meilleure chose que je puisse être en mesure espérer.

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