Quand Thomas Gomminginger arrive au VfB Stuttgart en 1985, il débarque dans l’une des plus grosses écuries allemandes du moment. Stuttgart est tout simplement champion en titre, autant dire que ce transfert a tout d’un rêve pour le jeune joueur, âgé de tout juste 19 ans. L’un de ses coéquipiers d’alors n’est autre que le futur champion du monde et actuel sélectionneur des Etats-Unis, Jürgen Klinsmann. Avant de signer à Stuttgart, Gomminginger n’a joué qu’en semi-pro dans une équipe de la banlieue de Leimen, sa ville de naissance, 26 000 habitants au compteur. Une fois arrivé dans ce nouveau club, dans cette grande ville, Gomminginger s’est senti complètement paumé, et le VfB ne l’a que très peu aidé. Il a dû trouver un logement tout seul.
« Je connaissais un ancien joueur sur le départ, j’ai donc pris son appartement, qu’il avait laissé entièrement meublé », se souvient Gomminginger. Débrouille, galère et parfois combines, voilà à quoi ressemblait la vie des joueurs pros fraîchement transférés. Cela a duré des années : même dans les clubs les plus prestigieux, rien n’était fait pour aider le joueur à s’intégrer dans une nouvelle ville, parfois un nouveau pays, et toujours une nouvelle vie. La discussion se bornait à un « signe-là, on se voit lundi ».
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« C’est la chose la plus étrange à vivre dans une carrière », assurait l’ancien Marseillais Boudewijn Zenden à Simon Kuper et Stefan Szymanski dans leur bouquin Soccernomics. « Les clubs peuvent acheter un joueur 20 millions d’euros, mais ne feront rien pour qu’il se sente bien chez lui et dans ses baskets », souligne l’international néerlandais, qui a bourlingué de Barcelone à Liverpool en passant par Chelsea. Kuper et Szymanski ont identifié ce manque d’investissement des clubs dans l’installation de leurs joueurs comme étant « l’une des plus grandes causes d’échecs et donc de pertes sur le marché des transferts. »
Pas besoin d’avoir fait l’ENA pour penser que les performances professionnelles d’un individu dépendent en partie de son bien-être dans sa vie privée. D’ailleurs, depuis des décennies déjà, la plupart des entreprises a intégré ce paramètre dans son mode de fonctionnement. Le monde du foot, lui, en est encore loin.
Aujourd’hui pourtant, les meilleurs clubs européens semblent avoir pris conscience de leur retard en la matière, même si le degré d’investissement du club dans la vie hors-terrain du joueur varie largement d’un endroit à l’autre. Dans une bonne partie des clubs anglais, un salarié appelé « officier de liaison » est dédié à cette tâche. En Allemagne, cet homme de l’ombre, c’est le manager (ce qui ne veut pas dire que Tuchel et Ancelotti passent leur vie à trouver des apparts à leurs joueurs, car ils sont entraîneurs principaux. Outre-Rhin, le manager est un homme de coulisses, qui oeuvre à faciliter le travail purement sportif.)
Aujourd’hui, Gomminginger est devenu manager des U23 à Hoffenheim. Il s’occupe donc d’organiser les sorties, les voyages, les réservations d’hôtel, et l’enregistrement des nouveaux joueurs auprès de la Fédération allemande de football pour qu’il puisse jouer aussi vite et bien que possible.
« Après cela, nous nous attardons également sur la vie personnelle des joueurs : ramener leur famille, trouver des places dans les garderies et les écoles, bref, tout ce qui fait qu’un joueur est bien dans sa vie d’être humain avant tout. » Ceci implique évidemment d’assurer au quotidien les choses les plus basiques, ouvrir un compte en banque, trouver un abonnement téléphonique, un appartement, une voiture. Pour les joueurs étrangers, il faut en plus parvenir à amortir le potentiel choc culturel. Et c’est bien là que les choses se compliquent.
Tout d’abord, il faut parvenir à enjamber la fameuse « barrière de la langue ». Bien qu’Hoffenheim soit une équipe de Bundesliga, la ville, elle, n’a rien à voir avec les autres évoluant dans le championnat allemand. Et pour cause, Hoffenheim compte 3 000 habitants, deux fois moins que Guingamp. La plupart des joueurs ne vivent d’ailleurs même pas dans le bourg, mais à Heidelberg, la grande ville du coin, où il est plus facile de se débrouiller quand on parle anglais. Malgré tout, il faut apprendre à parler allemand si l’on veut bien s’intégrer à la vie sportive et sociale locale. Même si les entraîneurs sont bilingues, ils font leurs causeries en allemand, et les joueurs parlent en allemand sur le terrain. Le club propose aux joueurs qui viennent d’arriver les services d’interprètes, formés pour les besoins de la vie de tous les jours, mais aussi et surtout spécialistes du langage technique du foot.
« Certains joueurs apprennent très vite et font de gros efforts », explique le manager d’Hoffenheim Timmo Hardung, impressionné par certains qui « au bout de deux ou trois mois, sont déjà à un très bon niveau d’allemand, qu’ils parlent et comprennent couramment. » D’autres joueurs, en revanche, prennent plus de temps, quand d’autres, eux, n’apprennent jamais vraiment la langue du pays dans lequel ils jouent, ce qui complique les choses au travail, mais aussi en dehors.
Au-delà de la barrière de la langue, un autre danger menace les joueurs fraîchement arrivés : le choc culturel. Pour certains joueurs venus d’Europe ou des Etats-Unis, le choc est plutôt faible. Mais pour des joueurs venus d’autres continents, il peut-être beaucoup plus violent, et avoir des répercussions sérieuses sur leurs carrières et sur leurs vies.
Prenons l’exemple du sommeil. Hardung a remarqué que les joueurs venus d’Asie ont un rythme de sommeil bien particulier : ils font très souvent la sieste. « Ils profitent de la moindre opportunité pour dormir : dans le bus, entre les entraînements », souligne le coach. Ces micro-siestes ne sont pas néfastes en elles-mêmes, mais elles les empêchent de tisser des liens avec le reste de l’équipe. De plus, si pour une raison ou pour une autre, ils n’ont pas le temps de faire leur sieste habituelle, ils sont très vite fatigués.
On peut aussi parler du rapport au temps, très différent selon les uns et les autres. Les Allemands se conforment aux clichés qui leur collent à la peau en étant très ponctuels. Du coup, le moindre retard, même en prévenant par téléphone, est assez mal vu de ce côté-ci du Rhin.
A Hoffenheim, Cesar Thier, un ancien joueur brésilien arrivé en Allemagne en 1993, a été chargé de l’accueil des joueurs sud-américains au sens de la ponctualité plus « flexe » que celui des Allemands. Il est connu dans le club pour être allé chercher physiquement les joueurs en retard pour bien leur faire comprendre que c’était important d’être à l’heure.
Le boulot de Gomminginger est un peu différent. Il voit moins de joueur étrangers dans les classes de jeunes. Mais là où Hardung et Thier doivent gérer les différences culturelles, lui doit gérer l’immaturité des gamins qui s’entraînent sous ses ordres, et qui opèrent la délicate transition entre le centre de formation et la vie de footballeur professionnel. Un rôle parfois un peu paternaliste, comme s’il était le père de nombreux enfants qu’il devait accompagner au moment où ces derniers prennent leur premier appartement et leur indépendance financière avec. Cela nécessite de les épauler administrativement, mais surtout de prendre le temps de s’asseoir autour d’une table en tête-à-tête, et de parler posément de l’avenir du gamin en question.
Gomminginger a une conscience aiguë de ces enjeux : « D’ordinaire, les jeunes joueurs sont tellement obsédés par l’idée de devenir pros qu’ils ne songent pas à un plan B. C’est pourquoi il faut parfois les contraindre à finir leur formation, à passer leur diplôme ou à songer à une possible reconversion pour avoir une sécurité si le moindre grain de sable – une blessure, un contrat non-renouvelé ou quoi que ce soit d’autre, vient gripper la machine à succès. Tout cela peut se terminer d’un coup, à 23 ou 24 ans. Bien sûr qu’on doit tout faire pour les aider à vivre leur rêve, mais on doit aussi les aider à revenir à la réalité le plus en douceur possible. » L’entraîneur est bien placé pour en parler, lui qui a vu sa carrière largement freinée par une blessure.
Indiscutablement, l’encadrement du club d’Hoffenheim est très motivé pour aider les joueurs dans les moindres petits problèmes du quotidien. Mais ils craignent justement parfois d’en faire trop, et d’empêcher les jeunes joueurs de se prendre en main. « Il ne s’agit pas de les aider sans arrêt, de les materner, ce n’est pas la vraie vie », poursuit Hardung qui estime qu’« ils doivent aussi se faire de vrais amis par eux-mêmes. »
Peut-être que cela a l’air évident à vos yeux, mais le foot anglais regorge d’histoires de gamins appelant les officiers de liaison à tout bout de champ, pour des motifs toujours plus loufoques. L’ancien joueur de Fulham Alain Goma aurait par exemple appelé son référent au club car son poisson rouge nageait dans le mauvais sens dans son bocal. Quand on entend cela, on se dit que ce n’est pas le poisson qui ne tourne pas rond.
« Il n’y a aucun doute sur le fait que les joueurs vivent dans une sorte de bulle, avait par exemple confié l’officier de liaison de Bournemouth Peter Berry à Four Four Two en 2016. Cette bulle, ce n’est pas eux qui l’ont créée, mais elle existe, qu’on le veuille ou non. Il arrive qu’ils soient incapables de faire des choses que vous ou moi faisons tous les jours sans même y réfléchir, même si la plupart sont des gars normaux, qui tentent juste de faire un travail à haute-pression. C’est un mode de vie très étrange, ils doivent souvent changer de ville, leurs familles aussi ».
Les joueurs actuels ont la réputation d’être constamment chouchoutés, mais il faut reconnaître d’un autre côté que leur mode de vie étrange ne leur facilite pas la tâche. La nouvelle politique des clubs est-elle efficace pour les aider à s’adapter à leurs différents cadres de vie ? Gomminginger en est convaincu. Pour lui, elle aurait d’ailleurs dû être mise en place il y a des années déjà.